Dame ! Roland Petit ou la bosse du ballet

Quitte à passer du temps sur youtube, autant de pas errer de variation en danseur jusqu’à finir écœuré par trop de fouettés : c’est comme cela que j’ai regardé Notre-Dame de Paris, de Roland Petit, penchée sur l’écran de mon ordinateur dans une posture facilitant l’identification à Quasimodo. Du ballet, je connaissais la première variation d’Esméralda pour l’avoir survolée au conservatoire, et celle de Frollo pour l’avoir vue dansée plusieurs fois lors du concours de l’Opéra. Je préfèrerais presque Julien Meyzindi à un Laurent Hilaire pourtant impressionnant.

La main aux doigts écartés qui se met à bouger toute seule prend toujours à la gorge, au figuré comme au propre, puisque Frollo ne parvient pas à maîtriser l’ardeur qui s’en empare et manque d’en être étouffé. On pourrait le croire fou, il est surtout possédé par la femme qui refusera de l’être par lui, le prêtre. Celui-ci passe la main à Esméralda qui apparaît alors pour la première fois, le tambourin frémissant, sensuelle et provocante, haut la main.

Le même motif scelle ainsi deux destins auxquels il mettra également fin, Frollo tuant Phébus (Manuel Legris, assez traumatisant en blond) de ses propres mains, et condamnant ainsi indirectement Esméralda (Isabelle Guérin – il faut croire que c’est un prénom à avoir des jambes interminables).

J’aime chez Roland Petit ces gestes expressifs, expressionnistes presque, dont la signification s’enrichit au fil du ballet qui tire de là sa cohérence interne (à distinguer d’une cohérence externe moins ressentie que pensée, au niveau de la story davantage que de l’histoire, comme cela peut être le cas de la Petite danseuse de Degas, par exemple).

On peut prendre comme autre exemple le bras de Quasimodo, le coude levé au-dessus de la tête penchée, avant-bras ballant et doigts écartés. La position du coude oblige à avancer l’épaule et transforme en bossu un simple danseur au dos courbé (enfin, simple… il s’agit de Nicolas Leriche !) ; marque d’infirmité, elle contient également le devenir de Quasimodo, puisque c’est de ce bras replié qu’il trouve la force d’étrangler Frollo. L’attitude est si bien contrefaite qu’on se demande au début si le danseur n’aurait pas un peu de rembourrage dans le dos, mais que nenni, c’est fichtrement bien pensé : l’artifice rend davantage visible l’humanité de cet être (jusqu’à ce qu’il se redresse complètement, à la fin) et écarte le comique. Certes, ce sont les infirmités qui peuvent être contrefaites qui sont potentiellement comiques, mais c’est aussi ce qui est le plus involontaire qui est le plus risible et à ce titre, la position du danseur est préférable à l’excroissance du costume. En chorégraphiant qui plus est l’entrée de Quasimodo sur une musique plutôt sombre en regard de celle qui précède, Roland Petit n’admet pas un instant l’anesthésie du cœur1 et balaye la comédie pour ne plus laisser place qu’à la tragédie hugolienne. Le chorégraphe sait bien que le romancier ne fait pas dans la légèreté, et les danseurs frappent du pied pour revendiquer que cela soit aussi grandiose. Amen.

1Je suppose que vous en avez déduit ma lecture du moment…

Preljocaj fait la noce au bassin de Neptune

 

Jeudi 8 juillet, à Versailles, une fois n’est pas coutume (ni deux, mais c’est déjà mieux). Après un frichti à la maison, Melendili, le Teckel et moi n’avons qu’à descendre à pied l’avenue de Paris pour assister à un miracle autrement plus réjouissant que de marcher sur les eaux : danser sur un bassin. J’y avais vu le Lac des cygnes par l’ENB (que je vais revoir en août, youpi!), et même si le thème des ballets chorégraphiés par l’auteur du Parc n’a cette fois rien d’aquatique, celui du château fait toujours son effet. Deuxième catégorie, nous avons l’excellente surprise de nous trouver très bien placées (limitrophes de la première catégorie, je dirais), au cinquième rang, un peu après le coin du côté cour, sans colonne ni pendillon : royal ! Les gradins mettent un peu de temps à se remplir, mais un quart d’heure plus tard, passé à discuter des mérites respectifs des ouvreurs et à se demander ce que les poupées chiffon de mariée font sur scène (« vraiment des poupées ? Ah, oui, elles n’ont pas de mains, ça aurait du me mettre sur la voie »), le spectacle peut commencer.

 

De sacrées Noces

 

Le pièce est presque aussi vieille que moi, autant dire vieille comme le monde. Et la tradition qu’elle met en scène, ancestrale. L’homme prend une femme pour épouse. Il ne s’agit pas de mariage, la femme n’épouse pas l’homme, elle n’est qu’épousée, étouffée. Elle est prise, pour femme peut-être, enlevée, capturée, arrachée à elle-même. Il la prend, il l’enlève, l’élève dans les airs, la secoue comme auparavant la poupée de chiffon. Elle a d’autant plus l’air d’un pantin désarticulé qu’elle n’est pas la seule, qu’elle se retrouve dans cinq couples. Les dix danseurs décuplent la force d’une histoire que leur nombre et leur semblance empêchent d’être personnelle. C’est une affaire de tradition, plus terrible d’être acceptée. Un « rapt consenti » : les filles sont enlevées, elles y consentent mais ne résistent pas moins ; et c’est cette tension qui fait toute la force de cette danse déchirante, sur une musique de chants qui tiennent autant du cri que de la plainte.


 

Petit à petit, on comprend pourquoi les jeux de séduction propres à chaque couple, autour d’un banc, n’ont rien d’attendrissant. On étouffe avec ces danseuses qui s’enferment dans un enchaînement de gestes secs sans cesse répété : le corps plié en deux, tête baissée, bras arrondis au-dessus de la tête comme un animal qui pourtant ne fonce sur rien, ne peut que se cabrer dans un saut qui le fait se replier sur lui-même ; pas arrêté, mains derrière la tête, sur la nuque, coudes ouverts qui se ferment brusquement contre le visage ; le bras qui lâche et s’oublie en un mouvement pendulaire, mécanique enrayée ; passage en première effacée, tête lâchée sur le côté, comme si elle venait de prendre une gifle (à ceci près que c’est le corps qui a pivoté).

 

 

Les couples sont rudes et lorsque les hommes saisissent les femmes et les font tomber à la renverse sur leur bras, elles ne se cambrent pas comme des danseuses de tango mais, refusant de jouer la sensualité contre la sexualité et d’être prises éprises, même si elles ne peuvent échapper à l’emprise des hommes, elles ne s’abandonnent pas et se soustraient à leur jouissance en montrant autant de vie que les poupées de chiffons. Du coup, lorsque ces dernières sont secouées en tous sens, ce sont bien les femmes qui sont violentées. Ces femmes, filles encore et toujours, et épouses bientôt, laissent aux poupées la robe blanche et le voile, s’obstinent dans leurs robes aux teintes chaudes mais sombres, robes en corolle sous lesquelles on aperçoit des culottes blanches. Les hommes défient les femmes, les défont sans qu’elles se défilent. Elles travaillent non pas à accepter, mais à avoir la force de se détruire (et bientôt leur seul travail sera l’accouchement). A cet égard, les sauts dans lesquels elles se jettent depuis les bancs sont autant d’assauts.

 

 

Chacun court, prend appel sur le banc et s’élance dans le vide, rattrapée au vol par l’homme qui assis dos à elle sur le banc, la tête désespérément face au public, s’est levé au moment exact de son appel sur le banc, et sitôt réceptionnée, ils s’effondrent et roulent sur le sol. Cela se répète, en chœur ou en canon, jusqu’à ce qu’une seule femme s’élance alors que toutes les autres sont laissées à terre pour mortes. Ce qui pourrait être un geste de confiance absolue (et il en faut dans son partenaire, qui n’a aucune marge pour réceptionner celle qu’il ne voit pas mais sent uniquement au dernier moment, lorsqu’elle est à sa hauteur) en est un de désespoir plus grand encore, destruction de soi lancée contre l’autre, contre l’homme qui bientôt la fera rouler sur le lit comme il la fait rouler par terre, finalement clouée sous lui. C’est affreux et magnifique – déchirant.

La fin serait davantage poignante, dans un apaisement tout relatif : en ligne et de dos, les cinq couples avancent vers le fond de la scène, remontent l’allée vers le château ; ce pourrait être une apothéose, mais c’est au contraire une marche funèbre qui s’enfonce lentement dans l’obscurité des projecteurs noyés : les femmes guidées et aveuglées par la main des hommes se sont résignées – à n’être jamais résignées.

 

Noces sacrées

 

Le sacre du printemps n’est peut-être pas celui de Preljocaj, mais il n’empêche pas que cela soit réussi et en parfait dialogue avec la pièce précédente. Rarement programme aura été plus cohérent. En effet, on retrouve une tension semblable entre ce qui est voulu et ce qui est souhaité, à ceci près que la contrainte qui est en le ressort n’est plus sociale, comme c’est le cas dans les Noces, mais intérieure, propre à l’individu comme être désirant, partagé entre le sexe et l’effroi.

Les femmes passent le plus clair de leur temps à courir, comme traquées par un meurtrier, pour échapper aux mains qui les soumettront à leurs désirs : question de vie, vraiment, et de sexe. Le premier tableau, pourtant, n’est pas de chasse : une jeune femme traverse la scène, s’immobilise ; la main se crispe sur le tissu de la jupe courte, on voit que le geste est malaisé par le transfert du poids du corps d’une jambe à l’autre, il l’engage plus qu’elle ne le voudrait ; la main froisse le tissu, et les doigts en rassemblent peu à peu les plis vers le haut, jusqu’à ce que les doigts puissent se glisser dessus, en haut de la cuisse, et en retirer la même culotte blanche que les filles de noces tout à l’heure ; elle ne l’enlève pas, néanmoins, et la petite culotte lui reste sur les chevilles. La scène se répète avec chaque fille, en canon et bientôt toutes les petites culottes sont à leurs pieds, résistent à leurs ronds de jambes en l’air, entravent leur volonté de mouvement. Ce sont bien les femmes qui ont ouvert le bal, qui se sont ouvertes et comme offertes aux hommes qui viennent de quitter leurs poses plus ou moins faunesques en arrière-scène, sur des blocs de gazon, et reniflent les petites culottes qu’on leur a remises, plus prosaïques qu’un voile.

Cette initiative des femmes ne fait que rendre ensuite leur capture plus violente. Chacune sur leur piédestal de gazon (les blocs sont mobiles, s’emboîtent, se reconfigurent ou s’écartent pour créer un paysage vallonné ou ravagé), leurs poses sont lascives, mais prises en poursuite par les hommes, elles ne veulent pas, si bien que lorsque les hommes leur arrachent leur haut, et qu’elles sont clouées sur leur bloc de gazon (à la fois à terre et en l’air, s’il est vrai que les blogs surélevés pourraient à ce moment faire songer à des lits); les scènes d’accouplement sont d’une violence incroyable. Et d’une telle force érotique, en même temps, qu’on ne peut pas s’empêcher de trouver magnifiques toutes ces évocations de coït éparpillées côte à côte sur la scène.


 

Je crois que c’est pour moi le paroxysme de la pièce, la tension retombe quand les corps des femmes en soutien-gorge se traînent dans une lumière affaiblie, je décroche un peu. Je ne comprends pas vraiment la fin (et ne suis pas la seule), ou alors comme passage obligé de la relecture : le sacrifice d’une jeune femme fait basculer la tension de l’individu et du couple au groupe. L’Élue (qui rappelle un peu les « volontaires désignés » d’explications de texte pour lesquelles personne ne se dévouait) est jetée dans le puits des six blocs ré-assemblés par tout le groupe en furie, l’opposition féminin-masculin se perdant dans l’élection d’un bouc émissaire. Le groupe enragé lui arrache ses vêtements, jusqu’à ce qu’elle se retrouve entièrement nue, et qu’elle retourne contre eux son agressive beauté. D’une certaine manière, on ne peut plus rien contre elle, la nudité annule la vulnérabilité de la dénudation (why Newton’s nudes are that big, do you think ?). Peut-être est-ce là une forme de libération dont l’exultation (par l’artiste) n’est cependant pas débarrassée de colère (pour le personnage), mais c’est en tout cas la fin du désir, auquel à été substituée une autre tension, celle de l’individu et du groupe. Le solo de gesticulations n’apporte plus grand-chose et je ne peux trouver de justification à sa durée qu’en y voyant le moyen de désamorcer tout voyeurisme. Curieux aussi, d’une certaine façon, les applaudissements nourris pour cette éphémère soliste ; je suppose qu’on salue son audace, mais soupçonne nombre de spectateurs de croire que la nudité est garante de la vérité, qui se trouve pourtant bien en amont du sacrifice final.

 

 

Bien qu’ayant préféré les Noces, qu’aucune petite mort chorégraphique ne vient entamer, les deux ballets s’accordaient parfaitement pour une soirée tout en intensité. Il y a en effet ceci de formidable dans les ballets de Preljocaj (dans ses productions grand public, à tout le moins, que je préfère aux interrogations tortueuses du Funambule, par exemple), c’est que danseurs et danseuses redeviennent sur scène hommes et femmes. Le mouvement y est toujours un geste ; et c’était particulièrement vrai avec la danseuse asiatique dont la danse était toujours plus lisible que celle, pourtant identique dans les pas, des autres.

 

 

Manèges, ballon et tours : la foire aux étoiles

B#1 m’a revendu ses places pour le gala d’ouverture des étés de la danse. J’en avais pris il y a quelques années de cela, lors de la venue du ballet de San Francisco, mais les températures étaient inférieures au minimum toléré par les contrats des danseurs (ils pensent à tout ces ricains, c’est dingue) et le spectacle en plein air avait été annulé au dernier moment. Depuis, les étés de la danse ont lieu dans des salles parisiennes et le seul risque de température encouru est la surchauffe. J’ai été agréablement surprise sur ce point par le théâtre du Châtelet qui est en revanche mal fichu comme tout niveau visibilité. Places de première catégorie côté jardin, contre la baignoire, ma mère et moi nous retrouvons sous l’avancée du premier balcon, qui mange le coin supérieur gauche de la scène. Vous me direz, en l’absence de décor, ce n’est pas fondamentalement gênant, mais si c’est un opéra, vous pouvez faire une croix sur les surtitres, et zut, quoi, à 75 euros, on n’est pas censé être multilingue. Pour la danse, la gêne est plus psychologique qu’autre chose et l’impression d’enclavement disparaît au bout de quelques instants, un peu comme les bandes noires sur le côté du téléviseur lorsque le film n’est pas calibré pour. Malheureusement, la tête de l’ours géant (et bourru, il refuse de se tasser dans son siège) à deux rangées devant moi ne disparaît pas, contrairement aux danseurs jusqu’à la taille lorsqu’ils passent dans cet angle mort ; autant dire que je n’ai pas goûté au dossier, et que je suis restée sur le bord de mon siège, droite comme un i, à en avoir des courbatures dans le dos en sortant. Et un cambré, un, pour se remettre d’aplomb (et amoindrir les bénéfices de la séance d’ostéopathie) ! Soirée galeuse. Et non, ça ne pue pas, ça fouette.

Un gala de danse, à l’image de celui du magazine, est un événement people. Dès l’entrée, je repère Elisabteh Platel (c’est une idée ou la génération de danseuses précédente avait des visages plus typés et donc plus reconnaissable ?), et mon voisin de droite, en regardant le petit groupe levé au premier rang du premier balcon, commente : « c’est bon, Brigitte, on t’a vu, on sait que tu es là, tu peux t’asseoir, maintenant ». C’est un sacré numéro, ce voisin. Franco-russe, apparemment, à en juger par le [r] roulé de ses « braaavo ! » sonnant pour les danseurs qu’il aura trouvé méritants, et ses exclamations en -a (quelque chose comme « marièneka »). Il fait profiter à ses voisins de ses commentaires qui lui échappent et dont on se passerait parfois, mais comme ils sont davantage l’émanation d’un enthousiasme qui ne sait pas se contenir que les critiques d’un blasé, c’est supportable. Ce n’est pas un vieux blasé qui vient uniquement pour le plaisir de déplorer la faiblesse artistique propre aux galas – lorsqu’il s’exclame « le cirque! », c’est qu’il s’amuse du show d’Igor Zelensky. Ses échappées sonores ne l’empêchent pas de reprendre la jeune fille de danse qui consulte son téléphone portable, ce qui ne se fait pas, lui rappelle-t-il, serait-ce pendant les applaudissements entre deux pas de deux, ajoute-t-il lorsqu’elle lui objecte que ce n’est pas « pendant le spectacle ». Dans le gala, pourtant, les applaudissement font partie intégrante du spectacle, qui éclatent en plein milieu des prouesses techniques jubilatoires, jauge d’enthousiasme perturbée par la starification plus ou moins grande des uns et des autres. A ce compte, la compagnie invitée n’est pas spécialement à l’honneur… Novossibirsk n’a pas encore la côte, et à côté de quelques-uns des meilleurs danseurs actuels dans le monde, les solistes du ballet souffrent un peu de la comparaison.

 

Son Chopiniana qui ouvre la soirée m’a un peu rappelé les présentations de classe que nous faisions au conservatoire avant d’enchaîner les variations du concours : cela a l’aspect un peu trop léché d’un exercice de style consciencieux. Le bleu uni du cyclo n’aide en rien. Je me dis aux premiers piétinés du corps de ballet que ses sylphides ne sont pas très légères, avant de comprendre que c’est le métro que je sens sous mes pieds (pour rappel, on monte au parterre). Les ensembles sont impressionnants d’harmonie (et il faut une sacrée synchronisation pour qu’on ne remarque qu’au bout d’un très long moment les disparités de taille), mais les solistes ne se démarquent pas spécialement du lot : c’est l’exact opposé du ballet du théâtre de Saint-Petersbourg qui mise tout sur sa star Irina Kolesnikova. Pour tout vous dire, je ne me rends compte qu’à la fin qu’il n’y avait pas une mais deux solistes brunes, donc je ne peux même pas vous donner le nom de celle qui a réussi la difficile synthèse du pétillant et de l’évanescent, quand les sylphides, pour paraître éthérées ont généralement l’air ailleurs. Dans l’ensemble, les bras sont très délicats et même les poignets brisés n’empêchent pas de donner l’impression d’une grande fluidité. Contrairement à ma mère que seuls les formations inventives du corps de ballet n’ont pas ennuyé, j’apprécie de plus en plus ces danses maniérées – ciselées : travail d’orfèvre, minimal et incroyablement riche.

 

L’entracte séparait ce ballet improbable dans un gala (et même tout court, il n’y a que les Russes pour danser cela sans avoir l’air ridicule) des habituels morceaux de bravoure. J’aurais bien aimé la voir dans autre chose mais, comme au Gala des étoiles au début de la saison, Polina Semionova a dansé le Corsaire, troquant seulement le tutu plateau contre un bustier et une jupe style Bayadère, encore plus délicieux. Le costume a beau être pailleté, rien ne saurait être clinquant avec sa classe naturelle, pas même ses développés seconde à l’oreille. Je m’étais déjà longuement extasiée et ne puis que réitérer – elle est divine. Avec un corps charnel et non pas décharné, en plus. Hyper lax, poitrine, coup de pied et aisance naturelle. Un sourire à se pâmer. La classe, quoi. Ce n’est pas le cas de son partenaire, en revanche, bien mal assorti. Ses sauts de malade, avec des vrilles, tours, écarts et changements de jambe dans tous les sens sont gâchés par ses réceptions où il se vautre dans le contentement, histoire de bien vous faire comprendre qu’il peut tout se permettre. Show off. Ça me coupe direct, ces danseurs qui transforment la jubilation de l’émulation en orgueil de compétition ; je suis épatée, mais pas admirative.

 

Après Igor Zelensky, carte de visite du ballet de Novossibirk, à en juger par les applaudissements, deux autres solistes du sérail ont poursuivi la mascarade avec le Carnaval de Venise. Ivan Kuznetsov me tape davantage dans l’œil qu’Elena Lytkina. Fin, élégant, aérien (les sissonnes prises de dos, et à l’écart, je ne vous raconte que ça), c’est un danseur racé que j’aurais plaisir à revoir.

 

Si vous ne voyez pas trop, comme ça, comment l’évocation d’un meunier pourrait vous faire frétiller, c’est que vous ne connaissez pas l’émoustillante variation qu’a chorégraphiée Massine. Quand j’ai vu le Tricorne sur le programme, j’ai dit à maman que ce serait génial. Cela n’a pas loupé, elle était limite en transe après, et aurait bien pris Vincent Chaillet comme dessert (après un tartare à l’italienne avec basilic, parmesan, pignon
de pain et huile d’olive au bistrot du coin, le repas aurait été parfait). Et pourtant, il n’est pas, à mes hormones mon avis, aussi sensuel que José Martinez qui vous donne envie de vous rouler par terre et de crier « foule moi aux pieds » dans ce rôle (comment ça, « me » donne envie ?). Moins fougueux, notre premier danseur n’en est pas pour autant moins impérieux ni magnétique. Ses gestes sont plus retenus, l’érotisme plus latent. Toutes proportions gardées, évidemment ; il n’y va pas de pied main morte, son talon casse dans la dernière frappe. Il salue une jambe pliée, puis d’une attitude renversée tout à fait dans le style va ramasser le bout de chaussure avant de faire sa sortie avec panache. La classe, quoi.

 

La Tarantella était clairement le moment le plus jubilatoire de la soirée. Le NYCB l’avait donné lors de sa venue à l’opéra la saison dernière et ce pas de deux de Balanchine avait suscité l’enthousiasme. Au cinquième rang de parterre, même avec un ours devant, c’est encore mieux que dans les hauteurs des balcons de Bastille. On voit que les danseurs s’éclatent dans ce déferlement de pas dont la virtuosité tient avant tout à la vitesse. Ici, un déboulé n’est pas un vain mot, et le manège de grands jetés en tournant de Daniel Ulbricht est à la limite de l’impression rétinienne. Ça saute, sur pointes, dans les airs, et tournicote comme une toupie sans jamais que les pieds ne tricotent – c’est jouissif. L’homme se retrouve à scander à genoux sur son tambourin les tours suivis de sa partenaire, riant au diable. Le tambourin lui échappe à un moment des mains, mais ne tombe pas à plat, il est déjà rattrapé, hola ! Il ne survivra pas, en revanche, et finira percé, mais comme le talon de Vincent Chaillet, c’est accessoire (cela me rappelle l’éventail d’Irina Kolesnikova, propulsé à terre dans l’emportement). Ashley Bouder et Daniel Ulbricht sont diaboliques. Leur drôle de physique (surtout pour lui, petit pour un danseur, et plutôt court sur pattes) dont la forte musculature les fait paraître un peu tassés après les lianes russes, ne surprend plus dès le moment où ils se mettent en mouvement.

 

Après cette ivresse de punch, Cendrillon paraissait hors de propos. Certes, l’Opéra a exceptionnellement accepté que ses danseurs participent à un gala international, mais il s’est pour ainsi dit mis hors jeu en présentant ce pas de deux (et le seul solo de la soirée, par un premier danseur, de surcroît, comme pour affirmerque le corps de ballet peut rivaliser avec les étoiles étrangères). Il n’est pas très fair play de récuser le voyeurisme technique de ce genre de manifestation et de revendiquer le bon goût à la française en proposant deux danseurs à l’élégance racée. Agnès Letestu et José Martinez sont magnifiques, mais pas à leur place ici, d’autant que le pas de deux n’est pas assez émouvant pour imposer un autre modèle (choisir un extrait du premier acte -comique- aurait été plus judicieux).

 

Pour éviter les excès vulgaires de la virtuosité (cf. le corsaire d’Igor Zelensky), plutôt que de la renier, il est plus efficace de montrer qu’elle est un ressort artistique, ce à quoi parviennent brillamment Olessia Novikova et Leonid Sarafanov dans Tchaïkovsky pas de deux. Lui joue de son ballon, elle de sa beauté et de sa vivacité, et tous deux sont juste parfaits, dansants. Le tempo ne leur pose aucun souci, Olessia Novikova trouve même le temps d’instaurer des suspensions pour créer des contrastes et faire respirer sa danse. Je suis d’autant plus admirative que je sais, pour l’avoir travaillée en stage, que cette variation ressemble plus à une lutte qu’à autre chose et qu’on court davantage derrière la musique qu’on ne danse avec elle. Dès son entrée, elle est resplendissante dans sa robe rose orangée (forcément), si bien que j’ai cru une seconde que Polina Semionova revenait en scène. Celle-là est néanmoins belle dans un sens plus ordinaire que celle-ci, et son sourire plus artificiel, même si cela n’ôte rien à son charme (avec un léger je-ne-sais-quoi d’Alice Renavand, j’en connais un qui serait resté arrimé à ses jumelles). Virtuose et élégant, j’adore. Cela n’a pas du déplaire non plus à l’envoyée du NYCB qui, Balanchine oblige, la regardait depuis les coulisses, enveloppée dans un châle rose.

 

Le dernier pas de deux a mis le feu à la salle. Des Russes qui dansent Flammes de Paris, c’est une célébration de l’année russe en France ou je ne m’y connais pas. Elena Lytkina a même poussé le vice jusqu’à nous faire un mixte des fouettés à la française et à la russe : sa jambe marquait bien l’accent en bas à la seconde, à la russe, mais s’ouvrait devant, comme si elle était en quatrième (en gros, il lui manquait un quart de tour – je ne sais pas si vous visualisez, mais ça sentait l’en-dedans). Son partenaire était bien plus terrible, ce n’est pas pour rien que Vassiliev se prénomme Ivan. Imaginez des cheveux bouclés au carré, un torse bombé à l’italienne, une démarche de loubard et des cuisses en ballons de rugby, vous obtenez le canevas du corps. Rajoutez à cela un verre de vodka réclamé à l’aubergiste après avoir descendu une barrique de vin et des yeux exorbités dans les tours à la seconde, qui donnent un regard halluciné de fou désespéré à la Courbet, et vous avez l’esprit de la bête du Bolchoï. Ici, filmé depuis les coulisses – vu le monde, je me demande si ce n’est pas une générale plutôt que le spectacle. Agnès Letestu le regardait depuis les coulisses, sans expression déterminée.

Je me demande dans quoi on peut bien le distribuer, les rôles de jeune premier étant formellement exclus. Cette armoire à glace a une force proportionnelle à ses dimensions, et fait essoreuse à salade ou mixeur dans ses tours suivis à la seconde. Puis, faut pas croire que le poids l’empêche de décoller, hein. Et une gueule avec ça. Terrible, vraiment. C’est le mot.

 

Les danses polovtsiennes n’ont pas provoqué pareils stupeur et tremblements, cela paraissait presque sage à côté (comme l’ensemble qui clôturait notre examen au conservatoire ; ne riez pas, on avait travaillé un arrangement de ce passage – maintenant que vous m’avez imaginée en redoutable guerrier viril, vous pouvez rire). Presque, parce qu’on sent quand même affleurer la brutalité de l’âme slave, arc au poing, mains qui frappent genoux et talons. Côté femme, on est davantage dans l’esprit du harem, avec voiles, et soutien-gorge qui donnent des costumes plutôt réussis par rapport à la débauche luxuriante de couleurs à laquelle cela aurait pu donner lieu (on a quand même des pyjamas rayés jaune et noir – quand même…). Très ensemble, ça détonne, parfait pour un final. Entrée en ligne des couples, saluts un par un, puis ensemble et ça recommence, bouquets… C’est comme pour le « je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance… » que le patron laisse le soin à sa secrétaire de compléter, la formule est toujours la même. Ce qui n’empêche nullement quelques effets de désynchronisation, avec un magnifique levé de rideau en plein bazar, abaissé de quelques mètres, relevé et ains
i suspendu à mi-hauteur en attendant que les danseurs hésitent puis rentrent dans le rang. C’était constellé, faut dire…

 

 

Une Petite Danseuse sans dégâts

 

Garnier affichait à peu près complet, exception faite des places sans visibilité devant lesquelles les touristes ne reculent pas (« But it’s blind ! You can’t see anything ») et quelques retours pour les Pass jeunes dont je profite avec B#6, apparue juste derrière moi. Le ballet de Patrice Bart n’a pas spécialement bonne presse parmi les balletomanes, mais l’image d’Épinal est forte pour les petites filles qui se rêvent danseuses tous les mercredis ou les grands-mères qu’elles sont devenues, et pour les touristes qui ont vu la statuette à Orsay dans l’après-midi. Le spectacle passe bien, ça bouge beaucoup d’un tableau à l’autre et à l’intérieur d’un seul, et il y a profusion de costumes variés et colorés, modernes aussi, tant l’époque qu’ils datent est stylisée. La reconstitution de la classe de danse (l’arrosoir à colophane, le travail à la barre, le lacet de velours autour du cou, le maître de ballet avec sa moustache et sa canne…), sans forcément tomber dans le cliché, n’en est pas moins attendue. C’est un univers rassurant où même les tourments de l’artiste torturé et la prison dans laquelle la petite danseuse atterrit après ce qui est plus ou moins un vol de l’un des abonnés ne parviennent pas vraiment à susciter le trouble ou l’inquiétude.

La faute à la musique, très certainement, parfois traitée comme un fond sonore et dont le contenu importe peu ; c’est particulièrement flagrant lors de la traversée en avant-scène de quatre danseuses qui recomposent les tableaux, avec leur si particulier éclairage en contre-plongée. Un peu de tous les styles (Palpatine fait remarquer que la musique du solo de l’artiste ressemble un peu à la musique de Signes), et beaucoup d’aucun : cela n’aide pas à donner de la cohérence à ce patchwork ludique mais brouillon qu’est ce ballet.

Le fil blanc en est évidemment la vie du modèle de Degas, gamine que la mère met à la danse ; qu’éblouit l’étoile ; qui séduit l’artiste ; que séduit un abonné – ce qui nous donne la première partie du spectacle, l’amorce d’une ascension artistique et sociale, avant la déchéance, en seconde partie, avec le vol dans le cabaret, la prison, et la repentance assumée par une dure vie de lavandière. Les deux actes sont déséquilibrés en durée, mais le découpage traduit bien l’impossible mixité sociale entre de riches abonnés et les courtisanes qu’ils viennent chercher au foyer, dont Virginie Valentin a analysé la présence dans le ballet blanc. La sylphide, qui ne s’unira pas à James même s’il n’épouse pas Effie, et Giselle, morte encore vierge, sont d’éternelles fiancées à qui le mariage est refusé. Ces êtres de la nuit, sylphide ou willis, sont des créatures volantes, dont la légèreté n’a d’égale que la réputation de la danseuse qui l’incarne. Si le mariage leur est refusé, c’est que la promiscuité du bourgeois et de la pauvre fille ne peut être validée par la société, qui craint pour son équilibre ; le papillon de nuit devient un insecte nuisible le jour.

Le reste de l’article m’a paru quelque peu abscons, mais je trouve cette étonnante analyse articulée au double sens de « fille légère » tout à fait pertinente. Par sa lecture, elle éclaire La Petite Danseuse de Degas qui en retour la corrobore. Le mélange des classes dans l’enceinte de l’Opéra est particulièrement bien rendu dans le tableau du « grand bal de l’opéra » où les petites danseuses se produisent au milieu des dames meringuées qui valsent. Le décor de fond de scène reproduit le rideau de la salle, si bien qu’abonnés et danseuses sont à la fois sur la scène et en-dehors, devant elle. Hors de l’opéra, abonnés et danseuses ne se fréquentent guère qu’au cabaret (identifié ici comme « le Chat noir », histoire de pouvoir caser une référence picturale à Toulouse-Lautrec), lieu de débauche, où le sexe mène la danse loin de la rigueur voulue par l’art. La courtisane rattrape à chaque instant la danseuse : l’une, anonyme, écoute un abonné plutôt que de continuer ses exercices à la barre ; la petite danseuse prendrait bien pour modèle les filles enjôleuses envers l’abonné plutôt que de l’être pour l’artiste ; même la mère, pour protectrice et autoritaire qu’elle paraisse dans son austère habit noir, n’en est pas moins hantée par son passé de courtisane en corset rose, jupon orange et lacets violets – passé dont elle se résigne à faire le futur de sa fille en la poussant à la prostitution. Il n’y a pas jusqu’aux blanchisseuses qui n’en soient marquées : ces ouvrières aux allures de nymphe paraissent souvent plus lascives que lessivées, et la vapeur d’étuve les baigne comme un harem aux bains. Si l’on poursuit l’analyse de Virginie Valentin, il n’est pas surprenant que le blanc domine dans le tableau des lavandières, sensuelles créatures déchues (elles ne peuvent se laver de leur existence passée). Elles entrent une à une, en serpentant, comme les ombres de la Bayadère, à qui elles empruntent le jeu du voile, devenu drap (le manège qui se déploie n’est pas non plus sans rappeler la Fille mal gardée… le comique en moins, puisque tout n’est pas bien qui finit bien) ; on retrouve ici le ballet blanc dans son esthétique et sa « sociologie ».

Entre une vie de misère dont l’Opéra la sort à peine, et celle de courtisane qui ne lui garantit pas de ne pas y retourner promptement, la danseuse n’a que peu de marge. On voit ainsi sans cesse la petite fille hésiter entre l’artiste et l’abonné, et si son attirance va au premier, c’est le second qui, au moins symboliquement, la sauve, en en faisant une figure d’art, seule voie capable de briser l’alternative entre misère et vice. Le ballet se clôt comme il avait commencé : par la statue dans sa vitrine, menton levé, pieds en quatrième, épaules voûtées et bras derrière le dos. La position de ces derniers résume à lui seul l’essence de la petite danseuse, s’il est vrai qu’un même geste renferme de très diverses significations (*Kundera power*) : c’est à la fois la contrainte qu’exerce sur elle sa mère, l’entrave lors de son arrestation après le vol de l’abonné, et l’expression de la sensualité de la jeune fille par l’artiste. En effet, lorsque sa mère la remet d’autorité en pose, distraite par les modèles, l’artiste lui délie les bras et ce n’est qu’après lui avoir fait passer les mains derrière la tête (timide esquisse d’une pose lascive) qu’il les fait se rejoindre dans le dos, dans leur position initiale, mais sans plus aucune raideur.

 

 

Visuellement brouillon dans les ensembles, le ballet n’en a pas moins sa cohérence. Tout en reconnaissant ce ballet pour ce qu’il est, il n’y a pas lieu de bouder le plaisir que l’on prend à retrouver le petit monde qu’il met en scène, tableau d’une époque fantasmée à partir du regard d’un peintre, et le beau monde qui l’incarne.

Clairemarie Osta est parfaite dans le rôle, et pas seulement à cause de sa taille. Elle ne joue pas à l’enfan
t ni ne surjoue une maladresse que son personnage s’efforce de corriger – alors qu’il n’y a rien de plus dur que de prétendre chercher un équilibre qu’on risque à tout moment de perdre. Elle est, avec l’artiste, le personnage qui montre la plus grande densité, encore que Benjamin Pech (magnifique solo final) y soit peut-être pour plus que la chorégraphie.

Je l’avais vu dansé par Karl Paquette lors de sa saison de création, et j’en ai maintenant confirmation : le rôle de José Martinez est abonné aux danseurs croustillants. Il donne envie d’inverser les rôles ; pourquoi ne ferait-il pas la courtisane à son tour, hum ?

Palpatine se demandait à quoi servait le personnage de la mère : à voir Elisabeth Maurin qui campe une duègne aux petits gestes nerveux d’une netteté formidable. Avec son chignon-champignon roux (assorti au costume !), elle me fait penser à une sorcière de conte, femme vieillie, rabougrie, et danseuse plus parfaite que jamais. Elle était Giselle dans mon premier ballet, il y a dix ans de cela, et en la revoyant, je suis tombée profondément d’accord sur le caractère regrettable d’une limite d’âge arbitraire, qui renvoie le danseur alors que s’épanouit l’interprète. Elle devrait être plus souvent transgressée pour permettre un retour fréquent des anciennes étoiles en « artistes invités ».

Le couple de l’Étoile et du maître de ballet est formé par Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio, qui me déplaît moins dans ce rôle depuis qu’il a pris un peu de bouteille et ne fait plus jeune freluquet qui s’est collé une moustache sous le nez et s’observe dans un miroir auquel le public s’est substitué. Dorothée Gilbert est bien, comme toujours, mais ce n’est pas franchement le cas d’un rôle dont je regrette à présent qu’il m’ait donné pour la suite un a priori négatif sur Isabelle Ciaravola (dont les jambes interminables convenaient néanmoins encore mieux au rôle). Le problème, c’est que l’Étoile n’existe pas ou alors c’est le bout de la ligne 6 ; elle ne s’imagine qu’au travers les multiples rôles qu’elle interprète. Hors là, on demande à une étoile de jouer son propre rôle, de se pasticher elle-même sans pour autant se parodier. Comme l’Étoile est une coquille vide que l’on n’est pas même autorisé à regarder à distance avec l’œil du rire (Dorothée Gilbert était autrement piquante en Ballerine, dans The Concert), elle devient vite ennuyeuse. Le pas de deux ne signifie rien d’autre qu’un « regardez-moi » (Ganio est dans son élément), le lyrisme ne prend pas, il fige directement. Le mouvement pur, abstrait, peut être formidable – à condition de ne pas être enclavé dans un ballet narratif, dont il constitue un angle mort.

Dans les foisonnants rôles secondaires, il y a en a pour tous les goûts. Tandis que Palpatine bug à nouveau sur Juliette Gernez sans le savoir (et Aubane Philbert, et les lacets noirs au ras du cou de ces demoiselles, et la plus grande partie des demoiselles, en fait), je me délecte de Mickaël Lafon qui a décidément une belle de la gueule, du petit homme à l’arrosoir, que j’avais tort de ne pas connaître, des acrobaties d’Allister Madin, de tous les abonnés qui claquent avec leur ensemble de tours à la seconde, ou encore de l’élégance d’Héloïse Bourdon, parce que non, je ne regarde pas uniquement un ballet avec mes hormones qui n’auront droit de cité qu’en deuxième partie de soirée. J’espère ne pas avoir trop effrayé l’ami de Palpatine avec tout ça.

 

Le corps photographié

L’histoire n’a jamais été ma tasse de thé. L’histoire politique, plus précisément, celle qu’on nous fait apprendre par cœur et par dates. Je trouve en revanche fascinante l’histoire des mentalités, pour peu qu’elle ne se transforme pas en statistiques, parce que bon, le nombre de catholiques qui vont à la messe tous les dimanche versus ceux qui pratiquent seulement lors des grandes fêtes, cela me fait autant d’effet que le pourcentage des foyers électrifiés à la campagne en 1910 ; j’ai appris ces chiffres pour le concours, ils étaient oubliés le lendemain.

Le jour où j’ai eu l’intuition que l’histoire pouvait être fun (pour l’intérêt, c’est lorsque j’ai enfin compris que la dissert d’histoire fonctionnait sur le même principe que celle de philo), c’est lorsque Mimi nous a parlé de l’existence du Miasme et de la jonquille, une étude de Corbin à partir des odeurs du quotidien, ce qui m’a immédiatement fait penser au Parfum de Süskind ( l’ intuition et non la certitude parce que je n’ai pas lu ledit bouquin, il ne faut pas pousser, j’ai déjà L’Avènement des loisirs qui attend d’être rouvert pour être définitivement refermé). On peut donc faire de l’histoire avec n’importe quoi, sous les angles de vue les plus improbables. J’aurais pourtant du m’en douter, s’il est vrai que l’histoire de la danse n’avait jamais suscité en moi le rejet de sa collègue politique.

 

Dans Le Corps photographié, John Pultz et Anne de Mondenard croisent histoire de la photographie (corps moins figé à mesure que le temps de pose diminue ; possibilité de suivre les mouvements avec des appareils de plus en plus légers…), histoire des mentalités (du puritanisme qui filtre la sensualité jusqu’à la libération sexuelle) et histoire politique (la photo témoignage à la libération des camps ; développement du photoreportage avec les conflits de la guerre froide). On voit évidemment défiler noms et dates, mais toujours avec intelligence, s’il est vrai que le découpage en période recouvre des thématiques précises. La période récente, avec ses photos de guerre, de propagande, de publicité ou de mode, m’a moins surprise que l’émergence de la photographie au XIXème siècle, avec ses problématiques et ses potentialités.

 

Je n’aurais par exemple pas d’abord songé au recours de la photo par l’ethnologue pour assouvir et donner un caractère plus « scientifique » à son hystérie classificatrice, ni par les médecins pour tâcher de trouver des similitudes physiques entre les malades mentaux, technique bientôt récupérée par la police pour établir des portraits robots et tâcher de définir une physionomie du criminel (en superposant des clichés de coupables et en effaçant les particularités personnelles jusqu’à trouver des caractéristiques communes – tout à leurs théories fumeuses, ils n’ont pas pensé qu’ils obtiendraient un portrait similaire en procédant à la même manipulation avec des photos de victime, par exemple).

 

 

 

La photographie est bien d’abord une technique. Il est à ce titre assez fascinant d’observer ses interactions avec la peinture. Dans un premier temps, les photos permettent de réduire considérablement le temps de pose du modèle, elles sont un outil de travail. Ou un prétexte pour les amateurs du corps féminin, qui récupèrent ces photos -des nus, évidemment-, jusqu’à ce que se développe en parallèle une production pornographique qui circule sous le manteau. A quelques exceptions près, le corps masculin met alors du temps à devenir un sujet photographique… (et ne permet pas encore de se rincer l’oeil comme elles le voudraient pour certaines ; les dieux du stade n’étant pas mon idéal, je serais assez d’accord avec elle ^^)

La photographie va certes permettre à la peinture de se libérer de son obsession mimétique en vertu de sa qualité d’enregistrement du réel, mais c’est précisément cette qualité qui retarde la constitution de la photographie en tant qu’art, tournant opéré dans la première moitié du XXème siècle, en particulier avec les avant-gardes. Le corps est pris par le photographe sous les angles les plus improbables pour des formes toujours nouvelles, en plongée, contre-plongée, cadrage fragmentaire, « n’hésitant pas à déformer, déstructurer les corps qui devenaient ainsi volumes, matières, objets au même titre qu’une hélice d’avion ou une proue de bateau ». Il y avait notamment une photo de Moholy-Nagy, que je ne retrouve pas, mais qui prenait en contre-plongée un corps qui montait à l’échelle en corde d’un bateau, dont on ne voyait plus que les jambes, désarticulées, graphiques. « Moholy-Nagy ne cherche pas à donner une représentation cohérente du corps. Il choisit un point de vue inédit à partir duquel il construit une image dynamique. » On aurait dit une ébauche de Kandinsky géométrique ; la photographie artistique ne s’est peut-être finalement pas abstraite de la peinture… son champ propre serait alors bel et bien le reportage, le témoignage (Barthes n’est jamais loin).

 

D’autres analyses m’ont évidemment frappée dans ce livre, mais elles sont plus ponctuelles, parfois presque anecdotiques, si bien que j’y reviendrai peut-être lorsqu’un jour, oubliées, une situation les fera ressurgir, et alors, connectées les unes aux autres, elles feront véritablement sens. En attendant, je garde mes notes informes pour moi ^^