Et je serai joyeux et triste De tant me souvenir bientôt !…

 

Souvenirs concerts réchauffés

 

Passée directement d’un flottement post-vacances et pré-rentrée à un élan de motivation pour mon mémoire, mon blog ne se rappelle pas à moi avec la même urgence. Avant de les égarer dans un coin de ma mémoire oublieuse, je voudrais tout de même déposer ici quelques-unes des impressions des deux derniers concerts entendus à Pleyel. Ne commençons pas par le commencement, j’aime à garder le meilleur pour la fin – sans savoir s’il s’agit du principe argumentatif du crescendo ou d’un goût tout ce qu’il y a de plus gustatif (la dernière bouchée d’une salade composée doit réunir un petit morceau de chaque élément ou du moins de mes préférés pour que le plat se finisse sur une bonne note).

 

Mercredi dernier, si je savais à peu près à quoi m’attendre avec Beethoven, et que Miss Red m’avait dit le plus grand bien de Dvorak, Jörg Widmann était en revanche un parfait inconnu pour moi. Con brio, ouverture de concert, ouvre effectivement le concert, mais je suis loin d’être assez mélomane pour voir en quoi il peut s’agir d’un hommage à Beethoven. Cela dépote, plein de dégringolades de percussions (façon môme du dessus qui laisse tomber un sachet de billes), et de coups d’archets – surprises et rebondissements soudainement coupés pour partir dans une toute autre direction, après avoir sauté à saute-mouton par-dessus un bout de mélodie suivie. Je trouve ça très amusant. Le compositeur dit avoir fait « une pièce sur l’émancipation des timbales », et une fois dépassé le comique de la formulation qui m’évoque à la fois un « li-bé-rez Blan-qui, li-bé-rez Blan-qui » de cours d’histoire et le sketch de Gad Elmaleh sur la chèvre qui veut al-ler gam-ba-der et plus re-ster at-ta-chée, on trouve peut-être là l’explication des percussions très présentes, qui saturent moins la partition qu’elles ne sont décalées par rapport au reste de l’orchestre dont elles ne se bornent pas à souligner les envolées bourrines.

Les envolées lyriques ne tardent pas et sont servies comme il se doit par Martin Helmchen, sorte de Jaromil blond, tout fin et élégant qui me rappelle un garçon de la fac qui faisait son mémoire sur « le vers chez Vigny ». Tête penchée sur l’épaule et lèvres qui articulent des sons à vide, les pianistes ont parfois l’air un peu autistes, mais on ne saurait leur en vouloir. Le concerto pour piano en sol mineur d’Antonin Dvorak me plaît. En l’écoutant j’ai des bouffées de Dame aux camélias, mais en lisant le programme, l’effet secondaire s’avère sans danger, puisque « le piano semble improviser ses souples arabesques, dans un style qui rappelle parfois Chopin ».

Les cinquante minutes de la symphonie héroïque de Beethoven ont en revanche été trop pour moi. Alors que je croyais avoir maîtrisé ma concentration auditive, et que je pouvais encore ignorer les quelques embardées de rêveries dans la deuxième pièce, à la troisième, les exploits de l’orchestre sont restés bien loin des élucubrations qui défilaient sous mon crâne. C’est grandiose et ça souffle, ça gonfle (la voile, la voile, pas l’auditeur), et la vague enfle et… j’ai dérivé, un bon coup d’archet m’a éjectée de la tempête ; je me retrouve sur mon siège comme dans l’œil du cyclone. Éclair de lucidité avant le tonnerre d’applaudissement.

 

Mon attention n’avait pourtant pas faibli le jeudi précédent, soutenue par un plaisir assez vif. Non pas tant pour Im Sommerwind, « idylle pour grand orchestre », d’Anton Webern : quelque curieuses que soient au début quelques transitions en blanc, l’écoute est bien agréable, mais la pièce est si discrète qu’elle ne persiste pas dans ma mémoire et tombe dans l’oreille d’une amnésique.

La saison passée, à Garnier, j’avais déjà goûté Ernest Chausson, qui s’est de nouveau présenté à mon esprit avec la douceur et la simplicité d’un chausson aux pommes lorsque je l’ai découvert sur le programme. Le Poème de l’amour et de la mer, hormis les termes, n’a rien à voir avec la sonnet de Marbeuf, il s’agit de deux poèmes de Maurice Bouchor, que je ne me serais pas précipitée pour lire s’ils n’avaient été chantés par Susan Graham. Coiffure casquée laquée de lionne (mes hypokhâmarades comprendront s’il n’ont pas séché les cours de géo), bouche vibrante, et bras charnus, la mezzo-soprano porte une robe-toge en soie, turquoise et mauve, violette, bleue ou verte, je ne sais plus, mais d’eau j’en suis sûre, car c’est sur les différentes nuances de couleur que mon imagination a fait apparaître « l’île bleue et joyeuse ». « L’île sur l’eau silencieuse/ Comme un nénuphar flottera… », comme l’île des morts d’Arnold Böcklin, qui dériverait avec la majesté du Château des Pyrénées sur une mer de nymphéas. Il y a des roses, des cieux, des lilas et de chers petits pieds, mais Chausson éloigne le raffinement de l’ornementation et empêche la délicatesse de sombrer dans la mièvrerie. Il faut le temps que s’écoule la musique pour s’installer dans le poème, pour oublier les majuscules de « la Jeunesse et l’Amour » qui transfigurent la bien-aimée lorsqu’elle apparaît au poète « comme l’âme des choses », pour s’arrêter aux ruisseaux « qui mouillerez sa robe », et pour ressentir le vertige des oiseaux qui passent « l’aile ouverte/ Sur l’abîme presque joyeux » avant que les pensées ne roulent « comme des feuilles mortes », cortège dans le sillage dévasté de l’amour mort. Comme je lisais toujours un peu d’avance dans le programme, je me suis demandée comment serait dit « l’oubli » – sans insistance, presque de manière effacée, il aurait fallu s’en douter, mais :

« […] moi, tout mon sang se glaçait,
En voyant mon aimée étrangement sourire…
Comme des fronts de mort nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l’oubli… »

« La Mort de l’amour » sans amour mort, sans aucune Ophélie noyée ; un souvenir qui a sombré et dont Chausson effleure la nostalgie à la surface des eaux.

Le mystère de Dutilleux n’a quant à lui rien d’élégiaque, il n’est pas du passé mais du présent. Le Mystère de l’instant approche « cette énigme physique et philosophique qu’est l’instant, état de temps unique, entre éternité et nullité ». Alors qu’il vaut mieux ne pas en perdre un seul dans la musique classique (celle qui semble si indéfinie et mouvante qu’on en parle au partitif, « de la musique », découpée à la minute comme le ruban l’est au mètre) sous peine de devoir courir après celui qui vient de passer pour ne pas perdre le fil, ils sont ici presque autonomes et s’apprécient… à chaque instant. Les temps successifs n’exigent jamais d’être transformés en durée pour être entendus et compris : c’est reposant pour l’attention qui, libérée de l’instant passé (quand bien même il aurait échappé) peut alors seconder la curiosité de l’instant à venir. J’adore. Aucun risque de se laisser emporter par un mouvement impétueux, la pensée n’est pas contrainte par un enchaînement imposé et revient sans cesse à ce qui la fascine d’autant plus volontiers qu’elle pourrait s’en éloigner à tout moment. Plaisir instantané.

La soirée a été magnifiquement complétée par la quatrième symphonie de Schumann que j’ai essentiellement suivie sur un violoncelliste aux cheveux hirsutes mais d’un gris très doux, aux mains amoureuses (un anneau vient le confirmer) et au visage presque impassible, parfaite toile pour projeter toutes ses imaginations sans qu’une mimique tragique (en lesquelles sa voisine de derrière était experte) ne fasse grimacer la musique – seulement illuminée de temps à autres par un sourire commun avec d’autres musiciens dans les moments où les archets s’emballent (et où j’imagine que la technique ardue devient assez jouissive).

Le lendemain matin, la discothèque de Palpatine s’est trouvée allégée d’un CD de Dutilleux.

Et l’amour et la mort ont l’amor en partage

Dimanche dernier, lors de la matinée Roland Petit à Garnier, on s’est aimé à en mourir, d’ennui. Si je me laisse entraîner à quelques propos acerbes, il ne faudra pas en déduire que c’était mauvais, mais décevant – quoique, c’est peut-être pire : avec une princesse-citron givrée, on n’est pas surpris de finir avec un petit goût d’amertume, mais Roland Petit, c’est Notre-Dame de Paris, c’est Carmen, c’est l’Arlésienne, quoi ! Ce n’était pas mauvais, mais c’était plutôt petit que Petit (d’accord, là c’était bas). L’impression d’avoir été flouée par un chorégraphe que j’aime bien, mais dont je ne connais au fond pas grand-chose ; même chose que pour la soirée Béjart à Garnier, en somme.

 

On ne peut pas dire que le Rendez-vous ait été manqué, mais on ne peut pas dire non plus que cela ait été une réussite, et pas seulement parce que la Plus belle fille du monde a finit par trancher la gorge au Jeune homme qui le lui avait donné. La pièce est déséquilibrée : la première scène plante l’ambiance sans l’intrigue qui se déploiera à la troisième scène, après avoir occupée la deuxième.

On a déjà connu Jacques Prévert plus inspiré, même si les photographies de Brassaï agrandies pour former le décor de chaque scène rendent bien le même Paris d’après-guerre. Après avoir poussé la chansonnette et fait dansé un couple d’écoliers à pas serrés et cheveux nattés, le jeune homme, en vadrouille avec le bossu (titi parisien cabossé, Hugo Vigliotti aux singeries épatantes – à proprement parler : il semble singer des morceaux classiques), rencontre le Destin, mélancolique Pierrot noir qui n’a conservé de blanc que sa collerette surannée (l’usure de son pantalon pourrait peut-être finir par le blanchir). Benjamin Pech n’est plus l’homme, même jeune, de la situation ; lorsqu’il s’éloigne de la lame de barbier du Destin, les limites d’un cercle invisible l’empêchent de couper les liens qui en font sa marionnette, et le frère de la Prisonnière. On voit dans d’impressionnants mouvements saccadés-torturés que le jeune homme ne peut pas résister au vouloir quasi-magnétique de la présence noire qu’est Michaël Denard, presque effacé à force d’être hiératique.

On devrait avoir retenu la leçon depuis Œdipe, nul n’échappe à son destin : on ne s’en éloigne que pour mieux y tomber, et la grâce que le jeune homme a obtenue en plaidant un rendez-vous (des mains qui dessinent des courbes, pour mouvements de manche) avec la plus belle fille du monde (Eleonora Abbagnato, on ne peut pas lui donner tort) n’est en réalité qu’un sursis. Voilà le vrai rendez-vous : pour moi, il s’agit du retour de la danseuse après une année sabbatique ; pour le jeune homme, il n’y a pas de quoi se réjouir, il s’agit de la mort. Doublement mortelle, Eleonora Abbagnato est affreusement sexy avec sa mise en pli blonde des années trente et sa jupe légère au-dessus d’un simple justaucorps bleu qui transpire l’assurance et la séduction. Après un duo qui tiendrait plus du duel que du pas de deux, où la fille au superlatif attire le jeune homme de ses grandes jambes sur talons aiguilles, qu’elle développe et qu’il doit replier devant elle, elle fait basculer la petite mort dans la grande d’un coup de lame.

 

Alors qu’on était enfin mis en train à la fin de ce crescendo pianissimo par lequel le ballet sortait de l’anodin, voilà que le Loup n’y est pas. J’avais gardé un souvenir autrement satirique et joyeusement grinçant des fables animalières d’Anouilh. L’argument serait plutôt nouille : à peine marié à la Jeune fille en voile, le Jeune homme file avec une bohémienne qui, reprenant un tour de bonimenteur, s’arrange pour faire croire à la naïve (Emilie Cozette, qui débarque) que son tendre et cher (éphémère Yann Saïz) a été transformé en loup (Stéphane Bullion, avec les mains crochues d’un gamin crispé par toutes ses croches sur son piano). Chaque couple part de son côté, le premier dans les fourrés, le second dans la forêt – pas de deux en petite tenue rose ourlée façon toile d’araignée (mais nooon, le loup la lui a déchiré de façon stylisée). Quand la bohémienne a finit son affaire, elle va pour rendre son mari à l’ex-vierge effarouchée qui n’en veut plus : elle a vu le loup et y a pris goût. Tant et si bien qu’elle finit par se planter au bout de la fourchette des paysans qui ne l’entendent pas de cette oreille ; pas d’animalité si elle n’est pas officialisée en mairie. Je charge un peu le loup la mule, mais ajoutez à cela des décors et costumes criards type ballets russes dans ses moins heureuses trouvailles, une Emilie Cozette fade, et un Stéphane Bullion qui ressemble plus à un agneau (enfin, à un mouton, pas comestible), et vous vous trouverez heureux de vous sauver avec Sabrina Mallem en belle bohémienne, et la musique de Dutilleux.

 

Pas le meilleur de Roland Petit, soupiré-je à l’entracte. Palpatine soulagé reconnaît s’être ennuyé. Je comprends mieux à présent pourquoi dans son autobiographie, Karen Kain dénie à Roland Petit le statut de grand chorégraphe ; pour elle, c’est un magicien. Quand cela opère, le résultat est magique, sinon, on fait illusion, comme c’est la cas des deux premières pièces. Heureusement, le Jeune homme et la Mort appartient à la première catégorie. Le jeune homme est visité par une femme fatale qui le pousse au suicide ; l’argument est à la limite du thème, on reconnaît là le trait épuré de Cocteau. J’aurais eu tendance à dire que la danse tire toute son intensité de la passacaille de Bach, mais ce serait plutôt de la violence qui lui est faite, s’il est vrai que le ballet a été chorégraphié sans musique précise, sur des airs de jazz, avant de trouver le morceau qui fasse véritablement l’affaire. Musique et mouvements ne sont pas sans rapports, comme on aurait pu le craindre, mais ceux-ci ne collent pas non plus à celle-là, et c’est ce qui fait décoller la chorégraphie, célèbre pour les sauts du jeune homme.

Jérémie Bélingard y est bond, même si je ne suis pas fan de sa danse et que son interprétation fait pâle figue à côté de celle de Nicolas Leriche, que j’avais vu aux côtés d’Eleonora Abbagnato (ça, c’était une tuerie, jeune homme). Ceci dit, Alice Renavand fait une entrée fracassante, diablement sexy dans sa robe jaune frémissante sous les piétinés sur pointes en grand plié seconde. La perruque noire violente son visage tout mignon et la rend plus impitoyable encore d’avoir pu sembler douce un instant. Même si parfois sa cruauté flanche un peu du côté de la brutalité, Alice Renavand mène indubitablement la danse, et rehausse ainsi la prestation de Jérémie Bélingard, dont le côté suiveur est repris par le rôle. Juste, le regard exorbité de possédé lorsque la mort pointe du doigt la corde, c’était un peu too much (ou alors le troisième torturé dans l’âme était celui de trop – pourtant, contrairement aux deux autres qui me sont indifférents, j’aime bien Benjamin Pech) ; un chouilla moins, cela fait parfois tellement plus…

La mort s’esquive pour laisser le jeune homme se pendre, comme si mourir était un acte de volonté (déjà, dans le Rendez-vous, le Destin avait glissé la lame dans la poche du jeune homme). La descente de croix de poutre et l’ascension sur les toits de Paris dans des décors magnifiques font de la fin du ballet une apothéose (c’était presque la première fois qu’on construisait en dur pour le théâtre et il fallait au début près de trois quart d’heures pour monter le décor – heureusement que les entractes étaient mondains). Cette fois-ci, il n’y a que sur scène que l’on a regardé sa montre.

 

L’airelle sur le gâteau

Hier soir, reprise du « marathon culturel » (© Melendili) : premier concert de la saison, à Pleyel. Pour la peine, j’ai étrenné ma robe d’anniversaire, lequel était bien en août ; il y a eu quelques rebondissements dans les retouches, trop large (c’est ça de ne pas avoir beaucoup de poitrine) puis trop serré (c’est ça d’avoir un dos relativement large), avant de découvrir que la partie à incriminer n’était ni ma poitrine ni mon dos, mais tout simplement la longueur de buste, déplaçant la taille de la robe aux hanches ; il a suffit du regard expert de la responsable du magasin et d’un centimètre de bretelle en plus pour qu’elle tombe divinement bien. Toute guillerette, j’ai décidé de mettre cette robe d’été nonobstant les nuages : après avoir couru à la danse et chez le kiné, j’étais plutôt réchauffé – le froid s’est chargé ce matin d’achever de me transformer en poulette.

Je vous entends râler contre mon caquetage, elle annonce un concert et parle chiffons. D’abord, que j’vous f’rais dire, c’est point une bonne idée de me chiffonner en en parlant de la sorte, et ensuite, j’y viens, au concert ; je ne ferais pas l’impasse, il m’a moult plu.

 

C’était le premier de la saison pour moi mais aussi pour le chef d’orchestre, qui a un umlaut dans son nom, comme Arvo Pärt, qu’il a d’ailleurs programmé, c’est dire si c’est de bon augure. Paavo Järvi, donc. Posture rigide et bras déliés, il me fait penser à un homme un peu guindé de la bonne société, qui serait néanmoins bon danseur (de valse, évidemment). Pas de gestuelle extravertie, ce n’est donc pas lui que je regarde. Et non, avant qu’un esprit malin ne le suggère, je ne reluque personne, moi (certes, c’est un peu facile, il n’y a pas d’équivalent masculin à Lolaaaaa). Je regrette un peu d’être si près que les cordes cachent tout le reste de l’orchestre (pratique pour attribuer chaque son au bon instrument – bah quoi, je ne suis pas douée mais je me soigne), du coup je laisse mon regard balloter au gré des archets : le premier violon a une expression sympathique, on dirait qu’il sourit sans bouger les lèvres (il est également très possible que mes lunettes ne soient plus assez fortes), et j’ai retrouvé le contrebassiste qui me faisait penser au poète de Spitzeg, mais maintenant, j’hésite avec Speedy Gonzales, rapport à l’embonpoint où vient s’inscrire une moustache peut-être mexicaine après tout. Heureusement, mon œil et mon oreille n’évoluent pas toujours en synesthésie : aucune maracas n’est venue troubler l’ostinato des contrebasses. J’adore ce gros instrument ; avec une pulsation régulière, on dirait presque des battements de cœur, un afflux sourd qui mettrait en mouvement le tronc et donnerait son intention à la danse que les bras et jambes exécuteraient sur les ornementations déliées des cordes.

 

Je suis repartie dans la danse, mais (pour une fois) ce n’est pas ma faute : La Péri de Paul Dukas est un « poème dansé pour orchestre ». La lecture de l’argument suffit à mettre l’imagination en branle. Un prince (toujours des princes – ne pourraient-ils pas se contenter d’être des héros ? – je suis sûre que Figaro serait d’accord avec moi, en plus) découvre dans le giron d’une Péri (une fée, pas une péripatéticienne) la fleur censée lui accorder l’immortalité et s’en empare ; lorsqu’elle se réveille, celle-ci se met à danser-supplier sensuellement jusqu’à ce que le prince lui rende sa fleur, grâce à laquelle elle peut retourner d’où elle vient. Immédiatement, la forêt d’archets devient une forêt de conte, mi-hantée (inquiétants ostinati des cordes – si c’est bien comme cela que l’on dit) mi-enchantée (pépiement des cuivres), où je ferais danser la fée et le prince pieds nus (je me suis peut-être laissée influencée par la mention des ballets russes dans le programme – qui n’ont en réalité pas dansé à cause d’une querelle d’artistes).

Sans rien imaginer de ce qu’Ivan Clustine a bien pu faire avec ce ballet, je me suis demandée comment on pourrait bien chorégraphier la fin, lorsque la Péri disparaît et que la musique s’évanouit . Je la verrais bien traîner sur le côté, lorsque la musique fait entendre qu’elle ne va plus nulle part, et glisser en coulisse au moment où elle cesse. Ou alors qu’elle finisse par se tourner de dos en quatrième pointée derrière, le regard au-dessus de son épaule droite. Ou alors réserver cette deuxième pose au prince qui, sans la fleur d’immortalité, va lui aussi disparaître dans un sens malheureusement plus métaphorique. Le programme le dit bien mieux sans délire chorégraphique : « Alors que le thème de la péri, saturé de lumière, se dissout dans l’éther, celui du prince, plombé par une longue descente chromatique des violons, est irrémédiablement gagné par les ténèbres. » (On plongerait le prince dans l’obscurité tandis qu’une poursuite faiblissante laisserait la trace de l’absence de la péri – bah, quoi, je peux bien me raconter des histoires, d’abord j’ai le droit, j’emploie le conditionnel – et chorégraphier au conditionnel, cela ne mange pas de pain.) « Le violon solo, enfin, plane au-dessus d’un décor déjà refermé, tel un écho lointain des charmes évanouis. » Pourquoi n’a-t-on pas en danse de pareils programmes, qui dégagent la cohérence de l’œuvre en accompagnant son développement ? Loin de toute pédanterie mélomane, les termes techniques sont si étroitement liés à la signification qu’on devine presque ceux-ci en comprenant celle-là.

 

Pour sûr, on ne dansera pas sur Kullervo de Sibelius, pas même dans la campagne finnoise en sabots, qui s’accorderaient de toutes façons assez mal au rythme épique de la chevauchée du héros éponyme. On ne fera néanmoins pas connaissance tout de suite, il y a d’abord tout une partie orchestrale que je trouve un brin déroutante, avec son patchwork de mélodies décousu de blancs. Selon les programmes, « les silences, de plus en plus prégnants, renforcent l’impression de délitement et d’énergie trop tôt consumée ». Pourquoi pas, je veux bien adopter l’interprétation. Il n’empêche que c’est le troisième mouvement qui me tire de ma léthargie mollement intriguée.

Là, cela devient dément.

Non pas que Kullervo me fasse rêver avec ses bas bleus et ses cheveux blonds, mais sa course (en théorie pour collecter l’impôt, ce dont on ne pipe mot ; en pratique pour courir la pucelle) est rendue haletante par le chœur, composé uniquement d’hommes (Estoniens – un argument de plus pour Mimi dont je ne serais pas surprise de croiser un pull jacquart au cours de la saison, vu la programmation). Je ne sais pas si les voix gravement viriles donnent chœur aux pulsions du jeune homme ou réveillent les miennes, mais c’est prenant. Au point que Kullvero, n’y tenant plus, prend la troisième pucelle qu’il rencontre. Le viol est passé sous silence mais non pas éludé, puisqu’il constitue l’abîme de toute l’histoire : le retour à un passage uniquement orchestral qui contient en germe le drame souligne que l’acte n’a rien d’anodin. Lorsque les voix reviennent, c’est d’abord sous la forme individualisée de Kullervo et de Sisar, l’ex-pucelle, qui s’avère être… sa soeur. Autant le viol ne sembl
ait pas outre mesure source de tourment, autant l’inceste est immédiatement condamné comme l’horreur absolue d’un crime contre nature : la sœur est désespérée de n’avoir pu

« devenir un savoureux fruit des champs,
Comme une airelle aux lèvres rouges, [c’est très nordique, comme comparaison]
Sans avoir vécu l’horreur,
Sans être souillée par l’outrage ! » ;

et après un assez long cheminement orchestral (pas d’emportement terrible, c’est plutôt mitigé et d’autant plus insoutenable) au terme duquel le frère revient sur le lieu de son crime (l’assassin y revient toujours, paraît-il – ah oui, la jeune fille s’est suicidée entre-temps), c’est la nature qui l’accuse : plus de fleurs et de gazon où s’ébattre,

« L’herbe reste blottie en terre,
La fleur des prés ne s’épanouit plus,

Sur le lieu du forfait funeste,
Rien ne pousse à l’endroit
Où le fils a outragé sa sœur
Et souillé le fruit de sa mère. »

En passant par la mère (rapide remake d’Œdipe), la formule insiste davantage sur l’inceste (que sur le viol) et rappelle que le crime est contre les lois de la société comme de la nature. Il semblerait d’ailleurs que ce soit cette dernière qui se venge lors du suicide de Kullervo, puisqu’il a fiché dans le sol l’épée sur laquelle il s’empale :

« Le jeune garçon aux bas bleus,
Planta la garde dans le champ,
Enfonça le pommeau dans la lande,

Tournant la pointe vers sa gorge,
Il se jeta sur la pointe. »

 

Orchestre, chœur, voix solistes… la pièce se clôt dans le sens inverse : les voix sont peu à peu noyées sous la puissance de l’orchestre et la conclusion du chœur puis l’orchestre se renferment sur la tragédie. C’était terrible. Surtout à cause de ou grâce au (tout dépend du sens donné à « terrible ») le choeur d’hommes, qui prend en charge la narration comme dans les tragédies antiques. Plus ça va, plus j’en viens à cette évidence enfantine : j’adore qu’on me raconte des histoires.

(Je ne suis pas la seule à avoir aimé : Palpatine est sorti comme un voleur pour aller acheter le CD)

 

Là où Lagarfeld n’est pas…

… se trouve Kimiko Yoshida

(toutes les images sont cliquables – à cause du nombre de photos et pour des raisons de temps de chargement et de flemme dans le redimensionnage, ce sont des miniatures)

 

J’avais repéré une expo de Karl Lagerfeld à la maison européenne de la photographie, mais ce n’est qu’après avoir visité toutes les expositions concomitantes que je me suis aperçue que celle précisément que j’étais venue voir ne démarrait que quelques jours plus tard. Heureusement, on se trouve parfois rassasié après ce qui était censé n’être qu’amuse-gueules.

 

Images au corps

Les photos d’Ernestine Ruben dépassent le simple motif une fois mises en robe par Mi Jong Lee ; cela donne par exemple Water, une robe avec un immense dos nu qui se termine en queue de poisson, de sirène, ou Upside Down Body, où le buste du corps nu imprimé sur la robe se trouve aux pieds de celle qui la porte.

 

Consumation. Consommation de luxe dans Citizen K

Jamais je n’ai ouvert le magazine, mais les travaux de Tania et Vincent me donneraient envie de le faire. La dichotomie ente art et publicité est consumée, elle se perd dans la créativité de montages (manuels!), où l’on ne sait plus très bien si le produit est au centre de la mise en scène (comme dans le montage de J’adore : des corps nus sont en adoration devant un homme cambré sur la bouteille de parfum, un piédestal en Dior) ou s’il n’est que prétexte (la marque Vuitton sur le sac poubelle d’un tri très select-if we may say so ; femmes qui papillonnent autour, clientes qui grouillent ou journalistes fouille-merde qui font mouche ?).

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Détournement d’image ou de fonds, les affiches, avec leurs polices et leurs clichés rétro, sont en tous cas un régal d’humour.

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Certainement un collier dont le prix vous passe la corde autour du cou…

 

 

Faire face…

… aux photos de ceux qui ont eu à le faire. Koos Breukel aurait un faible pour les gens qui ont vécu, ce qu’il semble moins mesurer aux nombres d’années qu’à la souffrance endurée.

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Malgré des corps parfois décharnés, brûlés ou durablement fatigués, les portraits ne tombent jamais dans le glauque misérabiliste, et de simples étudiantes figurent ainsi parmi les modèles, pour des photos qui n’ont pas moins d’intensité. 

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On se prend en effet en pleine figure les visages infiniment humains qu’on dévisagerait en vain. Dans ces portraits plus grands que nature, la singularité de chacun semble se loger à la surface de la chair, dans ses tissus plus ou moins tendus, nervurés, ravinés… Même lorsque aucune histoire n’y sillonne, ce sont alors des fins réseaux de cheveux décoiffés qui viennent buriner le visage trop lisse.

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Et de sentir ce grain de peau, c’est nous qui sommes touchés. Mais la salle doit être parcouru lentement, sous peine d’anesthésie : incapables de retenir l’individualité de chacun, on finit par ne plus voir dans tous les visages que des figures abstraites, deux yeux, un nez, une bouche, toute irrégularité devenant irritante. Heureusement, si la multitude risque de se réduire à une unité schématique, l’exposition au sous-sol fonctionne en sens inverse, et montre la multiplicité du singulier.

 

Là où je ne suis pas

C’est l’exposition par laquelle nous avons commencé, mais je la traite en dernier en vertu de la bonne veille règle de la cadence majeure. Si, sur le coup, les photographies de Kimiko Yoshida m’ont amusée, elles me fascinent de plus en plus – à mesure que j’oublie ? Cela ne peut pas être rien, de persister en dépit de l’oubli ; c’est même quelque chose de persister grâce à lui. Justement, l’artiste travaille sur l’effacement. Il y a de quoi s’effrayer, comme cela, « l’effacement », ça suggère un truc conceptuel vaguement pas fini, racheté par une ébauche de réflexion. Rien que de très figuratif et de coloré pourtant dans autoportraits carrés de Kimiko Yoshida.

Loin de la bien-pensance œcuménique, ses mariées se déclinent de toutes les couleurs et cultures, se sur-impressionnant sur son même visage asiatique. A voir certaines versions moins heureuses, comme la mariée Pikachu (vue en vidéo ; non choisie pour être accrochée dans des salles trop étroites par rapport à la taille des tirages), on pourrait se dire que l’artiste a trouvé un procédé qu’elle exploite mécaniquement. Pourtant, le soin apporté à la réalisation des images, dans le traitement des couleurs comme de la mise en scène, ainsi que la réflexion qui les accompagne, donnent à voir une véritable intention artistique.

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The green tea bride

 

Le premier panneau de présentation, pour alambiqué qu’il puisse paraître (et non être, le paradoxe est très bien maîtrisé par Kimiko Yoshida), m’a mis le neurone en alerte et préparée à regarder d’une certaine façon : « Ce semblant absol
u de la « figure » qu’on appelle «autoportrait», je le multiplie pour en saturer l’espace. La saturation est une forme d’enchantement, c’est le principe de séduction que je découvre dans le vertige baroque à mon arrivée en Europe. Dans cette saturation même, le portrait se vide de sa fonction distinctive, la «figure» efface ce qu’elle figure, elle dissout son autorité, elle tend à l’abstraction. » A force de voir le même visage (humain), celui-ci disparaît effectivement ; il n’est plus reconnaissable dans son éclatement en multiples déclinaisons, s’efface derrière les figures (symboliques) que l’artiste fait surgir par le maquillage et les accessoires.

 

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The Mao bride

On croit alors comprendre pourquoi l’artiste dit de ses photos qu’elles sont autant de « monochromes ratés ». « Cependant, ajoute-t-elle aussitôt, je n’ignore pas combien le ratage est corrélé à la réussite, comme l’identité à l’altérité. Écoutez ce vers de John Lennon (en ouverture de I Am the Walrus) : I am he as you are he as you are me («Je suis lui comme tu es lui comme tu es moi »)… » (comme « tuez-moi », aussi…). Ce qui reste donne sa signification même à ce qui a été effacé : or du profil et des lèvres, comme si celles-ci ne pouvaient plus prononcer que les mots de celui-là : quelque membre du parti.

 

Mao bride, encore, mais blanche, plus proche d’une infirmière.

« Ce qui donne sa valeur à l’image, c’est bien ce qui lui manque, ce qui lui donne toute sa valeur, c’est qu’elle laisse le regard insatisfait : l’image, par essence, laisse à désirer. » Voilà où prendraient leur source les fantasmes sur les uniformes… ceux-ci masquent les gens qui les portent au point qu’ils ne sont plus (des) personne(s), seulement des corps qui portent une tenue qui les camoufle et qu’on aurait envie de prendre pour les rendre à la vie protéiforme.

Je ne sais pas si le vertige qui en résulte est baroque, mais c’est un vertige que chacun peut éprouver en ne se trouvant pas ressemblant (« La ressemblance est ce déguisement suprême qui porte à son comble l’incertitude de soi ») sur d’anciennes photographies qui, si elles n’étaient datées et attestées par leur regroupement dans l’album familial (celui qui a pris la photo était un témoin), ébranleraient la certitude de l’identité. C’est peut-être pour cela que tous ces autoportraits sont donnés comme des « mariées » : pour chacune, la photographe témoin d’avoir épousé une nouvelle figure. Le motif de la mariée offre également l’avantage de comporter un voile dans sa tenue, voile qui suggère (une figure identifiable) tout autant qu’il dissimule (un visage insaisissable).

 

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The blessed virgin bride
La couronne maintient les voiles qui dissimulent le visage de celle qui ne peut qu’être reine, fonction sans visage.

 

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The bachelor bride stripped bare
Elle s’efface par le haut (la tête séparée du corps par une bande blanche) et le regard descend forcément jusqu’aux auréoles, comme le célibataire déshabille la mariée de ses fantasmes.

 

The Beijing opera bride

Le voile n’est pas toujours de tissu, mais le regard, qui est peut-être l’élément le plus permanent d’un visage, est encore dérobé. La mariée est encore ailleurs, et c’est pourquoi il faut toujours à l’artiste recommencer d’autres portraits où l’on pourra l’apercevoir, c’est-à-dire continuer à ne pas la voir.

 

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The Afghan bride

Autant dire que la burqa fait un drôle d’effet parmi toutes les portraits ; on la dirait l’éternelle mariée, celle qui ne fait jamais rien d’autre que se marier, de perdre à chaque instant son identité. Elle disparaît peut-être encore davantage que cette Snow bride gommée.

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Ce faisant, elle retourne à la pureté d’une feuille vierge, d’où elle semble surgir bien plus que disparaître. L’effacement vers le blanc conduit paradoxalement à une apparition plutôt qu’à une disparition. Rien originel plutôt que néant abolisseur, c’est sûrement l’une des raisons pour lesquelles je suis davantage attirée par les portraits sur fond blanc que les noirs ; outre que les breloques ethniques ne me disent rien, ce n’est plus un œil fascinant ou une bouche prometteuse qui émerge, mais un visage dont le regard et la bouche tentent de résister à l’effacement, comme si le noir faisait disparaître et le blanc apparaître, alors même que celui-ci peut gommer et celui-là contraster.

L’un des rares portraits noirs à m’avoir plu, parce que surprise : le visage étant décalé vers le bas par rapport aux autres photos, j’ai cherché à distinguer quelque chose dans le centre obscur de la coiffe.

Le noir peut grouiller de nuances ; prenons par exemple ce portrait d’une autre série consacrée à l’art :

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Le tissu de la coiffe semble bruire dans le tableau. Dans ces infimes froissements, on distingue des plis, des creux, vallons, arrêtes et crêtes, sorte de reliefs de carte géologique qui sont autant d’attributs (détails externes à la personne) permettent de dresser la carte d’identité du portrait.

 

Il n’empêche que je reste davantage attirée par les autoportraits blancs. Ici, même la nonne peut être une mariée :

 

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The divine bride praying

Un œil fascinant et une bouche prometteuse, que je vous disais… certainement une des photos qui laisse le plus à désirer et… ma préférée.

 

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The shinto bride

Encore une bouche qui surgit, éclatante ébauche d’un visage qu’il prend envie de tenir par le menton pour le relever jusqu’à soi. Alors que les portraits noirs vous font face comme pour vous exhorter à les retenir de sombrer dans l’oubli, les portraits blancs gardent la tête baissée, dans une sorte d’humilité qui vous donne envie de les voir advenir, envie de les voir se révéler. « Ce qu’on appelle révélation est cela même : l’invisible devenu apparence. La révélation dit précisément que quand tout a disparu et que tout manque, le manque montre qu’il y a encore quelque chose. »

 

Bien qu’elle se prenne en photo, Komoki Yoshida ne peut être soupçonnée de vanité : elle fait œuvre de vanités et y est à peine visible, jamais là où elle se montre, ni là où on l’attend. « L’autoportrait est, comme toute image, la figure de l’unique devenant n’importe qui. […] Se représenter par l’autoportrait, […] c’est se livrer au risque de l’effacement, où règne l’anonyme.» Elle ne serait pas plus elle-même dans une photographie prise sans maquillage et en dehors du studio, pas plus qu’elle n’est la somme de tous ses autoportraits qu’elle semble pouvoir inventer à l’infini : « L’effacement, l’éloignement gisent ici au cœur de l’être que l’image a, instantanément, rendu inatteignable, impassible, inactuel. » Une image est sans cesse déçue par l’image plus actuelle qu’elle appelle – sans pour autant être décevante, car elle est une résistance à l’oubli, un « suspend de la disparition ».

A la limite, l’artiste serait davantage dans ce qu’il reste par soustraction, même si l’abstraction de deux yeux, un nez, une bouche (pas étonnant que ce soient ces éléments qui résistent à l’effacement) ne permet pas d’identifier quelqu’un : «  Et c’est dans cette abstraction que je retrouve la soustraction et le vide qui sont le cœur du minimalisme japonais. Ici, c’est la saturation même qui est le véritable « autoportrait », c’est-à-dire l’espace de la transposition, de la disparition, de la mutation ».

A force de trop en voir, on ne voit plus rien, ou plus que quelques traits essentiels, presque abstraits. Je trouve cela d’autant plus fascinant que c’est une sensation que j’ai souvent dans le métro : après avoir isolé et observé quelques passagers à la personnalité marquée, mon œil redevenu inattentif est bientôt saturé de particularités physiques, de corps désertés et de chairs encombrantes ; submergé par une foule de bonshommes désincarnés, il n’est plus capable de rien voir qu’un tas de jambes, de chemises, de mains, et de faces ternes, identiques et mêlées.

 

Le minimalisme auquel aboutit l’artiste ne permet plus d’identifier quelqu’un, et pourtant, on ne peut pas nier qu’un visage est bien, sinon le sujet, du moins la matière première de ces photos – quelque chose demeure : peut-être bien une manière, un rien. Voilà le paradoxe assumé : minimalisme de chacune des photos, ensemble de l’œuvre baroque.

 

L’art et la manière se retrouvent dans une autre série d’autoportraits intitulés « peintures» et tirés sur toile. Il ne s’agit pas d’imitation, Kimiko Yoshida ne force pas l’entrée de l’univers des maîtres, pas plus qu’elles ne les exile dans le sien. Si l’effacement du sujet continue d’opérer dans cette série, il donne lieu à de nouvelles propositions, non plus à des figures abstraites, mais à d’autres personnages ou d’autres mythes bien identifiés. L’artiste s’est si bien effacée qu’elle peut demeurer bien visible, ce n’est plus elle que l’on voit mais «  l’allusion rétroactive à un détail qui demeure, parfois à notre insu, dans le souvenir » : « La pensée procède alors par élision : elle détache du tableau tel détail, elle privilégie tel élément plus ou moins caractéristique, elle identifie la peinture à tel trait formel auquel l’œuvre se réduit arbitrairement dans le souvenir. »

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Cela me semble particulièrement visible dans le fantôme de Rembrandt, où la mémoire a pris le pli du tissu et restitue une forme vaporeuse qui donne toute sa densité au personnage.

 

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Ne connaissant pas du tout Tiepolo, je ne vois pas quelle vision de l’artiste cet autoportrait a pu cristalliser, mais cela ne m’empêche pas d’être amusée de voir sur quelles lèvres s’ouvre le corset.

 

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D’après le Tricorne de Picasso. J’adore.

 

Une autre série a été réalisée sur le même principe, déclinée avec des objets de Paco Rabanne. Petit aperçu, avec mes photos ou tableaux préférés :

 

Ophélie

L’Athéna de Klimt de Yoshida, qui a vraiment disparu, détruit dans un incendie
(la variation le ressuscite donc bien davantage qu’elle ne risque de le dénaturer).

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Le Printemps de Botticelli de Yoshida

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Belle variation sur la Salomé très ouvragée de Moreau.

Variation minimale que cette bouche entrouverte pour une ressemblance presque criante avec la Méduse de Caravage.

 

Dernière série de travaux découverte par la vidéo projetée dans l’exposition : les lettres en verre soufflé, déclinées avec plus ou moins de succès. Malgré tout ce que Jean-Michel Ribettes peut en tirer dans sa préface à l’Instance de la lettre, le systématisme alphabétique risque de taper sur le système. Aux lettres isolées, je préfère les inscriptions latines qui, en barrant le visage sur lequel elles apparaissent, interrogent ce dernier, ni cadavre ni sujet.

 

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De part sa couleur criante et ses bouches ouvertes, Sic transit suggère la violence avec laquelle un visage vivant est nié, écrasé par le temps et ces lettres qui le symbolisent en quelque sorte.

 

In absentia de tous bouquets : un visage pacifié se dilue plutôt qu’il ne se noie dans un fond bleu Klein.

 

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Memento mori : le visage survit dans les bulles du souvenir, là O, parmi un néant étoilé, tacheté comme le sont parfois les vieilles photographies où le jaune est venu s’ajouter au noir et blanc.

 

Pour conclure, une remarque que Jean-Michel Ribettes a formulé au sujet de cette dernière série mais qui, je trouve, s’applique très bien à l’ensemble des travaux de Kimiko Yoshida : « Ses Autoportraits ne sont pas autre chose que des images de la disparition où la figure, en disparaissant, donne à l’œuvre sa signification. » Finalement, ce serait un peu une magicienne, qui ne (se) fait disparaître que pour mieux faire apparaître (une multitude d’autres formes), si bien que la réflexion intellectuelle qui sous-tend son œuvre ne l’enfouit jamais sous ses concepts abstraits et ses paradoxes brillants. On a effacé et il ne reste rien ? C’est beaucoup gagner : elle en est fort aise, et joue maintenant.

Cinderella

 

Un peu plus et j’oubliais la soirée au Coliseum où l’English National Ballet donnait Cendrillon dans une version de Michael Corder. Grâce à l’amabilité et la compétence du personnel administratif, j’avais pu réserver deux places pour un « pre-performance talk », où l’on nous a présenté le ballet, entendu à la fois comme la troupe, qui maintient un équilibre financier fragile en tournant dans le pays, et comme la relecture du conte par le chorégraphe : on insiste beaucoup sur le symbole de la lune (que l’on peinera à apercevoir depuis le confortable poulailler), repris notamment par les bras en cinquième ouverte, comme une coupe (cela ne m’a pas frappée outre mesure), ainsi que sur le choix de ne pas faire danser les deux sœurs par des danseurs travestis.

 

 

Cela n’ôte rien au comique du premier acte, s’il est vrai qu’Adela Ramirez et Sarah MacIlroy rivalisent d’enthousiasme et d’énergie pour martyriser la pauvre Daria Klimentova. Elles sont drôles à force d’être vaniteuses, égoïste, puériles, bêtes et méchantes ; sautent sur leurs pointes avec force conviction (ouille), et plantent leur orgueil en quatrième position bien arrêtée, avant de repartir en désordre pour de nouvelles chamailleries.

 

 

Si elle n’est peut-être pas aussi hilarante que dans la version Noureev, la classe de danse n’en est pas moins croustillante, avec maître de ballet désespéré qui finit par être ligoté par les bras de ses élèves sous-douées. Tous ces mouvements brusques et décalés qui requièrent beaucoup d’équilibre pour paraître maladroits doivent être aussi difficiles que réjouissants à danser, quand Cendrillon, en retrait, se contente de « marquer » et d’aviver les regrets du maître de ballet par sa danse élégante, rapidement mémorisée ; as the programm puts it, she « is very accomplished ». D’une manière générale (à l’opposé de la brusquerie des sœurs), son rôle est caractérisé par une grande fluidité dans les entre-pas, et d’incessants changements de direction, comme si la souillon devait être vue sous toutes ses facettes pour se révéler diamant – au cas où l’on n’aurait pas remarqué, le tutu du deuxième acte s’en chargerait pour nous.

 

Begona Cao, magnifique danse et danseuse,
derrière Daria Klimentova

 

Comme il était depuis moult fois, en effet, la marraine bonne fée veille au grain, and « transforms the kitchen into a forest where the fairies of the Four Seasons dance for Cinderella before she is transformed into a glittering princess ». La forêt et la princesse étincelante, je vois bien ; les quatre saisons, en revanche m’ont d’abord semblé tomber comme des chevaux dans la soupe aux potirons. Nonethless, le divertissement qui fait se succéder les pas de deux (joli printemps, été mature, automne virevoltant, hiver engourdi) permet d’admirer entre autres la vivacité et les dynamiques portés à l’écart de Shiori Kase, qui vole plutôt qu’elle ne tombe comme une feuille d’automne.

 

Bal du deuxième acte
– j’ai été surprise par la sobriété de bon goût dans les costumes –

 

On quitte la nature pour retrouver au deuxième acte la civilisation – ou son simulacre : au bal, les deux sœurs continuent leurs simagrées, se disputant encore leurs éventails sur le motif que celui de l’autre est plus gros ou mieux assorti à sa propre robe, avant de se disputer le Prince (Vadim Muntagirov) et d’accaparer ses deux acolytes.

 

Quand Cendrillon apparaît, celui-ci lui fait du charme, et elle, de l’effet et de l’arabesque. Comme il ne faudrait pas non plus froisser les susceptibilités, il offre des oranges aux trois jeunes femmes, et si Cendrillon la couve des yeux comme un enfant pauvre pendant la guerre, les chipies se renvoient la balle, parce qu’il est bien connu que le fruit est toujours plus orange chez le voisin. Leurs pitreries m’amusent toujours autant (quand elles sont placées dans un cadre raffiné, les grosses ficelles de pantin pantomime ne manquent pas leur effet – je suis bon public), mais je suis un peu étonné d’entendre rire Palpatine qui avait avoué à l’entracte s’être un peu ennuyé au premier acte. Ne connaissant pas la partition des trois oranges de Prokofiev, j’ai effectivement raté le clin d’œil du chorégraphe. Alors que cela réveille l’intérêt de Palpatine pour la fin du bal, le mien est un peu bercé par les valses du corps de ballet, du couple princier et des étoiles – ah oui, parce qu’en plus des saisons, il y a des étoiles, qui font également les heures lorsque la lune se transforme en horloge pour sonner les douze coups de minuit.

 

Le spectateur et le Prince sont accueillis au troisième acte par trois princesses, espagnole, égyptienne et orientale. Le triple divertissement a la double fonction de suggérer le chemin parcouru pour trouver pied à sa chaussure (il irait au bout du monde, rien que ça), et les difficultés qu’il rencontre ce faisant, puisque le rêve exotique tourne au cauchemar lorsque les princesses, abusant des quatrièmes, deviennent les deux sœurs et la belle-mère, que l’on retrouve ensuite chez elles, regrettant visiblement de ne pas avoir un marteau pour enfoncer sur leurs grands panard le précieux chausson identificateur.

 

 

Lorsque Cendrillon quitte à nouveau ses haillons, elle est transportée dans la forêt, avec ses bonne
s étoiles et la ronde des saisons, deux manèges concentriques, hommes et femmes, qui tournent autour des amants ainsi isolés du monde, seuls loin de la société des sœurs – et voilà ce que vient faire la nature dans un conte de fée du logis : symboliser l’harmonie.

 

 

La bande-annonce de l’English National Ballet.
De larges extraits de la chorégraphie de Corder dans une autre production (danseurs espagnols et costumes empesés)