Mange prie aime oublie Platon

Mange. Julia Roberts/Elizabeth quitte un mariage ennuyeux, puis un nouvel amant ennuyant, pour retrouver l’appétit (de vivre). Direction l’Italie pour s’empifrer de voyelles exubérantes, de pizza et de pasta. Envolée lyrique au-dessus d’un bête plat de pâtes à la tomate, avec ralenti sur le parmesan façon neige divine. Il faut la comprendre, elle est américaine. Puis comme le plaisir ne dure pas et que le muffin top s’installe, elle repart. Adieu.

Prie. En Inde, dans une salle climatisée, avec des moustiques. Un éléphant, un mariage forcé qui avorte une vie intellectuelle, des saris, un compatriote qui lui remue le paletot, quinze jours de voeu de silence qui vous raffermissent la gorge : rien de transcendant, Dieu devient transcendental, il est présent en chacun de nous. Amen oecuméniste. 

Aime. L’amour des corps inspire celui des belles âmes qui mène vers le beau comme forme et donc vers le divin. Oh, wait. Le divin, c’est bien trop abstrait et trop aride. Alors on va se faire un bon petit cocktail, shakez bien, et voilà la divinité toute mélangée qu’il faut renommer : amour. Sirotez. Dieu est transcendental, souvenez-vous, c’est un intermédiaire entre le plaisir des sens (la pasta) et le sens de la vie (Felipe) ; vous faites un plein d’essence et vous voilà reparti vers la religion de l’amour. Même si le film a démarré après la fin d’une comédie romantique ratée, il faut y croire, l’amour s’incarnera, parce que vous êtes à Bali et que la quête du beau gosse n’a plus rien de platonique. Eh ouiiiiiiiiiiiii !

Dernièrement Vu Depuis mon canapé

Swimming pool, de François Ozon, avec Charlotte Rampling dans le rôle d’une romancière de polars anglaise un peu coincée, que son éditeur-amant indifférent a envoyé prendre des vacances dans sa maison de campagne française, et Ludivigne Sagnier en potentielle belle-fille allumeuse. La bibliographie pleine de meurtres et de sang de la romancière, la piscine de la propriété, le rouge insistant du matelas gonflable, les corps qui bronzent au bord de l’eau à même le sol et les accords plaqués sur des instants anodins appelent un crime qui n’a pourtant pas lieu d’être. L’attente du spectateur finit par transpirer dans le film, au point que l’auteur de romans soit supplantée par l’auteur d’un crime. Avec pour seul mobile, la perspective d’un spectateur qui n’existe pas dans le film ensoleillé qui lui a été proposé.

Coco avant Chanel, d’Anne Fontaine, avec une Audrey Tautou faussement androgyne et un Benoît Poelvoorde qui avait encore quelques traces de chocolats sur la figure, dont je n’ai pas réussi à le débarbouiller, pour l’avoir vu il y a peu dans les Emotifs anonymes. N’oublions pas Alessandro Nivola déguisé en Jack Sparrow. Il y a une atmosphère biopic lorsque Coco pousse la chansonnette comme la môme, ou qu’elle loge au château de son ami, comme Sagan ou Sarah Bernhardt. L’histoire d’amour empiète sur l’histoire d’une vie : Chanel est le prétexte ; Coco, une faiblesse. C’est comme à regret (d’une vie de princesse) que la cousette devient  couturière à la toute fin du film. Destin et vocation épinglés n’en auront pas constitué le fil blanc ; c’est déjà ça.

La dialectique de la potiche et de la cruche

François Ozon et Pina Bausch sont dans un bateau…

Dans Potiche, François Ozon part des clichés non pas pour les renverser (ce qui ne mène souvent qu’à affirmer le stéréotype en creux) mais au contraire pour mieux les développer. Il scrute le communiste de service, le fils à maman et sa chipie de soeur, le PDG imbuvable et sa secrétaire modèle, qui tous gravitent autour d’une belle potiche, mère, épouse et cocue. Lorsque cette dernière cesse de faire la potiche pour prendre la direction de l’entreprise familiale de parapluie, elle n’en reste pas moins une, n’ayant pris la direction que parce qu’on la lui a donnée et gérant tout ce petit monde avec la paternalisme le plus maternel qui soit. Le fils à maman reste fidèle à lui-même ; il ne renonce pas à son amour pour l’art en général et Kandinsky en particulier, il l’exprime seulement sur les parapluies de la fabrique (potiche, on vous dit). Le PDG imbuvable reste imbuvable même et surtout lorsqu’il n’est plus PDG. Quant à la secrétaire modèle, elle ne manque à aucune de ses fonctions, obéit seulement à un modèle différent quand Madame prend la place de Monsieur.

 

Photobucket

 

Les étiquettes ne sont pas déchirées, tout au plus déplacées (comme des potiches), ainsi que le suggèrent les post-it qu’arborent les personnages au front sur l’affiche du film. Mais fils à maman ou fille à papa, on ne sort pas du cliché et l’on découvre ainsi qu’il est très vaste. Beaucoup moins réducteur qu’on ne l’aurait cru : « Ta mère est une potiche, mais attention, elle n’est pas une cruche », observe très lucidement le PDG mis à l’écart. Avant de se débarasser du cliché, il faut être bien certain de ce qu’il signifie : autant la cruche manque de finesse et agit sottement, autant la potiche n’a que l’air d’une cruche ; sa fonction honorifique n’est assortie d’aucun pouvoir réel, elle remplit son rôle décoratif à la perfection. Potiche n’est pas un film cruche : il évite de dire ceci n’est pas cela, pour souligner que le cliché n’est pas affaire d’essence mais d’apparence. Distinguer les deux, voilà qui dispense de la bien-pensance d’avoir à démontrer que celle-ci ne correspond pas à celle-là. Ce n’est pas juste, c’est vrai. A double titre : pas d’identité (justesse de l’être et du paraître, qui ferait du cliché la définition parfaite d’une personne) mais un rapport (entre le discours qu’on tient sur une réalité et cette réalité) ; et injustice de confondre les deux.

Le problème de la cruche, c’est qu’elle n’arrive pas à passer pour une potiche. L’inverse est toujours possible, mais la cruche, elle, ne peut pas seulement paraître ce qu’elle est vraiment. Et c’est là que je deviens cruelle : après avoir parlé du cliché de la potiche chez François Ozon, je passe à ceux de Pina Bausch dans 1980 qui, antithèse oblige, écope du statut de pièce cruche.

Avant que vous ne me rendiez totalement sourde en poussant les hauts cris, je reconnais qu’il y a de beaux passages. Celui qui m’a vraiment marquée, qui n’avait besoin d’aucun écho pour faire sens et émouvoir (échos qui ne sont jamais venus ou que je n’ai jamais perçus), c’est lorsque le groupe des danseurs fait face à une femme, qui reste seule et impassible alors que les gens viennent un à un lui jeter une phrase mondaine stéréotypée à la figure pour prendre congé. Les visages fermés, les voix monocordes et la rigidité des corps transforment chacune de ces phrases d’au revoir en une rose d’adieu, qui tombe avec indifférence sur le cercueil de la jeune femme. L’hyprocrisie décelée dans l’indifférence de formules comme « Venez nous voir si vous passez par chez nous » en fait rire certains ; je trouve la scène poignante, d’une tristesse indicible. Je n’ai jamais partagé le rire kafkaïen. L’absurde de Beckett peut me faire rire, mais Kafka, non. Je le comprends dans une certaine mesure, je crois, comme une espèce de réaction vitale contre une mécanique mortifère, mais je ne le partage pas. Peu à peu, ce ne sont plus les scènes qui me rendent triste, mais le spectacle de ces rires que je comprends de moins en moins à mesure que l’on bascule dans le burlesque. Un burlesque qui tend à oublier l’humour, ce trait d’esprit qui relève le comique du corps. Ses passages sur scène me font espérer que le sens surgisse. Sourire lorsque tous les danseurs étalés sur l’herbe pour faire bronzette se tortillent jusqu’à la nudité souhaitée, en s’efforçant de ne rien exposer (au public ou au soleil comme cette femme qui finit momifiée derrière ses lunettes de soleil). Mais l’éclaircie est de courte durée.


Blessé par l’amour qu’on lui porte, un autre (trop rare) joli moment.

 

Opérer des déplacements pour faire surgir l’insolite de l’habitude, c’est fascinant si l’on en voit le mouvement – et donc le sens : les phrases de fin de soirée transposées au cimetière font de la vie une réception mondaine, que l’on joue d’après des codes bien établis ; c’est incongru, mais cela a un sens. Absurde, si l’on veut, contraire à la raison, à partir de laquelle on se définit encore.
La plupart du temps, pourtant, dans 1980, on ne voit pas d’où l’on vient ni où l’on va. Plus de déplacements dans ces pitreries éparses, c’est déplacé. Déjà déplacé sans qu’il y ait eu de déplacement, une fausse provocation qui provoque une vraie lassitude. J’ai de moins en moins envie d’attendre la survenue, de plus en plus improbable, de ce qui donnerait sa cohésion à l’ensemble. Il n’y a pas de fil directeur ; à quoi bon former une boucle en reprenant à la fin l’ouverture, si c’est pour ne rien retenir dans ce noeud coulant ?

 

Cela nous fait une belle jambe, effectivement.
(photo d’Ulli Weiss)

Pas d’échos entre les scènes, voire parfois au sein d’une même scène. Les danseurs sont juxtaposés comme sur un photomontage sans idée, une somme de clichés qu’on croit avoir déplacés et qu’on a juste rassemblés. C’est flagrant dans la seconde partie de spectacle où se déroule une pseudo-parodie de concours (de beauté ? de personnalité ?) et où chaque candidat doit entre autres résumer son pays en trois mots (mention spéciale à l’Egypte avec couscous, haschich, bakschich). C’est du second degré, bien sûr. C’est bien trop long pour être du second degré, mais admettons. Pourquoi alors le public applaudit-il à la demande du présentateur du concours ?  Il abolit ainsi la mise à distance critique sans même s’en rendre compte. Puisque la scène se présente d’emblée comme du second degré, aucun risque, n’est-ce pas ? Sauf que lorsque le premier niveau n’existe pas, le second devient de facto premier. On applaudit cependant, l’esprit tranquille, persuadé d’avoir la caution critique avec soi. Et le public de se donner en spectacle, pour ne pas voir dans la pièce le spectacle de notre société de spectacle.

Mais il a raison de se tromper, le public ; autrement, cela ferait belle lurette qu’il aurait déserté. J’en ai un peu voulu à Palpatine, à l’entracte, de me tirer de ma caverne de complaisance où je n’avais vu que du feu. Je me suis soupçonnée et je me souçonne même encore un peu d’être trop influençable et de faire la fine bouche par orgueil ; cela n’avait pas été si terrible jusque là… Se tromper rend le spectacle supportable. Se détromper est vertigineux : est-ce une pris de distance salutaire ou le dédain du snob ? Qui est dans l’imposture : celui qui veut voir une oeuvre d’art là où il n’y a peut-être rien ou celui qui ne veut pas voir une oeuvre d’art là où il y en a peut-être une ? D’où, qu’est-ce qui vaut mieux : un principe de précaution, pour ne rien manquer, quitte à s’abuser, ou un principe de méfiance, pour ne se laisser berner par rien, quitte à laisser passer des choses ? Cette représentation m’a laissée intranquille, et je ne suis pas tout à fait sûre, même si je suis près de m’en convaincre, de ne pas m’être prononcée contre cette pièce (à conviction ?) par facilité, après avoir pourtant trouvé que l’énervement de Palpatine à l’entracte était un peu fort de café. Si je cesse d’être indécise, voici néanmoins comment j’achève.

Ce serait le but de la pièce, alors, montrer à quel point on se laisse abuser par le second degré ? montrer qu’on ne peut critiquer la société du spectacle sans en même temps l’apprécier ? Mais je ne vais pas au théâtre pour me divertir ! Pour cela, j’ai les émissions de télé-réalité que j’apprécie pour ce qu’elles sont : un parfait moyen de s’abrutir quand on a trop de choses qui tournent dans la tête, quand on a envie de s’immobiliser l’esprit comme on s’avachit le corps sur le canapé, d’avoir son attention captée sans avoir à faire l’effort d’être attentif. Une diversion, en somme. Et je repense au slogan de La Terrasse, emprunté à Pasolini : « La culture est une résistance à la distraction » Contre quoi voulez-vous que le grand bazar de 1980 exerce une résistance ? Les carcans de la société ? Il aurait pour cela fallu les présenter, les malmener, s’y frotter pour les faire exploser (tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se casse) ; leur absence débouche seulement sur un grand bazar où la seule fantaisie qui s’exerce est celle du caprice.

 

Si au fond de moi, j’attends toujours qu’on vienne me détromper, c’est qu’il y a une chose que je ne comprends pas et que je ne veux pas admettre : comment la même personne a-t-elle pu faire Le Sacre du printemps et ça ? On ne mélange pas les torchons et les serviettes, ce n’est pas pour mélanger les potiches et les cruches.

Retour rapide

L’avantage d’une grosse boîte, c’est son CE. Pour me consoler d’être mise en boîte, je profite donc de la médiathèque et de ses rayonnages bien fournis en DVD. L’occasion de rattraper des films loupés au cinéma ou de se hasarder en des terres totalement inconnues sur lesquelles je n’aurais pas misé l’achat d’un DVD.

 

Dracula

J’ai lu le roman de Bram Stoker à la rentrée, aussi cette adaptation tombait-elle à pic. L’écriture du film efface celle des lettres et des journeaux sur laquelle est fondé le roman. Les courts-circuits de Francis Coppola sont sidérants : d’esthétisme, comme l’oeil de la plume de paon qui devient lune, mais surtout de finesse, comme la perforation au cou de Mina, qui, renversée, se retrouve dans les yeux jaunes du loup, traçant ainsi une continuité entre les différentes formes que prend le comte. Celui-ci est doté d’une histoire qui ne vampirise pas le mythe de Dracula mais irrigue au contraire la situation dramatique : son épouse morte tragiquement se réincarne en Mina, dont on comprend soudain mieux qu’elle fixe obstinément l’attention du comte et que celui-ci l’attire vers la mort. Sous la direction de Coppola, le sens afflue, les sens bouillonnent. Le réalisateur a tout compris, même ce qui n’y était pas : coupes et rajouts donnent une telle densité à l’histoire qu’il m’a semblé ne l’avoir jamais lue — que très imparfaitement.


[Une scène plutôt sur-prenante.]

 

Somewhere

Une voiture passe au premier plan, s’éloigne, sort de l’écran, le bruit d’un moteur puissant la ramène, elle repasse à l’écran, en sort à nouveau et tourne en boucle comme s’il s’agissait d’un circuit. Sauf qu’il ne programme que le spectateur : le conducteur, lui, quand il s’arrête au premier plan, se trouve quelque part, c’est-à-dire nulle part. Il est paumé et père d’une gamine beaucoup plus dégourdie que lui. Elle Fanning n’a pas attendu Super 8, dans lequel je l’ai découverte, pour faire merveille. Malheureusement, c’est un miracle qu’il faudrait à son père fictif, une star qui ne semble pas comprendre qu’il en est une. Clope au bec et bière à la main, souriant puis endormi devant des jumelles qui viennent faire de la pole dance à domicile, ou emmuré vivant dans un plâtre qui doit servir aux effets spéciaux, il est toujours hagard — mais reste sympathique, comme ce film de Sofia Coppola qui évite d’absorber la médiocrité de son personnage mais ne la transfigure pas pour autant.

 

Les Amours d’une blonde


Une blonde qui a les cheveux gris, noir et blanc oblige. Dans la Tchéquie soviétique où se déroule ce vieux film de Milos Forman, tout est terne. L’ennui et la médiocrité alcoolisée sont tels que l’on ferait n’importe quoi pour en sortir. N’importe quoi : rien de grand, pas de coup d’éclat, seulement tout et n’importe quoi. Se laisser draguer par un groupe de types aussi laids que libineux à la salle des fêtes, par exemple. Avant que cela ne devienne trop glauque, notre blonde se rabat sur le jeune pianiste, bien plus appétissant quoique tout aussi peu attentionné. C’est après cette nuit que cela devient vraiment glauque (mais comique aussi — ce mélange doit être une spécialité tchèque) : notre blonde débarque de sa campagne à Prague chez le jeune homme, c’est-à-dire chez ses parents, qui ne savent pas quoi en faire. Enfer pour elle, valise à la main, criblée de lamentations plus ou moins interrogatives par la mère qui est le spécimen de mère la plus propre à faire une marâtre qui ait jamais été inventé. Dans les bonus, on la retrouve souriante et enjouée : cette comédienne improvisée a été bien dirigée (ou alors elle cache bien son jeu).

 

Top hat

La lourdeur irritante des quiproquos est ici équilibrée de justesse par Fred Astaire, gringalet grivois qui match top hat et tap dance.

 

Happy Few

 

 

Deux couples tombés amoureux se cherchent par paires dépareillées à l’aveugle de l’amour et à tâtons des corps. La sensation d’être des rares à s’épanouir librement, hors des règles préétablies par la société, est enivrante, tout comme la beauté d’Elodie Bouchez. Les corps sont filmés sans pudibonderie tandis que d’instinct on choisit la pudeur : on ne se cache rien mais on se tait et l’on sourit sans trop savoir à qui. A qui l’on en veut que le plaisir (démultiplié) se confonde peu à peu avec la douleur (exacerbée), comme lorsque la volupté est trop prolongée. Après les corps, les esprits s’excitent, s’agacent et s’énervent. Happy few en-dehors des couples modèles, ils ont oublié qu’être autonomes, c’est encore vivre selon des règles, fussent-elles les leurs : forcés de contrôler et de réajuster sans cesse leurs sentiments, la liberté du quatuor les fatigue plus encore que ne les contraignaient leurs duos. Epuisés, ils n’ont plus à se donner.

[Aimez qui vous voulez… on s’en fout.]

 

The Ghostwriter

J’avais renâclé à aller le voir au ciné mais il faut avouer que cela fait du bien, un bon thriller bien ficelé, où les soupçons ne se portent jamais là où ils devraient. Et puis ce titre ni blanc ni noir, ghostwriter, nègre et écrivain fantôme, ghost ghostwriter dont l’absence hante son successeur au moins autant que les magouilles du pouvoir…

 

L’Illusionniste


Aussi silencieux que Les Triplettes de Belleville mais plus éloquent encore, L’Illusionniste s’attarde sur les derniers jours d’un art anachronique. Notre héros prend ses clics (coup de baguette) et ses clacs (morsure du lapin), quitte les scènes parisiennes occupées par des chanteurs de rock et assiégées par leurs fans pour divers théâtres et cafés du Royaume-Uni. Au pays des kilts, une jeune Alice, émerveillée par le prestidigitateur, veut croire à la magie, surtout lorsque celle-ci fait apparaître pour elle des souliers flambants, rouges et neufs. Ayant trouvé chaussure à son pied, elle emboîte le pas à son bienfaiteur lorsqu’il repart de l’auberge où elle officiait. Le vieil homme, qui a l’allure d’Edgar dans Les Aristochats, n’en a heureusement pas le caractère et, bien que déconcerté, il accepte la compagnie silencieuse d’Alice (le dialogue mimé entre deux langues, voilà qui convient bien au muet). Cahin-caha, les deux forment une drôle de paire, tristesse et tendresse en commun. L’illusionniste dort sur le canapé pour lui laisser la chambre et transforme ses derniers billets en vêtements pour la jeune fille, trop émerveillée par l’élégance des citadines pour comprendre que le vieil homme n’en a pas les moyens. La rupture s’opère une fois qu’Alice s’est trouvée — une robe bleue aux finitions blanches (forcément, une Alice) et une grande idylle brune. Le vieil homme abandonne son lapin blanc à la liberté et lorsque, dans le train qui le ramène en France, un enfant fait tomber un crayon usé, il n’y substitue pas le crayon neuf, en tous points semblable, qui se trouve dans sa poche : l’illusionniste renonce à la magie. Une manière mélancolique de signifier qu’il n’y a jamais eu de magie dans ses nombreux cadeaux à Alice, seulement de l’amour — la jeune fille vient de le rencontrer, il est temps pour elle de devenir une jeune femme et d’oublier la magie afin qu’elle opère. L’Illusionniste porte bien son nom : de même que l’illusion demeure après avoir été expliquée, l’amour grand-paternel du vieil homme persiste lorsqu’il renonce à ses trucs. Illusionniste, pas magicien.


Peneloppe

Voilà un conte de fée qui est entré en collision avec les trois petits cochons, cela se voit comme un groin au milieu de la figure. La généalogie express de la malédiction a un petit côté Amélie Poulain, en plus mordant, et jaune et violet plutôt que rouge et vert. Péneloppe [dites Pénél’opi], comme son antique aïeule, passe sa vie cloîtrée chez elle à attendre : elle ne retrouvera un nez normal qu’à la condition d’épouser un aristocrate. La mère, qui a fait croire à la mort de l’enfant pour qu’on ne la surprenne pas, emploie les services d’une agence matrimoniale pour passer en revue des bataillons d’aristos qui finissent toujours par battre en retraite d’une manière pour le moins précipitée. Sauf un, évidemment. Embauché par un nain qui cherche à fourrer son nez dans le jardin secret de la famille. Evidemment, il s’éprend de Péneloppe… cachée derrière un miroir sans tain. Absolument délicieux : de concerts improvisés en parties d’échecs par procuration, Max tombe amoureux d’une inconnue à son image — coups de points communs assénés à Narcisse. Ils se seraient mariés et auraient eu beaucoup d’enfants mais voilà, on aurait dû s’y attendre : le prétendant de Péneloppe n’est personne et un Ulysse sans particule nobiliaire ne lui est d’aucun secours. C’est finalement elle qui, renonçant à un mariage avec un petit goret de bonne famille, brise la malédiction. « Je m’aime comme je suis » nous la fait voir comme elle n’a jamais été. Comble de la perfection : ce n’est pas le regard de Max qui l’a changée (l’abracadabra d’un mariage abracadabrant), c’est dans son regard qu’elle a trouvé la force de se transformer. Libre à elle ensuite de l’aimer, ce ne sera pas pour son nez — ou alors pour son flair. Un Max de chance ? Elle y est allée au pif.

 

La Comtesse blanche

Jamais entendu parler de ce film, choisi sur la bonne mine de sa jaquette et la promesse de qualité rapporté par l’acteur du Patient anglais, Ralph Fiennes. Pourtant, je connaissais sans le savoir le réalisateur puisque j’avais déjà vu Maurice de James Ivory, les amours de deux hommes dans l’Angleterre victorienne. La Comtesse blanche, elle, se situe dans le Shanghaï des années trente ; le titre se réfère à la fois au bar ouvert par un ancien diplomate américain et à la comtesse russe déchue qu’il a choisie pour en faire la dame patrone (blanche d’idéologie « rouge » et non de peau, donc). Il tatônne dans son amitié avec un homme d’affaire japonais comme dans son quotidien d’aveugle ; elle fait tant bien que mal vivre sa belle-famille qui tient sa propre fille à l’écart de cette « mauvaise vie », rouge à lèvres à l’appui. Leurs histoires se déroulent sous les volutes de fumée et sont sur le point de devenir singulières lorsque l’autre histoire, celle de la guerre sino-japonaise vient la leur ravir. L’affiche tient ses promesses ; James Ivory réussit une fresque où la sensualité a la part belle. Puis je me souviens de Melchior Beslon (et Natalie Portman) dans Paris, je t’aime, et je me demande si l’aveugle ne serait pas un fantasme de cinéma, un moyen de toucher la vision du doigt…

 

My little Princess

Eva Ionesco s’est inspirée de sa propre enfance pour raconter l’histoire de Violetta, prise par sa mère comme modèle pour des photos érotiques. Dit ainsi, on fronce les sourcils et on pense pédophilie. Filmé par Eva Ionesco, on s’interroge plutôt sur l’ambiguïté de la relation mère-fille : les séances photos commencent comme un jeu où prime le déguisement pour dériver petit à petit en séances de travail régulières où la gamine ne fait plus face à sa mère mais à l’objectif qui fait d’elle un objet, au même titre que les bas qu’elle porte ou la tête de mort sur laquelle elle s’appuie. Les poses que Violetta s’amuse dans un premier temps à prendre (et elle n’a aucune difficulté à outrepasser les attentes maternelles), répétées, s’intégrent à son insu dans son comportement et on finit par avoir une pretty woman sur les bancs de l’école. Il y a les scènes où cela va évidemment trop loin (lorsqu’elle pose quasi nu dans les bras d’un homme et que la mère exige qu’elle écarte un peu plus les cuisses) mais ce ne sont finalement pas les plus choquantes ; c’est plutôt la désinvolture totale de la mère par rapport à sa fille, qui l’abandonne sans crier gare après l’avoir trimballée partout où cela n’était pas recommandé. Ses scènes de tragédienne toujours incomprise, ses hauts cris à la voix rauques, ses déblatérations sur son « art » (« mon érotisme est un érotisme littéraire… » et de balancer Bataille) en font un personnage certes coloré mais surtout hautement toxique. Maîtresse chanteur, elle ne cesse de répéter qu’elle aime sa fille — trop, peut-être, lui suggère un ami peintre. Elle aime Violetta comme elle-même, c’est-à-dire comme la femme d’une quarantaine d’années qu’elle n’aime pas être devenue. Finalement, on se prend à regretter la grand-mère insupportablement bigote chez qui Violetta ne recevait peut-être pas toute l’attention qu’il aurait fallu à une enfant, mais chez qui elle ne l’attirait pas non plus contre son gré.

Et aussi : Lullaby.

Lullaby, avec Poésy

Au début du générique, une femme déboule par erreur dans la chambre d’hôtel de Sam ; à la fin du générique, ils sont mariés depuis un an ; au début du film, elle est morte. Sam arrose d’alcool sa triste liberté et attend à l’hôtel un signe téléphonique de la défunte. Alors forcément, quand une autre femme, blonde cette fois, déboule dans sa chambre pour échapper à son soupirant-poursuivant et s’enferme dans sa salle de bain, il ne s’étonne plus de rien et demande tranquillement à échanger leurs places pour aller pisser. Piss off.

La rencontre, contre la porte, est abracadabrante ; la relation s’installe dans l’invraisemblable, jeu indéfini dans lequel Pi, c’est la jeune femme, n’a de cesse de subtiliser les clés au gérant de l’hôtel pour aller s’enfermer dans la salle de bain de Sam. Sans savoir qu’il a abdiqué des talents de musicien depuis la mort de sa femme, elle lui demande de chantonner pour elle, pour sentir une présence sans risque d’être touchée. La berceuse apaise Pi ; elle endort aussi l’âme endolorie de Sam. Pi en profite pour se faufiler hors de sa cachette, ne laissant derrière elle qu’un polaroïd… de Sam endormi. Elle l’a pris, pris en compte. Et si l’amour naissant ne nous renvoie jamais que notre propre image, elle lui permet néanmoins de se retrouver. Car si la porte fermée est pour Pi prétexte à ne pas sortir du monde rassurant des fantasmes, elle permet à Sam de se reprendre en main. C’est une chance pour lui que leur ébauche de couple n’aille pas main dans la main mais dos à dos, comme deux prisonniers ligotés à leur passé, qui prennent appui l’un sur l’autre pour se relever avant de (se) faire face.

 

 

Face à face forcément violent, porte enfoncée, irruption d’une alterité imprévue, totale. Et pourtant, après le réflexe de la fuite, Pi revient vers l’inconnu. L’un et l’autre ne s’émerveillent pas de leurs points communs, que les amoureux énumèrent habituellement avec plaisir, comme s’ils étaient à l’origine de leur affinité ; ils découvrent avec bonheur (un peu de peur, aussi, peut-être) toutes leurs idiosyncrasies et leurs petites lubies, aiment directement leurs différences et leurs différents, tout ce qui démontre à chaque instant un amour qui pourrait très bien ne pas être. A l’image de la porte qui a construit leur relation, ils aiment ce qu’il y a entre eux, qui les sépare et les soutient. Second temps de l’amour qu’ils ne réalisent qu’en arrivant au premier, celui des visages et des étreintes. Mais alors, la façon dont Sam (Rupert Friend) la rapproche de lui dans le lit dont elle vient de tomber, petite cuillère qu’il prend soin de ne pas faire tinter… et le visage de Clémence Poésy, plus vélane que jamais, grands yeux ronds, ronds et brillants, ronds au-dessus de pommettes saillantes où se trouve un grain de beauté comme un des éclats de peinture sur ses mains. J’ai un faible pour les profils gauche à grain de beauté et pommettes saillantes. Petite lubie pour Lullaby.