Peter Pan

Spécial Dre (si tu passes encore par ici…)

 

Liiiiiis Peter Pan [Pitoeur Pâne] , qu’elle me serinait…

Quelques a priori. Nevertheless, I had fun in the Neverlands.

 

Incipit :

« One day when she was two years old [Wendy] was playing in a garden, and she plucked another flower and ran with it to her mother. I suppose she must have looked rather delightful, for Mrs Darling put her hand to her heart and cried, ‘Oh, why can’t you remain like this for ever !’ This was all that passed between them on the subject, but henceforth Wendy knew that she must grow up. You always know after you are two. Two is the beginning of the end. »

« The way Mr. Darling won her was this : the many gentlemen who had been boys when she was a girl discovered simultaneously that they loved her, and they all ran to her house to propose to her except Mr. Darling, who took a cab and nipped in first, and so he got her. »

« For a week or two after Wendy came it was doubtful whether they would be able te keep her, as she was another mouth to feed. […] ‘Mumps one pound, that is what I have put down, but I daresay it will be more like thirty shillings-don’t speak- measles one five, German measles half a guinea, makes two fifteen six-don’t waggle your finger- whooping-cough, say fifteen shillins’- and so on it went, and it added up diffrently each time ; but at last Wendy just got through, with mumps reduced to twelve six, and the two kinds of measles treated as one.
There was the same excitement over John, and Michael had even a narrower squeak […] »

 

Wendy and Peter – rencontre du deuxième type :

«  ‘What is your name?’

‘Peter Pan.’

She was already sure that it must be Peter, but it did seem a comparatively short name.

‘Is it all ?’

‘Yes’, he said rather sharply. He felt for the first time that it was a shortish name. »

 

« When people in our set are introduced, it is customary for them to ask each other’s age, and so Wendy, who always liked to do the correst thing, asked Peter how old he was. It was not really a happy question to ask him ; it was like an examination paper that asks grammar, when what you want to be asked is Kings of England. »

 

La chaîne alimentaire qui tourne en rond :

« On this evening the chief forces of the island were disposed as follows. The lost boys were out looking for Peter, the pirates were out looking for the lost boys, the redskins were out looking for the pirates, and the beasts were out looking for the redskins. They were going round and round the island, but they did not meet because they were all going the same rate. »

 

Foutage de gueule permanent :

« The pirate attack had been a complete surprise: a sure proof that the unscrupulous Hook had conducted it improperly, for to surprise redskins fairly is beyond the wit of the white man. »

 

Les interventions de l’auteur, qui fait passer le ludique de la fable au sujet :

« Let us now kill a pirate, to show Hook’s method. Skylights will do. As they pass, Skylights lurches clumsily against him, ruffling his lace collar; the hook shoots forth, there is a tearing sound and one screech, then the body is kicked aside, and the pirates pass on. He has not even taken the cigars from his mouth. »

« To describe them all [their adventures] would require a book as large as an English-Latin, Latin-English Dictionary , and the most we can do is to give onea a specimen of an average hour on the island. […] Which of all these adventures shall we choose ? The best way will be to toss for it.
I have tossed, and the lagoon has won. This almostmakes one wish that the gulch or the cake or Tink’s leaf had won. Of course, I could do it again, and make it best out of three; however perhpas fairest to stick to the lagoon. »

 

Comme quoi, contrairement aux Petits écoliers, le bouquin de J. M. Barrie n’est pas que pour les enfants. Qu’on emmerde doublement, parce que les biscuits Lu – Côte d’or sont cent fois meilleurs. (Il y a des associations, comme ça, qui ont du bon ; je recommande la tuile chocolat noir-oranges confites, aussi, dans la même collection, et il faudra que je goûte les cookies Granola)

 

Man Ray

 

Un après-midi, à la bibliothèque de la fac, alors que je commençais à avoir le cerveau embué, j’ai rangé le livre que j’étais en train de ficher, me suis glissé dans le rayon photo et m’en retournée avec un Taschen sur Man Ray.

Je me suis assise à ma table avec mon livre d’images.

Une exposition pour moi seule.

Avec le caprice et la lenteur d’un enfant attentif, j’ai pris le temps de feuilleter, quitte à passer plus rapidement sur certaines manipulations d’image, expérimentations certes intéressantes mais nullement fascinantes. Pour certaines et pour moi, du moins, s’il est vrai qu’on ne peut pas n’y voir qu’un déploiement de technique : « On ne peut non plus tenir aucune de ces œuvres pour expérimentales. L’art n’est pas une science. » J’ai recopié la citation dans mon agenda à côté de la liste des photographies que je souhaitais retrouver, mais ne puis me souvenir si c’est un propos de Man Ray, ou un extrait de l’essai que Breton lui a consacré, et qui provoque bien plus l’imagination et la pensée que ne le fait le reste du texte, à caractère plus informatif, voire biographique. On y apprend tout de même que Man Ray ne portait pas grande attention à la datation et numérotation de ses tirages, bref, que son originalité réside dans la perspective innovante d’un regard (original) que dans l’authenticité d’un tirage (originel).

 

Traüme haben keine Titel

(le Taschen est trilingue, et je trouve que cela sonne mieux en allemand)

 

Larmes

 

Les larmes n’ont pas été versées, seulement posées sur un visage qui n’a pas pleuré. Coupées de toute cause, comme des fleurs pour constituer un bouquet, elles n’ont d’autre utilité que leur beauté, sphères translucides qui ornent les joues comme des perles.

Rondes comme les paquets de mascara qui émoussent la pointe des cils. Comme les narines noires. C’est alors seulement, en repartant de ce conduit nasal, que je perçois le regard levé et sa direction implorante – le titre ne me laissait percevoir que les larmes, étanches à toute tristesse (elle-même non miscible au visage).

 

 

Noire et blanche : comme deux notes en contrepoint, deux photographies en négatif qui font apparaître le visage comme un masque.

 

 

Les lèvres ne se s’étreignent pas. Baiser en négatif : s’enlacer. L’amour qui croît comme une plante, lèvres-feuilles grimpantes – photosynthèse de l’autre.

 

 

Après la langue, le corps de bois, qui ne laisse pas de marbre. Le retour à la raison reviendrait-il à donner le Primat de la matière sur la pensée ?

 

Primat de la matière sur la pensée

 

Voilà qui est fondre de plaisir (main sur le sein, seule certitude), baigner dans son fantasme. Désir qui déforme (main qui pétrit). Attendre l’étreinte qui rassemble (ses esprits). Le corps se vide de sa chair, comme un cadavre se vide de son sang (main qui détruit), il s’évide jusqu’à ce que sa forme s’estompe, se fonde, et fasse corps (efface corps).

Photo à dessein : la ligne contourne le dessin et marque la frontière du rêve.

 

Enough rope

 

C’est devant Enough rope que j’ai pris conscience d’à quel point Man Ray rapprochait la photographie du dessin : on se croirait devant les rinceaux végétaux de Mucha – enchevêtrement et contours appuyés. Il est curieux de constater que la photographie, qui a libéré la peinture de son obsession mimétique, s’en écarte à son tour par le retour au dessin ; qu’il faille rapporter la photo à la peinture pour la constituer en art. Surtout que cela lui passe la corde autour du cou, pour exister spécifiquement.

 

 

Ici, ce n’est plus une main qui dessine l’autre, comme dans les Mains dessinant d’Escher, mais une main qui efface l’autre alors qu’elle la saisit, à peine émergée du mur plus granuleux que la peau – le spectateur doit se faire archéologue et épousseter les grains du bout des lèvres, animant le mouvement de la bouche aux doigts écartés, soufflés comme des akènes. Le visage, lui, est déjà dégagé.

 

J’aime les corps musclés en finesse, presque androgynes. A peine un nu, des seins discrets.

 

 

La photo que je préfère, marquée et marquante. La raie m’arrête dans ce visage parcouru de traits et, autre punctum, les poils dont l’ombre modèle de divins avant-bras (concept melendilien, habituellement employé à propos de sujets masculins). Douceur des bras en l’absence d’oreiller.

 

 

RAYon X

 

Anatomies

 

Cette photo me fait penser à un entrefilet d’un ancien Danser, qui présentait le travail d’un photographe dont on se détournait en qualifiant son travail de pornographique, alors qu’il ne révélait jamais rien d’impudique et présentait seulement les corps sous un angle inquiétant, un pied devenant par exemple un organe monstrueux derrière lequel disparaissait presque tout le reste du corps.

Pour le cou, j’ai d’abord vu dans cette Anatomie quelque chose comme une puissante mâchoire de requin, mais en repensant à l’affiche de l’exposition sur les images subversives (que je n’ai pas vue), je me suis dit que la métaphore se trouvait plutôt du côté végétal… Ne m’en demandez pas plus, espèce de glandus ^^

 

Erotique voilée

 

Éclipse d’un sein et manivelle bien placée ; les genres sont renvoyés à un tour de la fortune. Érotique grâce à la roue voilée et démontée.

 

Prière

 

Prière d’insérer. Jeu de mot d’un goût douteux pour un fruit peut-être juteux. D’émotion. Dévotion. Une pêche lourde et délicate bien en main.

 

 

Promenons-nous dans les bois, pendant que le loup n’y est pas…


 

Mr et Mrs Woodman se proposent comme modèles – pas nécessairement à suivre. A voir, en tous cas, sans aucun risque de voyeurisme : deux corps, un point de jonction, toutes les positions deviennent affaire de forme à concevoir.

 

Quand Lalo remplace Lola…

 

… Palpatine n’est pas nécessairement dans tous ses états. A chaque orchestre ses beautés : une violoncelliste pour l’orchestre de Radio France, dirigé par Myung-Whun Chung. Pour une fois, le nom m’est familier, l’enregistrement de mon CD de l’Arlésienne s’est fait sous sa baguette. Peut-être bien magique, parce que j’ai du mal à comprendre quelles les musiciens peuvent en retirer : la mesure, peu exubérante, je vois bien, mais les vagues latérales initiées par les bras et suivies par le corps, ou la main gauche par laquelle tout le corps secoué de tremblement se raccroche au vide, je ne vois pas trop. On dirait parfois qu’il est possédé par la musique plus qu’il ne la dirige, mais cela doit être une impression de non-mélomane. Quoique… Palpatine penche pour le pilotage automatique de l’orchestre, parce que toujours est-il que ça marche (cette phrase n’est absolument pas française, mais je commence à être fatiguée et je ne vois pas où ça coince précisément – help me).

 

Deuxième nom imprononçable de la soirée, qui me fait irrésistiblement penser à de la mousssaka, bien que l’association phonétique soit une hérésie aussi bien géographique que culturelle : Moussorgski, dont des extraits de la Foire de Sorotchinski ouvre la soirée. C’est enlevé et coloré comme un marché – oriental ou méridional, parce que je peux vous assurer que ce n’est pas le genre de sonorité qu’on trouve en Dordogne.

Le méditerranéen, malgré que j’en ai, n’arrive qu’avec le deuxième morceau, une symphonie espagnole d’Édouard Lalo, dans laquelle on entendrait presque des accents tziganes de temps à autres. Mais c’est peut-être à cause du violon de Vadim Repin, dont je n’aime pas trop le son grinçant. Sans aucune gitane qui danse à son rythme, cet instrument geignard ne s’accorde pas de l’orchestre en bon ordre au milieu duquel il évolue, ni du costume impeccable de son maître (parce que c’est évident qu’il le maîtrise avec classe), qui n’est pas en train de mendier quelques larmes à son public.

Cela m’agace et ne cesse donc pas de m’attirer, jusqu’à ce que le violon revienne en grâce à l’oreille que je n’ai pas avec le morceau bonus joué par Vadim Repin et les autres cordes, qui, après enquête, se révèle être des variations sur le Carnaval de Venise de Paganini. C’est vrai que le soliste avance masqué : sans rien annoncer au public, il adresse quelques mots aux violonistes dont la mine se réjouit (celui qui est le plus excentré battait déjà joyeusement, de son archet sur le pupitre, la mesure des applaudissements), ainsi que celle de Palpatine lorsqu’il fait le signe de pincer les cordes. L’orchestre hoche la tête, le violoniste se met en joue et fait feu -d’artifice : le morceau est génial, ça sautille, esquive, feinte, sautille à nouveau et me donne envie de danser. Vadim Repin est visiblement virtuose, il se joue des difficultés et tous les musiciens semblent beaucoup s’amuser. Rire du public aussi : après avoir calé les pincements de corde, ceux-ci s’avèrent trop ténus pour que le soliste ne les recouvre pas en jouant, si bien qu’il fait mine de tendre l’oreille et aussitôt le volume augmente, comme si l’on avait tourné le bouton d’une chaîne hifi.

A l’entracte Palpatine hésite à se faire tenir la jambe par l’ami bavard, et finit par alpaguer l’ami russe pour qu’il nous en fasse une imitation, qui me fait rire sans pour autant connaître l’original et me donne une idée de l’énergumène. L’imitation des différents chefs d’orchestre, à la sortie, valait également son pesant de cacahuètes. Sonnerie – Palpatine se rassoit tranquillement en disant que le meilleur est passé. Peut-être mon esprit de contradiction s’est-il réveillé à ces mots, peut-être ne suis-je tout simplement pas lassée par le top 50 des salles de concert que je fréquente assez peu, peut-être aussi mon préjugé est-il naturellement favorable au compositeur de musique de ballet : toujours est-il que la symphonie pathétique (n°6) de Tchaïkovski m’a beaucoup plue. Même si je décrochais parfois brièvement de temps à autres, mon attention avait moins de mal à se concentrer que lors de la première partie (certes, l’effet gâteaux à l’entracte n’est pas à négliger non plus dans le degré d’éveil), dont les huit minutes du premier morceau, notamment, étaient vraiment trop courtes pour qu’on puisse entrer dedans et en profiter pleinement. J’adore les moments de quasi-silence où l’on se demande presque s’il va l’emporter sur la musique, avant que celle-ci ne reparte avec plus d’allant. Je ne suis pas certaine d’avoir trouvé cela « pathétique », à moins d’y entendre moins la pitié que l’empathie. Mais bon, pas besoin de souscrire au larmoyant, le programme précise même que le compositeur n’a pas ajouté l’adjectif de lui-même, et qu’il est davantage à entendre dans le sens de « passionné » ou « émotionnel », « comme un regard sans illusion sur ‘la douleur de vivre, les amours impossibles, la culpabilité, le pressentiment de la mort’. » Mouais ; en gros, mettez-y ce que vous voulez, du moment que cela possède une certaine force émotive. Après le troisième mouvement, le public n’a d’ailleurs pas pu s’empêcher d’applaudir. Les puristes de le déplorer, mais franchement, cela me dérange beaucoup moins que les manifestations de tuberculeux qui se mettent à tousser du de concert, ou que la brève cacophonie des instruments qui se ré-accordent – laisser éclater son enthousiasme n’a rien de pathologique, au moins… à moins de voir le plus grand conformisme dans la surenchère d’applaudissements après une débauche musicale. On ne pourra en revanche rien reprocher au magnifique silence de la fin, qui a mis une bonne demi-minute à se relacher.

 

Raffinement russe : la délicate Ouliana Lopatkina

 

La venue de l’étoile du Mariinski à Versailles était annoncée comme « exceptionnelle ». Le théâtre Montansier aurait pu faire quelques efforts pour l’occasion, comme éviter le très amateur « lecture » ou « pause » qui s’affiche lors de la projection des films, et surtout investir dans une vraie barre de danse mobile, plutôt que de refourguer la vieille barre incurvée qui moisi derrière la scène et sur laquelle on s’échauffait avant chaque examen du conservatoire. La soirée n’en demeure pas moins une exception, tant pour sa programmation dans un mois Molière très théâtral (Versailles, l’un des berceaux de la danse, n’en est pas resté un foyer, tant s’en faut), que pour la ballerine d’exception qui s’y produisait et dont la carte blanche a donné un spectacle bien éloigné de l’esprit de gala.

Nulle démonstration de virtuosité dans cet hommage aux trois grandes ballerines russes que sont Anna Pavlova, Galina Ulanova et Maya Plisetskaya, par ailleurs habile moyen de s’inscrire dans la lignée de ces figures de légende (et commodité pour des changements pas si rapides). Les cinq extraits présentés alternent avec la projection d’images d’archive sur les trois susnommées, petite musique de fond (qui assure la liaison entre les photos mais ne correspond donc pas aux extraits filmés) et commentaire assuré par le directeur du théâtre. Le contraste entre le lyrisme outrancier des aînées et la retenue de l’étoile risque de faire passer sa délicatesse pour de la fadeur, mais a le mérite d’écarter la question de la technique et de se situer dans un autre horizon, celui de l’ « âme » (russe) pour employer les grands mots – parti pris qui rend cohérent le choix des ballets présentés.

 

J’avais vu moult photos d’Anna Pavlova et Cecchetti, mais jamais le pas de deux lui-même. On a connu Neumeier plus inspiré que pour ce pas d’école où le maître et l’élève se donnent la réplique. C’est évidemment impeccable, des développés assurés à une barre pourtant trop petite, des promenades attitudes si sereines que j’en profite pour regarder la marque de ses pointes aux jumelles (d’après le dessin, je dirais des Bloch – je m’attendais à des Grishko – à moins que je ne confonde ?), des ports de bras léchés… mais ça ne m’enthousiasme pas. J’aimerais bien qu’elle lève les yeux, pour commencer. Le regard baissé fait peut-être belle russe humble et romantique, mais un siècle a passé depuis Pavlova, et je ne suis guère qu’au premier balcon, elle ne risque donc pas l’air ahuri de celle qui veut faire paraître son inspiration, le cou levé, jusqu’au poulailler.

Ma réserve commence à se lever avec le deuxième extrait (indiqué en troisième sur le programme, mais heureusement, l’annonce ne laisse aucun doute), la « danse russe » du Lac des cygnes, dans la chorégraphie de Fokine. Le mouchoir à la main et l’entre-choc des talons me rappellent mes cours de caractère quand j’étais petite ; le résultat n’est pas le même, nul besoin de le préciser, la grande simplicité dans le geste fait ici apparaître une sorte de pureté. Le costume est rutilant, mais la danse dépouillée, le raffinement se trouve à l’opposé de l’ornementation. Rien que le port de bras initial, mouchoir tombant, qui projette l’intention vers le public avant de l’écarter à la seconde, est émouvant.

La valse n°7 qui suit, de Chopiniana, me fait enfin comprendre le parti pris du programme et la valeur de la ballerine. Habituellement, je déteste ce mot, « ballerine », tout juste bon à désigner les figurines de boîtes à musique ou les photos de David Hamilton – Chopignagnagna gnan-gnan, quoi. Il n’y en a pourtant pas d’autre dans le contexte russe, ce qu’essayait de montrer le film Ballerina. La danseuse russe est autre chose qu’une interprète qui met son corps au service d’une chorégraphie. J’imagine aisément qu’Ouliana Lopatkina doit exceller dans Giselle : on a peine à croire que son corps soit de chair et de sang ; et il ne vient pas non plus à l’idée de ramener sa finesse à la maigreur d’une fille qui n’a que la peau sur les os. Ce qui est proprement fascinant, c’est qu’il n’y a absolument rien de musculaire dans sa sylphide. Il n’y a pour ainsi dire pas de pas de deux, elle se laisse soulever par son partenaire comme par une bourrasque. Marat Shemiunov n’est d’ailleurs pas beaucoup plus visible qu’un souffle de vent : l’homme porte-manteau est le corrélat de la femme ballerine, qu’on manipule avec précaution, comme un bel objet fragile. Aucun effort, et même, cela va au-delà : le mécanique du corps, des articulations, de l’antagonisme des muscles y est absente, insoupçonnable. Je ne suis pas en train de dire qu’elle est immatérielle ; cela, c’est le rôle qui le veut. Même si son essence se révèle le mieux dans le ballet romantique, c’est toute sa danse qui est ainsi, fluide, insaisissable – oubliable, alors ? L’ambivalence va jusque là, c’est le « presque trop parfait » de Palpatine, la perfection comme ce qui est achevé et déjà passé dans l’instant où on y assiste. Les images d’archive prennent alors tout leur sens, diffusent jusque sur scène leur parfum nostalgique, qui existe déjà dans l’instant de la représentation vivante, parce qu’il tient désormais moins au passé qu’au parfait.

Le plus beau moment de la soirée tient en grande partie à la chorégraphie de Roland Petit. La Rose malade, sur une musique de Mahler, constitue un parfait écrin pour notre ballerine ainsi que pour notre danseur, une fois n’est pas coutume. Contrairement au cyclo vert au goût douteux lors de la danse russe, l’éclairage futuriste rose solarisé possède quelque utilité sinon beauté, et nous emmène bien loin d’un quelconque spectre un peu fané. Pied en sixième, montée sur pointes, genoux pliés qui replacent les jambes en cinquième – pas qui propage une onde de choc dans le corps, et qui me rappelle un instant Abbagnatto dans l’Arlésienne. Rien à voir pourtant : chaque mouvement est une éclosion. Les jambes sont comme une extension du tutu, le geste est délié, les poignets, pour être souvent cassés, ne brisent pas pour autant la ligne souple des bras, à peine dirigés, qui retombent avec la légèreté et le retard d’un voile de soie – l’image même de la comparaison donnée par mon professeur de danse. C’est délicat. Jusqu’au doigt qui effleure l’atmosphère saturée de la scène.

Dégagé des contraintes du mouvement, le corps s’absente et pourtant l’érotisme qu’on associe souvent au ballet classique (mais que je perçois souvent davantage dans le ballet contemporain) est à l’évidence plus que jamais présent. Le corps ne s’exhibe pas volontairement par la puissance musculaire ou la nervosité de son énergie (à cet instant, c’est à se demander si la danseuse est capable du moindre mouvement incisif) ; la sensualité se trouve toute entière dans le regard, et plus qu’un objet fragile, la ballerine devient une pâte malléable que modèlent les fantasmes du spectateur. Elle file entre les doigts de son partenaire comme une coulée de lave (rose, certes). A chaque fois qu’il la saisit, c’est qu’elle est sous son emprise, pas entre ses mains ; les appuis des portés deviennent des caresses, l’évidence s’impose lorsqu’après l’avoir élevée toute droite, le danseur l’enserre d’une bras puis de l’autre à me
sure pour la ramener au sol et à lui – pas à elle, puisque la rose malade meurt.

Heureusement sur scène, on ressuscite rapidement, ce qui est très pratique lorsqu’il faut mourir à nouveau cinq minutes plus tard, le temps que la rose se soit métamorphosée en cygne. La Mort du cygne est loin de figurer parmi mes solos préférés, mais il faut reconnaître qu’Ouliana Lopatkina l’interprète admirablement (surtout après avoir vu les battements de bras de la Pavlova sur le point de se noyer). En mémoire, la main abandonnée sur le haut du tutu plateau au bout du bras replié dans le dos1 lorsqu’elle se détourne, ou plutôt essaye de se détourner d’une main invisible qui semble alors la contraindre. Le rond de jambe un genou à terre. Et les dernières secousses involontaires avant que le corps mort ne se détende. Les applaudissements n’en finissent pas, alors, comme pour illustrer l’affirmation que l’interprétation de la Mort du cygne n’est jamais identique, y compris pour une même danseuse, l’étoile accepte de mourir une nouvelle fois, dont je retiens l’affaissement du buste qui entraîne en avant la tête et les bras, alors qu’elle piétine (frémit) en quatrième. Pour le cou, c’est bien un cygne.

Son salut, alors… avant de plonger en révérence, elle fait ce même port de bras que dans la danse russe, morte de fatigue ou d’autre chose, incapable de sourire, épuisée vraiment par le spectateur, fragile, peut-être, belle. On ne sait pas encore à quoi s’en tenir tant qu’on n’a pas vu un danseur saluer. Là, c’est fait.

Mais. Il n’empêche, c’était court, on reste sur sa faim. On aurait gagné à des extraits plus longs, non pas tant en proportion durée du spectacle/prix de la place, que dans l’appréciation des extraits dans le style desquels il faut le temps de s’immerger (d’où les premières véritables acclamations après la Rose malade).

 

1 (si vous ne visualisez pas, une comparaison bien peu poétique : comme on immobilise un malfrat avant de lui passer les menottes)

 

Un concert érotique…

… me dit ma mère alors que je lui raconte ma soirée de jeudi à Pleyel. Un moment de perplexité, je pense à l’inclinaison de Palpatine, fonction de la visibilité de Lola, ainsi qu’à ma grande interrogation de savoir si la doublure rouge de la veste, remarquée par en-dessous dans les envolées du clarinettiste, se retrouve uniformément chez tous les musiciens (ce qui contrarierait l’aspect monacal du col chez le basson), avant de comprendre qu’on me ressert la bonne vieille blague bien lourdaude sur Beethoven.

Mozart est, lui, exempt de ce genre de plaisanterie : Palpatine vous dirait qu’aussi sa symphonie concertante pour hautbois, clarinette, basson et cor ne comprend aucun contrebasson ni par conséquent aucune Lola. Pour ma part, pas de quoi être déconcertée, le morceau m’a bien plu. J’ai l’impression de mieux percevoir le jeu des correspondances entre les solistes et l’orchestre, toutes les variations auxquelles cela donne lieu : réponses, suites, contrastes ; entre les solistes, entre un soliste et les autres associés ou non à l’orchestre, etc. Cela me fait penser à la rivalité fraternelle des cours de danse de bon niveau, lorsque chacun s’enhardit au contact de l’autre dans une émulation enthousiaste. Le quatuor est resserré autour du chef d’orchestre, comme un cercle d’amis, parfois rompu par le clarinettiste, un peu plus petit, qui semble alors s’adresser directement au public – histoire de prolonger la complicité.

Après l’entracte, on passe à une autre symphonie, la neuvième de Beethoven, « surboostée aux amphétamines », dixit Palpatine, ce qui m’a d’autant plus fait rire que c’est exactement l’impression que cela donne. Les mouvements déferlent, mais le musicien hante la tempête et se rit de l’archet. Au troisième rang côté cour, nous sommes très proches des contrebasses, instrument qui m’attire instinctivement – peut-être à cause de la première page de la nouvelle de Süskind, qui attend toujours que je la lise (et avec Palpat’ qui se met à l’allemand, ça me démange). Le plus proche me fait d’ailleurs penser au poète de Spitzweg, allez savoir pourquoi.

Au début du troisième mouvement, le chœur rentre – j’y repère B#1, qui m’a vendu ma place . Ce n’est qu’à la fin qu’il se lèvent pour chanter, mais alors, ça fait un de ces effets ! Rien que visuellement, les pages des partitions tournées en cascade, comme par des rafales de vent… Il a beau rester quelques places ici et là, la salle est soudainement pleine, emplie de son qui n’a plus assez d’espace pour exploser, juste pour enfler dans des proportions formidables – malgré les paroles léchées de l’ode de Schiller, la joie n’a rien de primesautière (surtout que d’après le programme, « Freude » est un substitut à une initiale « Freiheit »).

L’au revoir au chef d’orchestre n’a rien de triste non plus. Pour moi, parce que c’est à peine si j’avais déjà entendu le nom d’Eschenbach auparavant (on est inculte ou on ne l’est pas) ; pour lui, parce que les musiciens lui ont offert une lettre autographe de Berlioz ; pour l’orchestre, parce que le directeur musical de l’Orchestre de Paris reviendra les diriger par la suite. Il est assez amusant d’assister à un moment « objectivement » émouvant, puisque pas en mesure d’y participer vraiment. Ma lecture du super-programme-pour-l’occasion a été très curieuse, déchiffrant en français-anglais-allemand les fac-similés de lettres de musiciens adressées au chef pour lui exprimer toute leur gratitude pour sa complicité artistique ; certains choisissent de dire simplement leur admiration, d’autres dérivent vers la poésie, en métaphores plus ou moins filées, quand d’autres encore remercient leur « mentor », faisant ainsi de celui-ci une figure pour ainsi dire mythologique.