Complètement (faucille et) marteau

La guerre froide m’a toujours fait l’effet d’une dispute de bac à sable avec une puissance de frappe nucléaire. Je ne suis manifestement pas la seule car La Mort de Staline, film d’Armando Iannucci adapté de la bande-dessinée de Thierry Robin et Fabien Nury, narre la succession du petit père des opprimés comme une bouffonnerie de bras cassés au bras long. Une #kprus historique.

De gauche à droite : l’ivrogne de fils ; Andreyev qui, lobotomisé par la peur, continue d’accuser sa femme alors que Beria la lui ramène de prison ; Malenkov en toon éberlué-dépassé (grimace impayable) ; Khrouchtchev en bouffon sur ressorts ; et pour faire bonne mesure un chef des armées histrionique qui fait une entrée de superhéros au ralenti tandis que, comme pour les autres, son identité s’affiche à l’écran comme dans un documentaire.

Arrosé de vodka, le nonsense britannique permet à l’extraversion européenne de rejoindre la démesure slave, et fout le feu à la baraque – enfin, à la datcha où est mort Staline, évacuée manu militari KGB jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les deux officiers en charge de l’opération, dont l’un se fait descendre par l’autre alors qu’il regarde le dernier camion partir. En musique, s’il vous plaît. Après avoir pataugé dans la pisse du cadavre, l’affaire est rondement liquidée ; la succession, sur le même modèle. Les querelles intestines se déroulent dans le grand guignolesque le plus total : à part Beria, le chef du KGB qui resserre sa poigne en s’employant à lâcher du lest de toutes part, personne ne sait sur quel pied danser – un grand ballet comico-macabre réglé par Saint Gui, qui fait oublier tout cours d’histoire tant il paraît improbable que le petit Khrouchtchev prenne le pouvoir. La Mort de Staline est un très grand cru d’humour noir dont, comme pour la vodka, on préfère ne pas connaître le nombre de degrés. À votre santé.

D’après le journal de Virginia Woolf

Quand Melendili m’a proposé d’aller voir une pièce inspirée des journaux de Virginia Woolf, je n’ai pas cherché à en savoir beaucoup plus : cela me faisait plaisir de sortir avec elle ; même si la mise en scène s’avérait décevante, il y aurait toujours le texte auquel se raccrocher. Let’s go : Let me try.

Cela valait carrément la peine de se traîner jusqu’au théâtre Gérard Philipe à Saint-Denis. La pièce d’Isabelle Lafon ne se résume pas à la lecture de morceaux choisis du journal (et rien que le travail de sélection, déjà…). Elle n’extrapole pas sur une nouvelle trame narrative, mais incarne, au-delà de la voix qui lit, de la voix qui oublie qu’elle récite (et jamais ne déclame) — incarnation non pas dans un mais trois corps, de comédiennes qui trient les pages du journal, lisent leurs trouvailles à leurs acolytes et s’interrompent de temps à autres pour un créer un nouveau tas de feuilles. Si elles commentent parfois ce qu’elles lisent, ce n’est jamais à la manière d’un exégète qui se livrerait à une analyse littéraire ; l’intervention est toujours brève et apporte souvent un élément de contexte, à la manière de NDLR dans les interviews.

De gauche à droite : Marie Piemontese, Johanna Korthals Altes, Isabelle Lafon

D’emblée, Johanna Korthals Alter me fascine : ses cheveux blond vénitien tressés qui la font imaginer irlandaise, évidemment, avec l’aura des projecteurs ; son splendide accent tandis qu’elle bascule en VO, of course ; ses chevilles nues qui dépassent d’une longue robe austère et de chaussures plates marron tout aussi austères, oui aussi, et : la finesse de sa silhouette, pas du tout fragile, nerveuse plutôt, qui semble une synecdoque de son débit de parole — incroyablement vif, et curieusement heurté entre deux mesures si fluides qu’on ne les a pas entendues passer. Il faut s’accrocher, trouver une concentration comme n’en exige de moi généralement que l’opéra, lorsqu’on lit sur les prompteurs la traduction de ce que l’on écoute, et que l’on cherche simultanément à retrouver dans la langue mal sue les mots que l’on a lu, tout en mettant en perspective une signification modulée par les intonations musicales. L’exigence est justifiée : dans cette fulgurance rythmique transparaît quelque chose du jaillissement de la pensée. La rapidité fait signe vers la vivacité et l’acuité de l’intelligence qu’il faut pour se maintenir dans ce flux continu, qui semble aller toujours plus vite à mesure qu’on cherche à s’y maintenir ; il faut abandonner la réflexion, et se laisser entraîner à penser, à ressentir, avec la romancière. Laquelle déplore avec humour ne pas pouvoir interrompre ses invités en plein milieu du thé pour noter leurs propos, leurs manières… toutes petites idiosyncrasies que Virginia Woolf ne cesse récolter et qui font la perspicacité de sa vision.

Il ne s’agit pas de théoriser, ou seulement même de réfléchir sur les écrits en cours, mais de vivre. Et de remettre ainsi l’écriture en perspective : une nécessité qui s’efface comme fin pour nous connecter plus directement à sa source et nous faire voir ce qu’on en aurait pour un peu oublié de vivre. Alors il y a des notes sur ses écrits, oui, mais aussi des réflexions plus générales et des descriptions tout ce qu’il y a de plus contingent : ses promenades dans les collines, où l’on sentirait presque sa cage thoracique se gonfler à la mesure de l’univers, dans lequel elle se dissout et se vivifie, son mari qui plante des iris pendant qu’Hitler éructe dans le poste radio, de nouvelles robes, un chapeau-crêpe et même une coiffure ratée : tant pis, conclut-elle, j’affronterai la vie frisée.

Chacune des comédiennes à son tour se laisse posséder par cette voix à laquelle elles prêtent la leur. Marie Pemontese introduit la première grande respiration, et avec elle, une certaine nostalgie : les mesures se font plus amples, embrassent davantage la vie comme destinée. Avec Isabelle Lafon, c’est plus de rondeur, dans le prononciation et dans l’humour. Dans sa manière d’enlever ses lunettes, de les remettre et d’en porter les branches à sa bouche, je retrouve les gestes de mon professeur de français de khâgne, apparue juste avant dans notre discussion brunchesque, et je ne sais pas pourquoi, cela m’a touchée. Peut-être parce que je prête ainsi à la comédienne un âge que Virginia Woolf n’a jamais atteint ?

La maladie mentale de la romancière n’est pas éludée, mais son portrait ne s’y abime pas pour autant. Seule une paire de chaussures rappelle discrètement sa fin, laissée sur le rivage de la scène, devant des tas de feuilles sur lesquels l’une des Virginia sautera comme sur les rochers d’une rivière — le début du déséquilibre. Il y a quelque chose d’inquiétant, aussi, parfois, devant les absences de la Virginia rousse, retirée soudain en elle-même (ou le langage en elle), sa bouche bée comme un trou noir. C’est suffisant : un arrière-plan sur lequel se détache plus vif encore l’appétit de vivre de V. Woolf, la tension avec laquelle elle se jette dans l’extraordinaire quotidien, le cou tendu à en faire ressortir les tendons, dans la tension et dans l’élan : eager.

J’ai très très envie de lire son journal, maintenant.
(Et d’acheter des petites chaussures plates marron à porter pieds nus sous une longue robe grise.)

 

Ballerine badass

Les ressorts sont connus, les blagues aussi… il n’y a plus qu’à s’adonner au plaisir de frémir pour Alicia Vikander et de la voir tout surmonter, peu à peu, avec une intelligence et une endurance insolentes. Dans ce reboot de Tomb Raider, Alicia Vikander souligne et redouble la grâce des Bruce Willis, en suppléant aux gros bras sa silhouette de danseuse musclée. La médiatisation de sa préparation pour le rôle de Lara Croft m’a révélé son passé d’élève à la Royal Swedish Ballet School – Dance Spirit s’est empressé de la citer : Nothing is going to be harder than the ballet! En la voyant à la limite du grand jeté dans ses cascades en l’air et en quatrième presque pointée derrière à la rambarde du bateau, je comprends enfin pourquoi ses traits se sont associés pour moi à Mathilde Froustey. I’ll take (the) two.

Scène du film où, un revolver dans chaque main, Lara Croft dit qu'elle prendra le deux

Grease, comédie musicale bien huilée… voire un peu grasse

Le théâtre Mogador propose une version de Grease en comédie musicale… partiellement en français. Contrairement à ce que l’on pouvait craindre, la traduction passe comme une lettre à la poste 1. On ne peut pas en dire autant des passages joués, en revanche, où alternent des platitudes affligeantes de théâtre de boulevard (j’ai cru que la principale n’en finirait jamais de reconnaître ses anciens élèves dans le public après l’entracte) et des instants au quatrième degré truculents. Un de mes préférés : quand Sandy propose à Danny de venir prendre le thé avec ses parents. Je ne suis pas très thé, répond-t-il, avant d’être contraint de préciser : Je ne suis pas très parents… avec le ton parfait du petit branleur un peu emmerdé.

Le jeu des interprètes est pour beaucoup dans les hauts et les bas enregistrés : s’ils bougent et chantent bien2, tous ne sont pas aussi bons acteurs que le détenteur du rôle principal3. Sans être dans l’imitation de Travolta, Alexis Loizon adopte tous les tics de son personnage, depuis la démarche traînante qui confine au ridicule, jusqu’aux mouvements des lèvres et de la mâchoire. Très réussi ! Pour le reste du gang, la remarque d’une camarade du cours de danse résume le petit quelque chose en moins : c’est dommage, les garçons ne sont pas sexy. Pour ce qui est des filles, je laisserai Palpatine à son affaire, mais j’ai bien aimé Sarash Manesse (si c’est bien elle) avec son trombinoscope de soldats, joué là aussi avec le zeste d’ironie qui sauve tout. Parce qu’on a tendance à l’occulter derrière le souvenir des danses enthousiastes : le film est quand même très niais. À l’entracte, je rappelais ainsi vainement le passage de l’ange gardien coiffeur à Palpatine, qui a failli faire une syncope en voyant la revue de meringues débarquer.

Nous n’étions pas les seuls à être partagés à la sortie, mais j’ai quand même chanté Grease Lightning pendant deux jours sous la douche.


Mass on Broadway

Un chœur immense, de l’orgue, du latin en veux-tu en voilà : tous les éléments liturgiques d’une messe sont là. Mais guitares électriques, batterie et micro de comédie musicale : c’est aussi ça, la messe de Bernstein, qui déborde ainsi le registre annoncé.  Peu à peu, on comprend qu’il s’agit moins d’une messe modernisée façon comédie musicale que d’une comédie musicale concertante sur la messe ; une interrogation sur la pratique dans sa forme même.

Un pasteur-récitant est là pour nous guider à travers cette grand-messe, preacher-crooner qui ramène régulièrement à la prière, tandis que les ouailles ne cessent de s’en écarter, assénant à la religion ses quatre vérités sans jamais cesser de se déhancher. Il s’agit moins d’épingler la tartuferie des croyants que d’interroger les aberrations et les scandales du dogme et de la vie, la confession qui choque comme une autorisation express à pécher, l’absence de Dieu dans la souffrance, les questions sans réponse…  préoccupations de croyants révoltés plus que d’athées implacables. Chaque protestation, qui donne l’occasion d’admirer le chanteur qui la porte, est accueillie par une même conclusion : let’s pray. On comprend seulement à la fin, lorsqu’on entend soudain dans la voix faillible du preacher-crooner non pas quelque chose de moindre, d’éraillé, mais la fragilité de l’âge, de la vie, que ce n’est pas une tentative de fermer les caquets, mais une manière de rassembler les forces qui manquent et les espoirs qui flanchent — pour communier, sinon avec Dieu, du moins avec la communauté de ses infidèles, i.e. nous, spectateurs. On frissonne, on swingue, on s’étonne ; on s’en prend au moins autant plein la tronche que la religion, enveloppé dans le chant sonorisé, et moi, au tout dernier rang de la Philharmonie, second balcon face aux baffles, je kiffe : la beauté d’une messe sans son prêchi-prêcha.

Gloire soit rendue à l’Orchestre de Paris, et prions pour que ce soit régulièrement redonné.