Octobre 2024, journal

Mardi 1er octobre

À la barre au sol, j’annonce un nouvel exercice et je ne l’ai pas encore montré que C. me coupe :
— Ohlala, ça va être horrible.
— ?
— Je reconnais ce petit sourire, maintenant, cet air réjoui, là… ça veut dire que l’exercice va être horrible.

Je réfute, votre honneur, l’exercice n’est pas horrible, il est efficace.

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Mercredi 2 octobre

Une petite fille me demande si on pourra faire « des compositions », comme avec la prof de l’an passé : oh que oui, dix minutes de répit !

Les groupes relous ne sont pas les mêmes que la semaine passée ; il est décidément impossible de rien prédire. Après un cours sans vague, la dame de l’accueil me prévient qu’une mère a récupéré sa fille en pleurs et va appeler la directrice pour se plaindre. Interloquée, je me repasse ce dont je me souviens du cours sans trouver ce qui a déclencher l’incident : qu’ai-je pu dire de blessant ? qui puisse être mal interprété ? y a-t-il eu des méchancetés prononcées à son encontre dans le vestiaire ? Je les ai trouvées éteintes en arrivant en cours, me souviens leur avoir demandé si elles étaient fatiguées, mais rien de plus. L’idée que j’ai pu blesser une gamine me retourne le bide et le cerveau. Je suis terrorisée à l’idée qu’une indication manuelle pour corriger un placement ait pu la faire se sentir mal. Normalement, je demande toujours avant si je peux les toucher, mais il est possible qu’à la cinquième heure de la journée, après avoir récolté bon nombre de regards étonnés et de bah non, ça me dérange pas, j’ai omis le recueil de consentement explicite pour une zone qui me semblait « neutre » comme les pieds ou les bras (crêtes iliaques et cuisses me semblent trop intimes pour que je puisse oublier, et les fesses sont un no go absolu, je tripote mon propre postérieur si je veux faire comprendre un truc).

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Jeudi 3 octobre

Photo d'un rebord de fenêtre derrière laquelle a été placé un jouet tyrannosaure qui fait coucou à une dinosaure plus petit qui a passé la tête par un accroc du rideau.
Géniale mise en scène dans les rues de Croix

Carton, scotch, règle et feutres : je passe un moment à bricoler un carton pour expliquer les épaulements — au final peu utilisé. Je le range vite fait, un peu honteuse d’avoir été si enthousiaste de cette maigre trouvaille.

carré en carton avec une croix rouge et une noire, scotch, ciseaux et feutres à côté

Dès les dégagés, c’est une évidence : cette fille est une fausse débutante. Je lui demande confirmation pour la forme, elle acquiesce ; je suppose qu’elle veut reprendre doucement. Au fur et à mesure du cours pourtant, le décalage s’accentue. Elle n’est pas seulement une fausse débutante, mais une très bonne danseuse, bien meilleure que moi. Le quiproquo se lève grâce à l’horaire de fin, plus tôt qu’elle ne l’avait anticipé : elle pensait être au cours de niveau supérieur… qui avait lieu dans la salle d’à côté. Je l’encourage à aller grappiller la demi-heure restante ; après tout, notre cours tout débutant qu’il soit l’a échauffée. Elle avoue être un peu frustrée (tu m’étonnes), même si elle a la gentillesse d’ajouter que ça l’a fait travailler en profondeur (les cours débutants quand on ne l’est plus, c’est une redécouverte de tout ce qu’on escamote et ça peut être costaud, j’ai découvert ça en donnant cours au enfants). Les autres, ravies d’avoir eu un modèle de choix à copier pendant tout le cours, trouvent que c’était très bien de l’avoir avec nous : « Tu reviens quand tu veux » lui lancent-elles en passant la porte.

À ce même cours d’adultes débutants, il y a une mère et sa fille, respectivement début vingtaine et cinquantaine. J’adore qu’elles aient décidé de faire ça ensemble. La fille a proposé à la mère, qui a accepté pour être avec elle, sans trop se renseigner, sans faire attention à l’adjectif « classique » accolé à « danse ».  Quand elle s’est rendue compte dans quoi elle s’était laissée embarquée, elle a craint un truc rigide — si ce n’était pas vous, je n’aurais pas continué, elle s’en est persuadée. Quand elle me propose après le cours d’aller boire un verre avec elle et sa fille, et une collègue trentenaire qui a prévu de les rejoindre, je mets de côté mes réticences à aller boire un verre (le bar, le bruit, les prix alors qu’on pourrait manger dans un restaurant) et me joint à cette soirée entre filles.

C’est plaisant puis étrange : entre diverses anecdotes, les deux collègues débriefent de dingueries professionnelles. De l’extérieur, il est clair que leur environnement de travail est toxique et qu’elles sont déjà en burn out ; de l’intérieur, c’est moins évident, elles sont au bord de craquer mais il manque toujours un cran pour acter le craquage, une insomnie supplémentaire, un nœud plus serré au ventre ou une autre soirée gâchée à discuter de ce qui s’est passé au boulot pour s’assurer qu’on n’est pas folle. Elles s’encouragent, elles ne vont pas se laisser faire, elles ne vont pas se laisser faire cette fois. Cette fois de trop. Elles ont manifestement été identifiées comme des bonnes poires par les manipulateurs, parce que la conversation révèle d’autres red flags dans leurs relations de couple — repérés par l’une, complètement ignorés par l’autre. Tout au plus le drapeau vert pourrait-il être légèrement orangé sur les bords. Ce n’est pourtant jamais bien signe quand on s’autocensure face à un compagnon, surtout quand celui-ci met la barre haute sur l’apparence de sa moitié.

La chaleur du cours de danse m’a quittée sans que je m’en aperçoive de suite, compensée dans un premier temps par l’inhabituelle douceur de la saison. La nuit fait son œuvre et je m’éclipse la première, frigorifiée depuis un petit moment. C’était manifestement déjà trop tard : je me réveille à 5h du mat’ avec un hérisson dans la gorge.

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Vendredi 4 octobre

La dimension ultra genrée du classique est une plaie quand on a une classe de filles avec un seul garçon — lequel est affublé d’une maladie qui lui interdit de sauter pour corser un peu plus l’affaire. Je me mets en quête de variations mixtes ou masculines qui pourraient être abordables ou facilement simplifiées pour des enfants en deuxième cycle. Sur Twitter, on me suggère le début de la variation de Lenski dans Onéguine et la variation du danseur en brun dans Dances at a Gathering. J’apprends la moitié de cette dernière à partir d’une vidéo avec Hugo Marchand avant de me rendre compte que je suis incapable de la compter à coup sûr : bof bof pour l’apprendre aux élèves.

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Samedi 5 octobre

Les filles qui commencent les pointes cette année ont mille questions avant d’acheter leur première paire. Je réponds du mieux que je peux, sachant que les pointes sont un outil de travail très personnel ; ce qui convient à l’une ne conviendra pas à l’autre. On parle dureté de semelle, hauteur d’empeigne, forme du pied, embout en silicone ou en tissu, etc. Je conseille surtout d’insister auprès de la vendeuse pour essayer pleins de modèles, et de ses fier à ses conseils… s’ils ne sont pas démentis par leur ressenti. Élastique ou rubans ? Chacun sa préférence. Je suis partisane du combo élastique et rubans (en coton) pour un bon maintien du chausson et de la cheville. Ma réponse semble les perdre. Heureusement une élèves formule le problème : je dis tout le contraire de l’autre prof. Oups. L’autre prof n’a manifestement pas envie de perdre un temps infini en laçage et impose un système de double élastique dont je ne sais, aux explications embrouillées des enfants, s’il est plus complexe ou ingénieux. J’essaye de ne pas remettre en cause le choix de ma collègue sans me dédire : celles qui ont cours mercredi font comme l’a demandé la prof du mercredi ; celles qui n’ont cours que le samedi avec moi ont le choix.

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Lundi 7 octobre

Quand la prof demande si ça fait longtemps qu’on n’a pas enfilé les pointes, je réponds que ça fait des mois, months, sans préciser que ça fait des mois que, non seulement je n’ai pas enfilé mes pointes, mais que je n’ai même pas pris de cours de danse. Quatre, pour être précise. Quatre mois. Je donne des cours de danse, je prends des cours de posture, mais je n’ai pas pris de cours de danse depuis la fin de la formation. Et c’est très bien comme ça. Je suis contente d’avoir attendu que l’envie revienne pour reprendre. Je retrouve les studios gigantesques, les camarades de la promo suivante, découvre les nouveaux. Rien n’a changé et tout a changé : je ne suis plus élève, je ne suis plus évaluée en permanence et, partant, je ne me juge plus en permanence. Plus d’évaluation intériorisée et systématisée en critique anticipée, les vacances que cela me fait ! Je peux à nouveau danser, je suis là pour ça, le sourire qui éclot tout seul quand le mouvement me porte.

Je prends plaisir à prendre ce cours qui place, me remets dans mon corps et mes sensations. Une main sur le ventre, une main sous la fesse, de part et d’autre d’une hanche invisible dans sa sudette, la professeure régulièrement invitée le scande : tout est dans le centre et les ischio. Ça tombe bien, mes ischio-jambiers sont au rendez-vous, je parviens de mieux en mieux à les mobiliser. Même si je mets encore trop de force dans tout ce que je fais ; just stack the bones, rappelle la voix qui semble n’avoir que ça, des os sous la peau, un French bun folâtre sur la tête. Good, great, excellent. Son enthousiasme est aussi affable qu’artificiel — très américain, en somme. Cela m’empêche de développer pour elle de l’affection alors que je raffole de ses exercices. Je suis revenue parce que son nom était sur le planning (et j’en ai fui un autre : une professeure humainement riche et sensible, mais dont tout le cours m’est désagréable, des exercices à sa voix ; il suffit que je l’entende pour me crisper ; j’ai l’impression de me faire engueuler à chaque fois qu’elle émet un son). De retour chez moi, je m’empresse de filmer les exercices qui me restent pour m’en souvenir.

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Mardi 8 octobre

Mum au téléphone me trouve la voix assurée, plus mature, plus… femme, une vraie adulte, qui tranche avec l’image de post-ado que je renvoyais jusque-là. Et je le sens. Je me sens vieillir en bien, en poids posé, gravité qui donne de l’aplomb, voix qui guide et soutient, il faut bien. Je sens l’expérience de vie qui est là, une grosse malle aux trésors sur laquelle je prends appui, malgré mon inexpérience de professeure.

J’aperçois la directrice me désigner à son interlocutrice à travers la porte vitrée. Elle intercepte mon interrogation et ouvre : « Elle me demandait qui était la prof. » La fille avec le legging au goût douteux, il fallait répondre. C’est sûr qu’assise en simili-écart au milieu des autres à discuter étirements, je n’étais pas forcément identifiable comme prof.

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Mercredi 9 octobre 

Les cours se passent un peu plus sereinement, surtout ceux du matin. L’après-midi me rend perplexe. Quand je demande aux pré-ado qui font toujours un peu la tronche leur ressenti sur le cours et le niveau de difficulté, elles me répondent que c’est trop facile. Je ravale mon étonnement : je n’ai pas encore réussi à obtenir ne serait-ce qu’une coordination de base correcte de bout en bout dans les pliés (je ne parle pas de la qualité du pas  — un plié moelleux, des genoux au-dessus des pieds — juste de bras qui savent à peu près où il vont et s’ils hésitent, demeurent dans une position identifiable). Je ne doute pas de leurs capacités dans l’absolu, mais elles ont une si piteuse mémoire qu’il m’est impossible de distinguer une difficulté physique d’une difficulté mnésique. Tant que je ne vois pas l’enchaînement, je ne les vois pas vraiment danser. Alors je propose ce deal : dès qu’elles ont mémorisé les exercices, on passe à plus difficile. Elles comme moi sommes un peu perplexes de la perspective de l’autre, mais au moins, maintenant, nous en connaissons la teneur.

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Jeudi 10 octobre

Heureusement que la barre à terre est proche du sol, parce que j’ai la tête qui tourne au début ; c’est dire le niveau d’énergie initial. Arrivée down tant physiquement que moralement, je ressors pourtant de l’école de danse avec la patate : la magie des cours de danse adultes.

En plus, les adultes peuvent dire des choses réjouissantes comme : on n’a jamais assez de musiques Disney après que je me suis excusée de leur faire faire des soubresauts sous l’océan, tandis que les enfants trouveront que ce sont des musiques d’enfant donc de bébé. On déambule, on fait des bulles sous l’océan. SOUS L’OCÉAN.

À la fin du cours, L. est mi-réjouie mi-gênée : « C’est bizarre, mais plus j’ai mal après, plus j’aime. » Elle est des nôtres, elle aime ses courbatures comme nous autres.

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Vendredi 11 octobre

[rêve — était-ce cette nuit-là ?] Échapper aux zombies dans ce rêve n’implique pas de fuir, mais de se faufiler. Ils sont partout dans la ville, les rues, les commerces. Ils ont le même aspect que les gens normaux, à ceci près qu’ils se déplacent en zig zag. C’est à cela qu’on les reconnait. Surtout, surtout, ne pas leur rentrer dedans sinon ils se mettent à vous tabasser, et alors il faut les tuer, c’est à celui qui tuera l’autre. Le danger constant, c’est épuisant, ils faut sans cesse discerner, anticiper, ne heurter personne par mégarde et dans le doute, s’échapper, monter quatre à quatre les escaliers pour revenir dans la cachette sécurisée, souffler un peu.

Second cours de danse de la semaine / du mois / de la rentrée : des équilibres sereins à la barre et un peu de narcissisme — je me trouve les jambes joliment galbées (la perception de mon corps est directement liée à mes sensations et à ce que je sais avoir ou non travaillé).

Sieste : enfin ça se dépose. C’est comme ça que j’y pense. Pas en terme de repos mais de dépôt, comme on dépose les armes, comme les flocons d’une boule à neige se déposent après l’agitation. Mon cerveau reste engourdi au réveil, je savoure la trêve de moulinage, regarde juste dehors, le biseau de lumière tour à tour flou et net comme un cutter, comme un pan de Hopper.

Au cours de stretching postural, S. me rapporte qu’I. raconte à tout le monde que la barre à terre est géniale. Merci radio ragots pour le compliment, je prends, quand bien même les grands yeux d’I. s’émerveillent d’à peu près tout tout le temps.

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Samedi 12 octobre

À 9h30, un samedi matin, la ville s’éveille encore. Au peu de passants dans les rues, on voit davantage ceux qui y ont dormi et ne mendient pour certains pas encore. L’eau goutte de la raclette du laveur de vitre qui, enfermé dans l’Apple Store, opère la non-magie de la transparence tandis que les vendeurs assemblés en cercle pour un meeting s’appuient comme ils le peuvent sur les tables entre lesquelles ils vont passer la journée à circuler — quand on est agile, on reste debout. Les sourires, quand il y en a : sont-ce des sourires de façade, des sourires pour s’encourager soi ? ou de vrais sourires parce qu’après tout nous sommes dans le Nord, où les gens sont chaleureux ?

Il y a des jours comme ça… Je passe mon temps à lutter pour récupérer l’attention des élèves. C’est épuisant et m’énerve d’autant plus que je tends à devenir coupante. Je ne dis rien quand je vois un groupe d’élèves (toujours les mêmes) papoter alors qu’on marque tous ensemble l’exercice ; après tout, on l’a déjà fait la semaine dernière, peut-être qu’elles l’ont déjà. De fait, elles ne l’ont pas et sont les seules à ne pas l’avoir. Ça part tout seul et j’entends le ton giflant comme s’il venait de quelqu’un d’autre : ça vous aurait peut-être été utile de marquer avec nous plutôt que de discuter. Le microgramme de satisfaction que j’éprouve à cette sortie vengeresse me débecte aussitôt.

« À se regarder pousser une gueulante, ardente ou glaciale, histoire de retransformer le chaos qui vient d’entrer dans la salle en une classe à peu près d’équerre. » Cela fait un moment que je lis le blog de Monsieur Samovar, mais récemment ses billets se sont mis à produire un drôle d’écho : d’avoir des enfants en cours, même si ce sont des cours de danse qui ne dépendent en rien du cursus obligatoire de l’Éducation nationale, j’ai l’impression que… je comprends davantage ce qu’il raconte, pas qu’intellectuellement, quoi, et ça éclaire ma propre expérience en retour, allège mes embarras de prof débutante en montrant qu’on patauge tous.

Cela ne me dérange pas que les élèves parlent entre eux du moment qu’ils chuchotent et gardent un œil sur ce qui se passe. Mais sans cesse lutter pour récupérer leur attention, ça non. Devrais-je ne rien autoriser du tout, pas de chuchotis, rien ? Asseoir un fond de discipline « autoritaire » pour que ça n’en ai jamais l’air ? Mais alors, est-ce que l’absence d’éclat de voix ne s’imposerait pas au prix d’une peur latente, dont je ne veux pas ?

Heureusement, il y a de belles choses à les voir interpréter le début de la variation du danseur en brun. À la fin du cours M. note avidement la référence du ballet dans son carnet, Jerome Robbins, Dances at a Gathering, pour la retrouver chez elle. (Le samedi suivant, elle a manifestement répété et appris la suite.)

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Lundi 14 octobre

[Rêve] Dans une maison qui n’est pas à ma grand-mère ni à ma mère ni à moi, nous passons dans la pièce d’à-côté à l’insu de la propriétaire, en plein jour, pas d’inquiétude, on se demande plutôt quelle pâtisserie manger. Il est question de toilettes [encore et toujours, l’inconscient ne parvient pas à se soulager]. Mais aussi de passer un concours pour peut-être intégrer la dernière année de l’école de danse de l’Opéra [périodiquement je me redonne en rêve une chance pour entamer une carrière professionnelle de danseuse]. En montgolfière, on s’élève au-dessus de la prairie, avec vue jusqu’à la mer.

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Pour un projet mêlant public scolaire et élèves du conservatoire, je me retrouve dans un collège de Lille. Le niveau sonore à l’entrée de l’établissement m’abasourdit ; j’avais complètement oublié cette intensité. Différente mais non moins intense est celle de la chanteuse lyrique qui baroquise à moins d’un mètre de moi durant toute la matinée. Il s’agit pour l’équipe d’expérimenter les morceaux sur lesquels vont travailler les enfants, et pour les professeurs de musique, de s’accorder sur les nuances d’interprétation à transmettre. Je me demande un peu ce que je fais là, à la fois chanceuse et piégée, essayant avec une égale volonté de rendre audible et inaudible ce qu’on nous fait chanter (essayer et participer / ne rien fausser). Sans prendre aucune note sur la partition que je remiserai sagement de retour chez moi, je découvre le monde et le vocabulaire de l’ornementation baroque, avec ses battements et tremblements qui ornent les portées de petites vagues et de + (indiquant qu’il faut aller chercher la note plus haut et descendre).

Quand on passe dans la salle de spectacle (incroyable, je n’ai jamais vu ça dans un collège) pour l’atelier de danse baroque, c’est le soulagement.  Les professeurs de musique sont moins à leur aise ; chacun son tour. Ils s’en tirent bien pourtant, alors que c’est costaud pour une initiation. Les trois segments, bras, avant-bras, main, ça paraît facile comme ça, mais le souvenir des cours de pratique à l’université est à peine suffisant pour incorporer sereinement les coordinations qui nous sont proposées par le maître à danser du jour. J’ai du mal à casser le poignet d’une seule main et à inhiber le réflexe d’harmonisation ou de symétrie qui me pousse à soulever le poignet qui devrait rester tombant.

Casse-croûte dans la salle de musique, ça m’amuse :  L. a toujours des Tupperwear ultra-cuisinés, tandis que le jambon-beurre maison de V. trahit une moindre habitude de manger à l’extérieur. Quand c’est fréquent et qu’on a la flemme, comme moi, on se fait des pâtes. La conversation embraye sur un sujet léger et amusant ; tout en mastiquant, nous dressons la liste de tous les prénoms vieillots portés par nos jeunes élèves. La perception évolue en sens inverse de l’âge : certaines vieilleries ou étrangetés pour moi ont eu le temps pour L., tout juste 20 ans, de devenir actuelles et presque banales.

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En attendant l’heure de me rendre au cours que je donne, je me pose dans l’une des rares médiathèques lilloises à être ouvertes le lundi, fourrage dans les bacs et en sors Blanc autour, que j’avais repéré dans la vitrine de la librairie BD de Montrouge. Lecture in one go. La bibliothécaire circule tout autour avec un plaid vaguement écossais sur les épaules. Sur le plus proche fauteuil, à distance respectueuse, se succèdent un lecteur d’Histoire puis de manga, T-shirt ramen assorti, qui bouge les lèvres comme les gens qui lisent leur livre de prières. Cette après-midi bibliothèque pourrait devenir un rituel si je vais aux cours de stretching postural le lundi midi. Reste que les heures captives sont longues, l’immobilité amène le froid, et la durée de la session n’est pas proportionnée à celle de la lecture. L’intérêt est né, s’est maintenu puis émoussé ; il a fait son temps, mais le temps n’est pas encore écoulé.

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Mardi 15 octobre

Rouvrant le pot de marmelade de gingembre attaqué en diagonale pour laisser intact un bout de la surface lisse, inentamée du pot neuf, je me demande si d’autres gens font pareil, s’il y a d’autres gens assez bizarres pour tenter de conserver le plus longtemps possible un vestige de perfection initiale. Est-ce que ça dit quelque chose de moi ? Peut-être que je m’accroche à une croyance, à l’idée d’un donné une fois pour toute que l’on ne peut que préserver ou abimer. Comme si ce qui comptait n’était pas ce à quoi l’on parvient, mais d’où l’on part, dont je m’éloigne toujours à contrecœur. Est-ce qu’un pot de marmelade de gingembre peut trahir ça ? Il y a un moment où il faut ruiner la perfection de la gelée inaugurale si on veut que le plaisir des tartines beurre-gingembre continue.

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La réunion n’en finit pas. Les gens ne partagent pas ce qu’ils ont réfléchi en amont, ils commencent à réfléchir en groupe. Ça me rend chèvre.

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En ce moment, je pousse des petits couinements de dinosaure satisfait en me glissant sous le plaid. Douceur, chaleur, excitation minuscule. Lecture, sieste, orgasme. Je relève la tête de mon livre et plus rien ne bouge — sauf les branches d’arbre, les insectes et les nuages — mes pensées au même rythme de fausse immobilité — passent sans qu’on s’en rende compte. La lumière du soleil (jaune) et le ciel nuageux (gris) s’annulent en une lumière blanche sans heure. L’infini de l’après-midi se savoure entre 14h et 16h, après quoi l’étale se relief. En sortant du bus, je relève la tête, admire les vergetures, la peau d’orange du ciel.

Ciel au pommelage rapproché

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Pour faire plaisir à ses anciennes élèves, la directrice (leur ancienne prof) prend la barre au sol avec elles. C’est un peu étrange pour moi, qui n’ose pas corriger sa posture de tout le cours. Ce n’est pas si dur, objecte-t-elle à la fin à ses anciennes élèves qui lui promettaient de partager leurs onomatopées. Cette remarque me laisse perplexe sachant que certains mouvements n’étaient pas justes (donc ne sollicitaient correctement pas les muscles) et que le but n’est de toutes façons pas d’en baver, mais de se gainer et s’étirer de manière efficace, pour se sentir bien dans sa vie de tous les jours et progresser en danse. Le rapport des gens à la difficulté me laisse globalement perplexe, ces derniers temps. Mais peut-être n’est-ce absolument pas la question, peut-être avait-elle seulement besoin de faire bonne figure et se rassurer — sur sa valeur de professeure non diplômée (le diplôme a été créé un an après ma naissance) comme sur l’état de son corps tout juste retraité.

De mon côté, peut-être que j’en rajoute dans les bêtises, que je dis par exemple en passant d’un exo sur le dos à un exo sur le ventre qu’on se retourne comme un poulet grillé, mais ce n’est pas de ma faute, c’est l’odeur dans le bus en venant — à quoi tiennent les métaphores servies lors d’un cours de danse… Quand, sur le dos, les jambes en table, j’explique qu’on va descendre un pied l’un après l’autre pour piquer le sol, l’évidence s’impose pour quelqu’un : c’est comme attraper un sachet de bonbon, mais avec les pieds. Je suis d’accord, mais seulement si ce sont des Michoko.

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Mercredi 16 octobre

Mes règles sont en avance (décalées avec la Lune ?) et c’est la dernière semaine avant les vacances, mais curieusement le marathon du mercredi se passe mieux qu’anticipé, les enfants ne sont pas si dissipés. Je me rends compte en rédigeant cette entrée que je note la même chose chaque semaine pour le mercredi : un peu moins fatiguée. Cela ne relève probablement pas tant de l’amélioration que du soulagement. Je devrais prendre acte de cet état de fatigue tolérable, mais l’anxiété semble avoir conservé le tout premier mercredi comme mètre étalon absolu et me le fait craindre chaque semaine.

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Madame, y’a H. qui pleure. Quand mes yeux la trouvent, H. est recroquevillée debout sur ses pleurs silencieux, tétanisée par des larmes qui tombent au sol… en flaque. En flaque ! Il y a une petite flaque d’eau par terre.  Je croyais que ça n’existait que dans les bande-dessinées. Une partie de mon cerveau s’esbaudit de cette profusion lacrymale, tandis que l’autre fait ce qu’on attend d’elle, s’enquiert de se qui passe, tente de rassurer, demande des excuses à la camarade qui s’est permis de dire à H. qu’elle était la seule à ne pas y arriver — ce qui, outre n’être pas charitable, est complètement faux, parce qu’on est en train d’apprendre un nouveau pas et, c’est normal, on tâtonne.

C’est parce que vous êtes trop nulles ! j’entends chez les 9-10 ans. Mais qu’est-ce qu’elles ont aujourd’hui ?  Je dois expliquer que, même si « c’est une blague », je ne veux pas de ça dans mon cours  — d’autant qu’on finit toujours par se demander si la blague en était vraiment une, dans ce genre de cas ; ça introduit le doute chez ceux qui en font les frais et fragilise leur confiance. Donc nope, hors de question.

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À un papa qui amène sa fille toute échevelée, je dis gentiment que ce serait bien si elle pouvait avoir un chignon la semaine suivante : « Pour le spectacle, bon d’accord, mais chaque semaine, non, non ! » Yeux qui roulent, bouche qui s’ouvre… Manifestement j’abuse grave. Un chignon pour un cours de danse classique. Et puis quoi encore, un chignon banane laqué avec une tiare ? J’en viens à douter de la légitimité de ma demande ; après tout, la convention de mon monde ne fait pas forcément sens pour tout le monde.  Est-ce que je n’abuse pas à relayer cette demande de la directrice, alors que l’essentiel est que les enfants ne soient pas gênées pour danser ? Décontenancée, j’essaye de négocier pour que la petite vienne avec des épingles, je lui ferai moi son chignon, ce n’est pas un problème, pendant que la père attrape les cheveux de sa tête blonde et lui fait une queue de cheval à l’arrache sans brosse. Le message est manifeste : ce papa dépose sa fille pour une heure de garderie bon chic bon genre, qu’elle s’amuse, hein, faudrait pas que l’activité exige un effort supplémentaire. De tout le cours, la gamine n’a pas arrêté de passer ses mains autour de son visage pour repousser les cheveux qui lui tombaient dans les yeux.

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Cette tendance que j’ai à parler au conservatoire de ce qui ne va pas à l’école et à l’école de ce qui ne va pas au conservatoire. Pourquoi je fais ça ? Le besoin de débriefer des angles morts propres à chaque structure a des relents de bitchage hypocrite. Pourtant, je pense chaque chose que je dis, en positif comme en négatif.

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Jeudi 17 octobre

Je prends plaisir à rédiger un article de blog sur le livre de Clémentine Mélois. Cela n’empêche pas l’anxiété de remonter.

Malgré ma préférence pour la VO, Tuca & Bertie passe mieux en français. J’ignore si c’est une pure question de vitesse, si l’animation empêche une inconsciente lecture sur les lèvres ou si les sous-titres se détachent moins bien sur le dessin que sur une image filmée, ralentissant la lecture, mais même avec les sous-titres, je peinais à suivre le rythme.

La dermatillomanie ou le plaisir à s’exploser des boutons selon Tuca (je plussoie) :

"Allez, avoue que t'aimes ça. C'est étrangement jouissif."

"C'est comme éclater du papier bulle"
En V.O. : It’s like bubble wrap but made out of skin.

Mes adultes débutants font des progrès, il faut les voir en retiré, ça me rend toute chose guillerette. Une dame dont je n’avais même pas retenu le prénom me tend un tote bag avec cinq élastiques du type qu’on utilise pour travailler la souplesse : c’est pour vous, je les ai récupérés au travail. C’est pour moi, pour nous, forcément j’ai de suite envie de jouer avec.

Et on tire sur la barre, fesses en arrière, dos plat… Je n’avais pas prévu la force d’une de mes jeunes adultes, qui fait de la muscu : la fixation se décroche, cheville arrachée du mur, poussière de plâtre tout autour. Oups.

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Vendredi 18 octobre

Réveillée 7h30, je me suis rendormie jusqu’à 11h ! Poisseuse de ne pas avoir pris une seconde douche la veille au soir, je me réveille crade mais régénérée.

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Samedi 19 octobre

Est arrivée en cours il y a quelques semaines une enfant ahurissante, dont je me demande à chaque fois ce qu’elle fait là. Pourquoi n’est-elle pas à l’école de danse de l’Opéra ? Musculature finement dessinée, cou-de-pied, ligne d’arabesque à se damner, placement et coordinations en place, compréhension immédiate du mouvement, musicalité, intelligence vive, curiosité, gentillesse, plaisir manifeste — tout, elle a tout. Je dois vraiment me creuser la tête pour trouver quoi lui dire et ne pas l’ignorer ni la placer dans un inconfortable rôle de chouchoute en la félicitant systématiquement.  Les pointes aident, où elle rencontre le problème inverse de tout le monde : ne pas passer par-dessus le plateau.

Il m’est difficile de ne pas conserver un ton énervé quand j’ai dû forcer ma voix pour récupérer l’attention du groupe. Je dois faire un effort conscient et moduler mon expression pour repasser dans l’appréciation des efforts engagés dans le mouvement, indépendamment du comportement qui a nécessité un rappel à l’ordre juste avant. Je sais pourtant qu’élever la voix n’est jamais bon, ni pour le groupe ni pour mes cordes vocales. Pour préserver ces dernières, je tente de mettre la musique puis de l’arrêter dès qu’elle a déclenché chez les élèves le réflexe de se mettre en position, histoire de pouvoir donner quelques indications dans le calme revenu, mais c’est presque pire tellement c’est passif agressif. C’est fou comme il est facile d’en vouloir aux élèves de ce qu’on devient à leur contact lorsqu’on est fatigué et démuni.

À côté de ça, il y a des moments de grande beauté, comme de les voir plongés dans leur interprétation tête en l’air pour l’entrée du danseur en brun.

Après le cours, je reste pour une petite session d’improvisation en solo. Je n’avais pas réalisé jusque là qu’il n’y avait personne après moi, que je pouvais profiter du studio.

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Dimanche 20 octobre

Encore un dimanche où la douche marque la césure entre deux pyjamas. Du rangement.

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Lundi 21 octobre

Nouvelle compréhension unlocked au cours de stretching postural : je dois avoir l’impression de ne pas tendre complètement mes genoux pour assurer la continuité entre plié et relevé. C’est la différence entre tendre et allonger que nous avions vue en formation (reculer le genou à l’horizontale versus laisser le genou suivre le mouvement vertical du bassin qui s’éloigne des chevilles), que j’avais intellectuellement comprise et observée sur des jambes en X, mais que je n’avais pas du tout sentie dans mon propre corps. Je ne pensais pas verrouiller les genoux, alors que si, c’est une tendance que j’ai, qui va de paire avec le réflexe de me caler à l’arrière de la jambe / cheville. Je découvre qu’on peut se caler à l’avant, que c’est même souhaitable.

Ce lundi, nous sommes seulement trois au cours, trois danseuses. On commente, on s’interroge, on cherche les sensations, on onomatopéise les difficultés et on papote aussi entre deux, j’adore. Contrairement aux cours en soirée, où l’on trouve des profils divers, avec gens qui font du tennis, d’autres sports ou qui juste s’entretiennent, on peut s’atteler à des mouvements strictement liés à la danse. Par exemple, le travail de torsion pour l’arabesque en twistant ; ça a encore du mal à venir.

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L’après-midi, je donne mon premier cours particulier chez moi, la cheminée en guise de barre. Je propose à la maman, que j’ai déjà rencontré, de rester assister au cours ; elle ne veut pas déranger, mais si ça ne dérange pas, elle veut bien, c’est vrai qu’elle a déjà passé trois heures dans sa voiture à bouquiner ce matin, en attendant que sa fille sorte de répétition. Pour l’avoir eu en stage cet été, je sais que la jeune fille est avide de comprendre et de progresser. Alors, j’y vais, je la bombarde de corrections pour tourner les cuisses en dehors, pas seulement les hanches et les chevilles, relayer l’en dehors musculairement tout le long de la jambe, appuyer dans les orteils vraiment, pas juste sous le coussinet, trouver la torsion dans l’arabesque…

Le changement est spectaculaire pour l’arabesque ; bien placée, la jeune fille  se découvre de nouvelles capacités — et surtout, elle ne ressent plus le pincement aux lombaires qui l’amène régulièrement chez l’ostéo. « Même moi qui n’y connait rien, je vois la différence » souffle la maman, dont j’ai eu l’occasion de constater qu’elle est une vraie ballet mum et s’y connait beaucoup plus qu’elle ne pense à force d’observer. Comme mon miroir n’est pas assez grand, je lui propose de prendre sa fille en photo, pour qu’elle puisse voir sa nouvelle ligne d’arabesque, lier image et sensation. À elle non plus, on n’avait jamais expliqué — même incrédulité que pour moi il y a quelques mois.

La barre n’est qu’un prétexte. Pour chaque exercice, quasiment, on se retrouve à tester d’autres mouvements ; il faut nous voir, toutes les deux, nous asseoir, nous relever, assises, allongées, chaussons retirés, remis, élastiques saisis puis écartés, yeux coincés en l’air à l’affût d’une sensation comme si c’était un mot oublié… Tout ce que j’ai compris, récemment ou moins récemment (mais surtout récemment), j’ai envie de lui transmettre. Dans l’enthousiasme, je lui ressers toutes mes découvertes… et me rends compte après coup que c’est une très mauvaise stratégie si je devais la voir toutes les semaines. Il serait beaucoup plus intelligent de choisir une ou deux corrections fondamentales et de les décliner tout au long de la barre : cela permettrait une meilleure incorporation pour l’élève, et me laisserait des cartes à jouer pour d’autres cours. Pas de regret à avoir ici, car la jeune fille a un emploi du temps tellement blindé qu’on ne pourra se voir qu’à l’occasion des vacances scolaires, mais c’est une bonne leçon pour moi, quelque chose à garder à l’esprit pour le futur. À elle, je conseille à chaque cours de choisir une, maximum deux corrections et de se concentrer dessus tout au long de la classe : un cours seulement pour la rotation des cuisses, un seulement pour le repoussé des orteils, un pour s’assurer de la symétrie des bras, etc.

Le temps passe vite, je déborde. On discute aussi, sa maman, elle et moi, et on se quitte presque deux heures plus tard pour un cours qui devait n’en durer qu’une.

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Je recopie tout Hollie McNish avant de le rendre à la médiathèque. Encore une note de blog qui va rester en brouillon (une éternité, dans le meilleur des cas).

Demain, je pars à Paris alors que l’appart enfin rangé et dégagé, avenant, que j’ai envie d’y vivre un peu là maintenant. C’est toujours comme ça.

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Mardi 22 octobre

La propriétaire va passer en mon absence pour permettre à un artisan d’établir un devis. L’impression que tout doit être nickel ajoute à la tension qui précède n’importe quel départ quand on a des TOC. Comme souvent ces derniers temps, priorités et perspectives se trouvent écrasées, tout mis sur le même plan, tout doit être fait, poubelles sorties, miettes ramassées, chauffe-eau arrêté, linge rangé, valise terminée, vaisselle rangée, rebord de l’évier essuyé, hôte dépoussiérée, aspirateur passé, livres rendus à la médiathèque. Sur le trajet, je remarque qu’il fait beau, comme si l’information ne m’était pas parvenue par la porte-fenêtre. C’est un temps à se balader au parc Barbieux, mais je n’aurai pas le temps d’y aller, pas le temps d’en profiter en tous cas, si j’y mets les pieds, ce sera chronométrée par ma to-do list mentale. C’est toujours quand l’appart est quasi nickel, espacé, aérée, lumineux que je dois le laisser et n’en pas profiter, pour retrouver celui cluttered du boyfriend.

Dans le métro lillois, une femme enceinte reste debout à côté de moi — il y a du monde et pour deux stations élude-t-elle quand son amie insiste… Son compagnon, drôle d’oiseau dont les rides répercutent le sourire en infinies fossettes et douceur, se tient plus loin près de la porte et essaie de faire deviner ce qu’il a acheté, composé en partie de chocolat. L’amie, entre eux deux, tente une suggestion, mais non, ce n’est pas un gâteau au chocolat, il le répète à cause du bruit, ce n’est pas un gâteau, mais oui, il y a du chocolat, l’énigme ricoche jusqu’à moi. La femme enceinte est perplexe : des Michokos ? je lui suggère. Et m’excuse, le chocolat m’a trigger. Elle répercute ma réponse, mais non, ce ne sont pas non plus des Michokos. Ils descendent là, moi aussi, bonne journée, au revoir. Sur le quai, l’homme en aparté me donne la réponse : de la mousse au chocolat, comme ça vous savez. Comme ça je sais — combien ces gens sont adorables.

Dans train, les bruits m’assaillent : conversations (ça parle à côté en termes mêlant travail et vie privée), tchik tchik tchik de qui pianote déjà vigoureusement, sacs et manteaux qui se zippent dézipent, les haut-parleurs déversant une annonce par-dessus. Quand je raconte ça au boyfriend, il me suggère de prendre un casque, mais si je ne m’expose pas un minimum, je ne vais plus rien supporter. Alors je prête attention, écoute pour spatialiser chaque son et le remettre à sa place, à distance. Je crois que ça fonctionne, je m’endors.

Dans le métro parisien, les gens sont bien habillés (mieux habillés) mais aussi arrogants. Pas là qu’aurait lieu ma petite interaction lilloise. À Lille souvent, quand on croise un regard dans le métro, quand on se surprend hagard, fatigué ou ennuyé, on s’adoucit d’un sourire échangé ; à Paris, ce serait de la provocation, qu’est-ce qu’elle me veut, back off, le code veut qu’on s’évite et se dédaigne. Je ne vaux pas mieux que les autres, muette à l’arrivée de la culpabilité, répondant dans une barbe que je n’ai pas au bonjour du vagabond qui insiste, il est un humain qu’il sache, nous pourrions répondre, chercher de la monnaie, pendant que s’installent malaise et puanteur.

Retrouvailles tranquilles avec le boyfriend. Les peaux se reconnaissent, s’échauffent, se ramollissent, durcissent et se ramollissent encore, bonnes pâtes à pain à pétrir et caresser. Sa bouche rattrape la mienne pour la mettre en sourdine quand. Les draps déjà bons à changer.

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Mercredi 23 octobre

Il fait incroyablement doux pour la saison. Je lis dehors, par terre dans la cour, en suivant le trajet du soleil. Adossée au muret, aux mauvaises herbes, en tailleur un peu plus loin. L’ombre de l’immeuble d’à côté grimpe doucement le flan de la maison (divisée en appartements, mais elle a un toit de maison, elle, quand l’immeuble d’à côté est partout à angles droit) et fait paraître lumineuse et claire la façade qui pourrait pourtant bénéficier d’un ravalement. La maison est radieuse sous le ciel intense, je lis par terre sur le bitume. Ça a un goût d’enfance. À quatre heures, je vais chercher un goûter au coin de la rue : un petit pain avec des pépites de chocolat qui, le pain au chocolat étant déjà pris, a été baptisé douceur au chocolat et c’est vraiment ça, une douceur chocolatée qui se grignote à même le papier d’emballage. La ville elle aussi a grignoté, le soleil ; je profite de son dernier pan collée au portail de la résidence d’à côté. Ça amuse les gens devant qui je m’efface pour les laisser passer. Il y a du jeu dans leurs mots : amusez-vous bien, me dit-on comme à une enfant. Une bonne lecture, c’est quelque chose que l’on souhaite à quelqu’un d’assis sur un banc.

(Le lendemain, je m’y prends un peu mieux, un peu plus tôt et je peux sortir lire sur le perron.)

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Jeudi 24 octobre

J’ai du mal avec les podcasts, mais grâce à l’épluchage des légumes pour le curry japonais et à la panne de courant, j’ai enfin écouté l’épisode de Tous danseurs avec Laura Cappelle. Cela me confirme ce qu’augurait la lecture de l’introduction de son essai sur la création en danse classique : que du bon.

Petit pan de mur éclairé par la flamme d'un chauffe-plat dans l'obscurité

Heureusement l’épicerie du coin est encore ouverte quand survient la coupure de courant. Nous pouvons ainsi éteindre les lampes de poche et entamer un dîner romantique aux chauffe-plats après avoir transféré le contenu du congélateur chez le voisin et sorti sur le rebord de la fenêtre le morceau de sopalin qui a pris feu. Le boyfriend est agacé d’être privé de riz pour accompagner le curry (lequel arrivait heureusement en fin de cuisson) et surtout soucieux des travaux que la panne implique à très court terme. Cette soirée épique me rappelle les coupures de courant de mon enfance  (plus fréquentes que de nos jours, quand j’y repense) et l’aspect ludique prend le relai de la contrariété. Le chat quant à lui regarde sa fontaine à eau arrêtée et refuse de boire l’eau déjà croupie c’est certain.

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Vendredi 25 octobre

Un ami du boyfriend passe nous prendre en voiture pour un week-end d’anniversaire surprise à Nantes. Sur la route, il évoque sa relation d’emprise avec une perverse narcissique, et le long apprentissage pour s’en défaire sachant qu’il lui reste en partie lié puisque c’est la mère de ses enfants (eh, vivement la majorité). En quatre heures de trajet, on cause de beaucoup d’autres choses, notamment de travail et de reconversion : la passagère à l’avant est en plein dans le flou. Notre conducteur partage une approche qui a complètement changé sa manière d’aborder la chose. Plutôt que de choisir un métier en s’orientant vers un domaine (le social, l’agri- ou culture tout court, le sport, l’informatique…), on peut se demander ce qu’on aimerait qui le constitue au jour le jour, au niveau du corps : préfère-t-on être debout ou assis ? dehors ou à l’intérieur ? interagir avec beaucoup ou peu de personnes ? qu’on revoit ensuite ou pas ? pour un accompagnement dans la durée ou ponctuel ? Il faut aussi penser à la périodicité — et ce dernier point me semble crucial — à quel rythme souhaite-t-on ou tolère-t-on que le boulot se répète : au bout d’une heure, d’une journée, d’un trimestre, d’une année ? Sachant qu’il y a évidemment plusieurs niveaux de périodicités : par exemple, mes cours de danse se répètent d’une heure sur l’autre (au sens où on reprend l’échauffement à chaque fois), mon planning de semaine en semaine (du lundi au samedi, j’ai vu tous mes élèves) et la courbe de progression sur l’année (avec ce suspens : jusqu’où vais-je mener mes adultes débutants ?).

À 22h30, le sécurité du camping passe pour nous prévenir gentiment qu’il nous faudra la mettre en sourdine à 23h max. Sans être particulièrement bruyants, nous sommes nombreux, tous rassemblés sur la terrasse d’un des bungalows. De toute la soirée, je n’ai pas arrêté de manger toutes les quiches vegétariennes et végétaliennes et les cookies avec ou sans gluten qui débordent de partout devant nous — pour tromper le froid, on va dire.

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Samedi 26 octobre

La nuit a été hachée, mais je le savais, que je dormirais mal, j’en avais pris mon parti. Je suis presque agréablement surprise : résignée, les ronflements ne m’irritent pas, et les réveils ne s’éternisent pas en insomnie comme je l’avais redouté.

Ce que je n’avais pas prévu, en revanche, c’est le froid qui, sans être mordant, s’accumule tout au long de la journée. La partie de mini-golf à laquelle j’assiste les mains dans les poches est supportable grâce aux machines de sport de plein air juste à côté ; un peu d’elliptique aide à se réchauffer. La visite de la ville en revanche est difficile : je pensais que marcher suffirait à me réchauffer, mais le groupe s’est calé sur la vitesse de marche de la petiote, même quand elle est en poussette. Ma mini-doudoune aurait été parfaite sous ma veste en polaire ; elle est malheureusement restée à Roubaix. Au bord de la Loire, je lui dédie de tendres regrets. Au point où j’en suis, je ne vais pas me priver de la bonne glace qu’on me fait miroiter, et je poire-cacaote-grelotte à la Fraiseraie après un safari en slow motion pour admirer la machine éléphant qui se promène dans la ville. Elle est immense et avance au rythme d’un camion de nettoyage en faisant à peu près le même bruit — je n’avais jamais remarqué ça sur les vidéos de l’île des machines aperçues ici ou là. Il y a quelque chose de magique à regarder se mouvoir cette créature qui ne l’est pas du tout, toute de métal, bras mécanisés, tuyaux, rouages et moteurs et lourdeur quand on l’imaginerait si facilement légère, lisse et numérique. Comme si le monde de James Thierrée s’était échappé du théâtre.

Glace devant le ciel nantais

Notre groupe avance toujours à vitesse pachydermique. C’est un paquebot qui vire lentement, sur le pont duquel je piétine et ronge mon froid. Quand on s’échoue dans un bar en attendant l’heure de la réservation à la crêperie, c’est trop pour moi, le bruit, les conversations croisées, la musique, la grande tablée, je shutdown et me réfugie dans la somnolence pour limiter les stimuli agressifs. Souris en mode économie d’énergie.

Les grandes tablées sont frustrantes et épuisantes. On est toujours en train de démêler les écheveaux sonores pour distinguer une conversation, parfois deux, et c’est généralement celle que l’on veut vraiment suivre qui se perd derrière celle, plus proche, qui nous inclut davantage ; une réponse est attendue de nous, et ça y est, on a perdu le fil de l’autre discussion, on ne saura pas ce à quoi on prêtait l’oreille. À la crêperie, le problème de perdre une discussion en répondant à l’autre ne se pose plus, je suis focus sur la carte puis mon assiette. Suite à un quiproquo (je pensais l’avoir crue en salade), je découvre la salicorne cuite, qui se marie très bien avec le bleu et les noix de ma galette. Je me régale et me réjouis : ce n’est pas tous les jours que l’on découvre de nouvelles saveurs.

La serveuse un peu autoritaire au début du service se détend à la fin du repas, rassurée par le groupe qui n’a pas posé de lapin, n’est pas trop bruyant, n’a pas monopolisé les tables pour rien en se partageant trois galettes et se révèle même composé de gros mangeurs qui enchaînent deux galettes avant de passer au far breton. Elle nous raconte qu’elle n’est plus serveuse pour bien longtemps : elle se reconvertit dans le soin animalier. Deux parents essayent déjà de lui refourguer leur progéniture en stagiaire quand-il-sera-plus-grand et, ces liens affermis par le chouchen, elle nous parle de sa femme, qui porte le même prénom qu’elle mais aussi le même nom, deux femmes de même prénom et de même nom, quelles étaient les probabilités, ça rend fou le facteur.

(Comme une lettre à la poste : laisser croire que nous nous sommes endormis durant le temps calme de début d’après-midi, chacun dans son bungalow, alors que nous rigolons comme des ados d’avoir été arrêtés en plein élan par un ami venu toquer à la porte après avoir laissé filer l’heure de rendez-vous.)

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Dimanche 27 octobre

Le chouchen et le bleu font fort. À quatre heures de matin, je fuis la chambre à gaz et passe le reste de la nuit sur le canapé en skaï un peu petit, recroquevillée pour tenir sous la veste en polaire. La journée est de trop. Je rentre en moi pour rester le plus passive possible et moins subir le rythme du groupe, trop lent dans sa marche, trop rapide au café où je commençais tout juste à me réchauffer malgré la porte grande ouverte. À peine s’est-on fait offrir la tournée de chocolats chauds que l’on repart, se promener dans le jardin japonais de l’île de Versailles (ça ne s’invente pas). Le lieu est joli, si ce n’était pas sous un parapluie, j’apprécierais beaucoup d’y flâner. En l’état (de fatigue), j’ai juste envie de revenir au chaud. On poireaute un gros quart d’heure à l’arrêt de tram après qu’il nous a filé sous le nez, et rebolote à la terrasse du restaurant qui n’est pas prêt à nous recevoir, quinze, vingt, trente minutes, le timing devient trop juste, je ne commande rien, les autres avalent leurs frites froides et on file. Notre conducteur a un train à attraper à Paris en début de soirée.

Je me détends quand on se retrouve au chaud et en nombre réduit dans la voiture. C’est un peu bizarre, mais ces trajets sont presque ce que j’ai préféré du week-end, quand le temps contraint dans un petit espace amène la conversation à se nouer autour d’expériences plus personnelles, légères et graves, sincères ou amusées. Il est entre autres question des choix de parentalité quand on a divorcé d’une perverse narcissique (comment accueillir la parole des enfants sans dénigrer l’autre, ni dans son rôle de parent ni d’amoureuse passée), de l’attention impliquée par un look négligé (faussement négligé s’il devient systématique d’avoir des chaussettes dépareillées, un lacet défait ou, chez les danseurs contemporains, une unique jambe de pantalon relevée) et de se défaire du passé ou de sa garde-robe. J’adore que K. expédie ses colis Vinted avec mot pour dire tous les concerts à laquelle cette minijupe ou ce bracelet clouté a assisté. Quelque part sur l’autoroute, il y a aussi cette phrase qui me cueille, qu’il faut tout une vie pour passer du contrôle à la maîtrise. Le conducteur a passé du temps chez le psy, ça se sent, ça le rend encore plus humain et passionnant.

La fatigue tombe quand on est enfin chez soi. Elle tombe, à la fois moindre et plus intense.

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Jeudi 31 octobre

Plein de seaux citrouille identiques se baladent dans Montrouge. Mum m’en offre une au chocolat. C’est le jour de ma conversation annuelle avec mon demi-frère. Joyeux anniversaire. Merci. On n’enchaîne pas ; cela n’empêche pas d’être sincère.

Bientôt à la retraite, Mum a vidé son enveloppe du C.E. pour nous offrir deux places à l’Opéra : nous allons voir le programme Forsythe-Ingermann à Garnier. J’ai sorti les chaussures vernies qui ne voient plus le pavé à Lille et un petit pull vaguement dos nu pailleté pour ne pas me sentir trop pouilleuse. La minijupe grise et noire qui était plus ou moins ma tenue de base parisienne me donne aujourd’hui l’impression d’être habillée ; ce n’est pas un pantalon de danse, rendez-vous compte ! Je ne comprends pas trop la DA, me confie le boyfriend en me voyant enfiler par-dessus le seul gilet que j’ai sous la main, orange presque fluo. La direction artistique n’aime pas avoir froid.

Nous profitons de la proximité de la rue Sainte-Anne pour manger un bol de ramens avant le spectacle. Les soba d’Aki sont encore meilleures et plus copieuses que dans mon souvenir, l’œuf cru remplacé par du tofu frit. Je me délecte du bouillon bien chaud et des petits morceaux de friture qui baignent dedans, avec profusion d’algues savoureuses.

Et c’est l’heure, nous y sommes. La sonnerie ne sonne pas, remplacée par des cloches, moins stressantes, mais un peu austères. C’est mon ancienne vie qu’elles enterrent — ou ressuscitent, je ne sais pas bien. L’impression est persistante d’être de retour dans ma vie d’avant. Les contrôles à l’entrée, la boutique, le grand escalier, l’extrême entre-soi social, le velours des tentures et des fauteuils… tout est familier et pourtant je ne me sens plus appartenir à ce monde. Cela me semble même un peu fou qu’il ait pu être le mien à une époque. Je suis très contente d’être là, mais j’y suis comme on se retrouve dans une maison d’enfance, en visite. Sans même en éprouver grande nostalgie. Le passé a bien vécu.

Le plafond de Garnier, faiblement illuminé dans le noir

Ce qui n’y appartient pas, au passé, c’est ce qui se déroule sur scène : ça, peut-être, ça m’avait manqué ? Pas vraiment non plus pourtant, pour être honnête. Sans rien enlever au plaisir réel que j’ai à être de retour, me revient confusément le souvenir d’une lassitude qui poignait, la vie par procuration, les doses de scène à augmenter pour que le shoot fonctionne. Il me fallait bien quelques années de sevrage pour retrouver l’intensité de l’exceptionnel. Pas de manque, mais du plaisir, c’est au final une relation beaucoup plus saine. Exit le chocolat liégeois que j’entrevoyais après le spectacle à l’Entracte (la brasserie est blindé) ; le désir d’un bon Coca bien frais bien sucré monte dans le bus du retour (direct, ce luxe !) et c’est exactement ce qu’il nous fallait, ce débrief Coca-canapé.

novembre au parc Barbieux

Immense hêtre pourpre dans un camaïeu orangé, derrière une étendue d'eau

Par la fenêtre,
les couleurs et leur absence ne laissent aucun doute :
le train file vers le mois de novembre.
Ma veste en polaire, de trop à l’aller,
manque au retour d’une fine doudoune pour doublure.
J’épluche ma première clémentine de la saison
en pensant aux dernières prunes,
de part et d’autre des vacances.

À l’arrivée, à Roubaix,
les températures n’en attestent pas, mais ça y est,
l’air est froid
la ville ouatée d’un calme
qui ne s’explique totalement
ni par le retour en province
ni par le dimanche

le parc Barbieux a plongé dans l’automne
comme on plonge une plante à rempoter dans la terre
une plante desséchée dans une bassine d’eau
la pointe des cheveux dans une solution décolorante
la cime des arbres dans le henné
au sol des halos de feuilles lumineuses
matérialisent les aires d’influence de chaque individu
soleils projetés depuis un ciel uniformément absent
fentes de timidité inversées en diagrammes de Venn
grosse feuille marron-orange au milieu des petites jaunes
pardon si je vous ai marché sur les pieds
une petite jaune éclatante perdue en lisière des marron-orangées
pardon si j’empiète sur votre territoire
une frousse rousse surgit derrière un sapin sempervirente — bouh

Arbres aux feuilles oranges éclatantes, qui fait comme une auréole au sapin qui se tient devant du rien (une espèce de paille) où il y avait du plein : les roseaux ont été fauchés (moissonnés ?)
du plein où il y avait du rien : un petit conifère planté à la place d’un adulte déraciné

ils sont beaux, ces canards, s’extasie une mère derrière sa poussette
et ce n’est même pas à destination de l’enfant
ce sont juste des canards, je pense blasée,
mais je voudrais que ce soit elle qui ait raison
alors je m’applique, ce n’est pas très difficile
ils sont beaux, ces arbres
ces textures fluffy, cramoisies, boa froufrouteux
plus douces et plus riches que les plaid à carreaux
qui pendent autour des cous sous couvert d’écharpes

je marche sur le bord invisible du chemin pour que ça fasse
frouch frouch
une dame entend
frouch frouch
et sous le hêtre pourpre, présentement de toutes les nuances du non-pourpre, me sourit
moi aussi je suis une dame
c’est le monsieur pourtant pas tout jeune qui photographiait les perruches à col vert qui l’a dit
merci madame
quand je lui ai appris qu’il photographiait des perruches à col vert
de rien toute la recherche en revient à Mum
se demandant un jour quelles herbes avaient bien pu infuser dans son thé
pour voir ainsi voler une bestiole vert fluo
au petit-déjeuner
(de fait, je me suis trompée : ce sont des perruches vertes à collier)

sur le retour
les pensées diluées dans la marche et les feuilles
refont surface
comme le cacao mal dissous dans le mug de lait chauffé au micro-ondes
obstruent un peu le paysage
brouillé dans son camaïeu couleurs chaudes ciel froid
quand soudain, les marshmallow :
un arbuste aux petites boules violettes
qui n’a pas reçu le dress code automnal
Google Lens identifie cet original
comme un callicarpa bodinieri
dit arbuste aux bonbons violets
le bien-nommé

Septembre 2024, journal

Dimanche 1er septembre

La tentation est forte de reprendre les exercices de la Royal Academy of Dance pour mes cours enfants de début d’année. L’équilibre est si bien trouvé entre travail technique et ports de bras dansants… Je me rends compte rétrospectivement de la chance que j’ai eue de commencer avec une prof adorable formée à la RAD ; je n’aurais peut-être pas du tout accroché à la danse classique sans ce mélange de technique, caractère et free movement (aujourd’hui, j’assimile un peu ça à la danse libre d’Isadora Duncan).

Je visionne les vidéos et soudain, je prends conscience que les musiques sont orchestrées, et non simplifiées au piano ! Tu m’étonnes que les enfants aient une meilleure musicalité après ça, et que ça paraisse de suite plus dansant. C’est beaucoup moins métronomique que chez nous. Comment met-on en place cette écoute, en revanche, mystère et boule de gomme ; les enfants ont déjà du mal quand la mesure est hyper scandée…

Le seul truc qui me laisse perplexe, c’est le mélange constant parallèle / en-dehors, par exemple l’appel d’un saut se fait en première mais l’atterrissage en parallèle (ce qui fait sens pour sécuriser les genoux) ou vice-versa. Ça me semble vite embrouiller.

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Lundi 2 septembre

Capture d'écran de Bridgerton "Who needs fresh ait when there is fresh gossip?"

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Mardi 3 septembre

Ma pré-rentrée de professeur au conservatoire se fait dans le même auditorium qu’en tant qu’étudiante : j’ai l’impression de faire une quatrième rentrée à l’école.

Les intervenants annoncent tous qu’ils vont essayer de faire court. On pourrait probablement retirer un quart d’heure à cette journée sans ces annonces qu’on sait tous vaines. Les discours se veulent inclusifs de la danse et du théâtre, mais tout est pensé pour la musique, telle cette intervention sur les droits de reproduction des partitions. C’est lunaire : pour être dans les clous, les professeurs doivent apposer des autocollants sur toutes les photocopies non libres de droits, chaque professeur se voyant octroyer un nombre limité d’autocollants pour l’année en fonction du budget global défini par le conservatoire et reversé aux éditeurs. Et on doit coller un autocollant même si on a acheté la partition et qu’on fait une photocopie pour pouvoir l’annoter au crayon ? Oui, une copie est une copie, peu importe le motif, peu importe qu’on ait ou non acheté l’original. Dans la salle, on tique moins sur l’atelier gommettes imposé par l’administration que sur la notion libre de droits et le moment où une partition tombe dans le domaine public — 70 ans après la mort de l’auteur, d’accord, mais alors pourquoi faut-il payer pour une partition de Mozart transcrite pour tel instrument il y a 80 ans ? Ce que l’intervenant peine à expliquer, c’est qu’est considéré comme auteur non seulement le compositeur original et un éventuel transcripteur, mais aussi la personne qui a élaboré ou modifié l’édition de la partition (la mise en page, les annotations diverses…). Et les éditeurs s’arrangent souvent pour sortir une nouvelle édition avant de perdre les droits… C’est pour ça qu’il y a parfois plus d’erreurs sur des éditions modernes ? Un professeur vient de résoudre un mystère en découvrant l’anguille sous la roche — une mise à jour bâclée pour conserver les droits. L’intervenant admet que ce n’est pas impossible. Pour autant, les professeurs ont du mal à admettre qu’ils se font enfler et soumettent tout un tas de cas particuliers à l’intervenant, lequel coupe court en donnant ce repère infaillible : regarder la date en bas de la partition. Si, en ajoutant 70 ans, on est avant 2024, c’est libre de droit. Sinon, il faut cramer une gommette. J’ai eu l’impression de revenir en master édition.

Carte des bibliothèques de Paris, carte de la médiathèque de Roubaix, carte des bibliothèques de l'agglomération lilloise
Enseigner au conservatoire me donne le droit à une nouvelle carte de médiathèque gratuite <3

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Mercredi 4 septembre

Après la réunion de tout le personnel enseignant de la veille a lieu la réunion du département danse. C’est aussi infini qu’une réunion en entreprise, mais tu peux piquer la boule à picots de ta collègue pour te masser les pieds parce que tout le monde est en chaussettes dans le studio de danse. Puis c’est pratique pour voir aux réactions des uns et des autres à qui l’on a à faire. Une accompagnatrice refuse que son emploi du temps comporte une heure de trou (une seule dans la semaine) à moins que ce soit officiel, et par officiel, elle entend : rémunéré. Tout le monde hallucine un peu, sachant que l’enjeu est que les enfants puissent avoir le temps de manger (ne parlons même pas de celui de digérer) entre le collège et le cours de danse.

L’emploi du temps est globalement un casse-tête. Cela me donne très envie de télécharger le logiciel de mon ancien employeur pour couper court aux atermoiements infinis devant un document Excel en constant copier-couper-coller, mais au point où on en est renseigner les contraintes de chacun prendrait probablement plus de temps que n’en ferait gagner la génération de l’emploi du temps.

J’assiste à l’audition de l’après-midi. Consciente qu’une personne de plus dans le jury ajoute probablement au stress des candidates, je tente de compenser en arborant tout au long du cours un visage souriant que j’espère encourageant. Surprise mutuelle en retrouvant une élève de l’an passé ; alors que je ne dirige en rien l’audition, c’est spontanément à moi qu’elle vient demander si elle peut aller chercher sa gourde.

À côté de moi, un professeur dont le français n’est pas la langue maternelle fait rédiger à une IA un texte motivant le refus d’une élève qui a posé problème par le passé et que le conservatoire ne reprendra pas, surtout dans un contexte où les classes sont déjà remplies à ras bord. Le professeur pianote son prompt, manque de maturité, de coordination, et les lignes se mettent à courir. En quelques allers-retours entre le professeur et l’IA, le paragraphe est raffiné jusqu’au politiquement correct, avec cette syntaxe et ce ton de neutralité toute administrative. En raison de. Ce qui. Par conséquent. Nous sommes au regret de. Soyez assurés.

Le contraste entre l’attitude des candidates, tendues par l’enjeu, et des professeurs, mi-consciencieux mi-ennuyés,  me gêne lors des entretiens : ne devrait-on pas tout mettre en œuvre pour tenter de diminuer le stress inhérent aux auditions ? Faire asseoir les candidates seules sur une chaise devant une rangée de profs retranchés derrière une table, ce n’est pas possible. Il faudrait qu’il n’y ait pas de table ou qu’elle soit ronde, au moins. Face à ce tribunal, les étudiantes en écoles supérieures se défendent mieux que les autres, réduites à réciter des discours stéréotypés. Impossible d’espérer engager une discussion dans un tel contexte, le rapport de force est trop déséquilibré — les étudiantes le sentent évidemment, qui ont pour la plupart enfilé des vêtements de ville par-dessus leur tenue de danse pour limiter l’exposition de leur vulnérabilité. C’est dommage, j’aurais bien eu envie de connaître davantage ces étudiantes, me sentant notamment une connivence muette avec celle qui a fait une prépa et dont l’œil et la bouche pétillent.

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Jeudi 5 septembre

Géniale révélation en cours de stretching postural : se monter le plus possible sur sa jambe en arabesque est du bullshit ; il faut au contraire « casser » au niveau de l’aine et rattraper par un cambré en torsion. Tout est dans le dos. Je suis sidérée. Toutes ces années où on n’a pas su me l’expliquer, alors que c’est à ma portée — moyennant un bon entraînement. On fait plein d’exercices avec les élastiques ;  la tension est telle, tellement nouvelle, que j’en aurai des courbatures jusque dans les bras.

Depuis je scrute toutes les photos de belles arabesques et à chaque fois, ça ne manque pas, on retrouve la cassure au niveau de la hanche et la verticalité rattrapée-recréée au niveau des dorsales. Cela me semble maintenant évident, mais l’évidence n’arrive qu’après analyse. In fine, les enfants qui partent en planche, comme en sport ou en yoga, ont une meilleure intuition du mouvement que nous qui essayons de conserver les lombaires le plus droit possible.

L’après-midi, je me dépêche de créer mon cours intermédiaire avant l’arrivée du boyfriend.

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Vendredi 6 septembre

Nous passons une journée
une nuit hors du temps
à refaire l’amour
remotivation de la catachrèse
alignement des planètes, hormones et retrouvailles,
visage diaphane
ce que nous sommes l’un pour l’autre, nous nous le disons
mots murmurés, répétés, ris, criés
plonger dans la nuit, son visage, l’un dans l’autre
— avant de finalement dormir, je veux éteindre mon portable sans regarder l’heure, mais après avoir pris deux screenshots sans parvenir à l’éteindre, je dois m’y résoudre : l’éternité prend fin à 2h40.

(Depuis ce week-end, j’ai l’impression que notre amour a entamé une nouvelle phase, plus intime, plus approfondie encore— comme une certitude souterraine qui se diffuse, intense et sereine.)

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Samedi 7 septembre

Fatigue, gueule de bois amoureuse.

Je montre au boyfriend mes tentatives de template pour mon compte Instagram danse : on dirait un document corporate pour une assurance vie, me dit-il à jeun. Aussitôt il s’excuse de son manque de diplomatie le matin, cherche à se rattraper : le graphisme n’est pas mauvais, mais… oui, on dirait un document corporate pour une assurance vie.

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Dimanche 8 septembre

Quelques éclaircies : je prépare mon cours pour adultes débutants sur la terrasse.

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Lundi 9 septembre

Seconde rentrée, cette fois-ci dans l’école privée où je vais donner l’essentiel de mes cours. La directrice, qui prend sa retraite de professeur cette année, intervient pendant le cours pour voir si tout se passe bien et ne peut s’empêcher de donner quelques corrections depuis l’embrasure de la porte vitrée. Elle a probablement simplement du mal à lâcher ses élèves, mais ce n’est pas très confortable pour moi. Quand je montre la diagonale de tours aux élèves en leur disant qu’ils peuvent faire un ou deux tour au choix, elle objecte qu’un tour, c’est déjà bien — sauf pour telle élève, qui tourne très bien, pour elle, deux. Un ou deux tours, donc. Même si, effectivement, le cours que j’ai prévu est un peu costaud pour le groupe et méritera d’être ajusté.

À la fin de l’heure et demie, une élève vient me voir en me demandant si elle peut rester dans ce cours ; elle a conscience que ce n’est pas tout à fait son niveau, mais son emploi du temps ne lui laisse pas d’autre choix. Cela ne me pose aucun problème du moment qu’elle ne se sent pas perdue ; il ne faudrait pas qu’elle vienne au cours de danse avec une boule à l’estomac. Sa réponse : J’étais un peu stressée avant de venir, mais ça va, vous avez l’air gentille. J’ai l’air gentille. J’ignore si je suis rassurée ou dépitée de ce qu’implique son soulagement : y a-t-il tellement de professeurs de danse classique sévères (méchants ?) que le premier critère n’est pas d’être compétent ou motivant, mais juste gentil ?

Je me demande s’il ne faudrait pas que je fasse une entrée à part dans ce blog pour rassembler-isoler mes anecdotes et réflexions de prod de danse. Encore que ce soit presque ça : mon journal de ce mois-ci ne parle quasiment que de ça.

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Mardi 10 septembre

Du lino à même le béton, j’aurais du le savoir, le sol est trop dur, je n’aurais pas du sauter : je me réveille avec dans le dos des douleurs telles qu’au moindre faux mouvement, ça risque de se verrouiller en lumbago. Je me maudis. Je savais pourtant que je ne devais pas sauter sur ce sol ; mais les élèves galéraient, je n’ai pas réfléchi, j’ai pris la solution de facilité et montré…

Il va falloir que je me fasse à ce nouveau rythme, où l’on ne dispose pas de son temps libre après le travail, dans le relâchement de l’effort accompli, mais en amont, dans la tension de ce qui reste à faire. Pour ne pas laisser l’attente grignoter mon temps, je l’engloutis dans la retouche des photos du voyage en Angleterre.

Ma première barre à terre est peut-être un peu trop violente pour une reprise. Je note pour la fois suivante : plus d’étirements (et moins de renforcement musculaire). Mon dynamisme naturel est décuplé par la nervosité des débuts ; je suis un peu trop survoltée. Comme amélioration pour le cours technique, on me suggère de donner davantage les comptes, au moins sur l’introduction — en plein dans mon principal défaut.

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Mercredi 11 septembre

Grâce au tartinage intégral au baume du Tigre, les courbatures sont moins pires qu’escompté. Cela tombe bien, j’ai déjà fort à faire avec mon dos et l’orgelet qui me réveillent au petit matin — trop d’appréhension, impossible de me rendormir. C’est donc avec cinq heures de sommeil que je donne six heures de cours à des enfants, dont quatre sans pause. Je ne sais pas comment je fais, je sais à peine ce que je fais, juste je fais. Les deux cours du matin, ça va. Les deux premiers cours de l’après-midi, ça va encore. La troisième heure est très difficile et la quatrième, je n’en peux plus, je veux juste que ça s’arrête.

Tout ce que j’ai prévu est trop compliqué. Il faut tout décaler d’un niveau à l’autre, tout adapter. Je réfléchis à la volée à ce que je garde ou pas, jongle entre les playlists, bute sur les prénoms et corrige les postures, tout en me demandant en quoi va bien pouvoir consister l’exercice suivant. La tension mentale est extrême. Sans compter que le résultat est imprévisible : pour un même cours donné à deux groupes différents de même niveau, il y a ceux qui veulent refaire et refaire encore, et ceux qui en ont rapidement ostensiblement marre.

De la soixantaine de prénoms qui valsent ce jour-là, je n’en retiens pas la moitié. Carla et Clara sont côte-à-côté à la barre, Clara tombe à l’eau, qui reste-t-il ? Calra. Ne parlons pas de Yasmine et de l’autre enfant qui ne s’appelle pas Yasmine, mais qui devrait en toute logique s’appeler Yasmine parce qu’elle a tout à fait les cheveux de Jasmine dans Aladdin. Quant aux garçons, c’est simple, je n’en ai pas un seul.

L’un des groupes n’avait pas compris qu’ils allaient avoir un nouveau professeur. Mais pourquoi ce n’est pas Jessica ? Parce que Jessica [le prénom a été modifié, ndlr] n’est pas professeur de danse classique, elle assurait ces cours pour dépanner. Et si ce n’était pas toi, ce serait Jessica ? Nope. Désolée, les filles, je ne suis pas Jessica, je ne suis pas cette prof aux joues roses qui adore les enfants et fait se sentir bien dès qu’on l’aperçoit dans l’embrasure de la porte. Avec Jessica, on ne faisait pas comme ça. Mais avec moi, oui. C’est parti !

Interlude haut les cœurs : je croise une maman qui a pris la barre à terre la veille et me dit qu’elle a beaucoup aimé, notamment les diverses explications. Le corps de cette femme ne sécrète pas d’acide lactique, ce n’est pas possible.

Heureusement, je finis avec les plus grandes… qui ne sont pas du tout autonomes au niveau de la mémorisation. Je vais devoir le leur enseigner (comment enseigne-t-on cela ?) ; en attendant je fais et refais avec elles. Je montre l’exercice, une fois, parfois deux, fais une troisième fois avec elles à droite, une quatrième à gauche — à force, j’ai les cuisses tétanisées. Me voyant suspendue entre un demi et un grand plié, les enfants s’arrêtent eux aussi à mi-chemin : moi, je ne peux plus, c’est le vingtième de la journée, mais vous, allez-y. (Depuis j’ai : viré les grands pliés, purement et simplement. Je les réintroduirai quand elles auront musclé leur mémoire immédiate.)

Je pourrais pleurer de fatigue et de douleur à la fin de la journée (j’ai donné tous les cours avec la ceinture lombaire). Recommencer la semaine suivante me semble inconcevable ; je questionne premier degré mes choix de vie. Heureusement le conservatoire a annulé les cours de samedi à cause de la braderie de Lille — grâce à la braderie de Lille, devrais-je dire. Je ne sais pas comment j’aurais trouvé la force d’assurer ces quatre heures supplémentaires. Le visage du boyfriend en visio me met du baume au cœur ; pour le corps, il y a le baume du tigre.

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Jeudi 12 septembre

Promenade-lecture au parc Barbieux : je prends tout le soleil que je peux, la chaleur m’apaise.

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Les adultes du mardi soir se connaissent et ont la déconne facile : l’ambiance a de suite été excellente. Ce n’est pas du tout la même atmosphère le jeudi soir : les gens viennent pour la plupart tester le cours pour la première fois, et sont sinon sur la défensive, du moins très en retrait. L’effort ne leur arrache rien, ni rire ni râle, pas d’exclamation ; leur expression faciale reste identique, sérieuse, indifférente ou ennuyée, impossible à savoir. Le temps me semble un peu long, flottant. Je me raccroche aux sourires timides d’une habituée un peu âgée et d’une nouvelle toute jeune, prénom précieux et crâne rasé.

Le cours d’adultes débutant me fait retrouver mon enthousiasme. Leur nombre déjà : il y a des gens sur liste d’attente ! Plutôt que d’envoyer tout le monde à la barre, je commence par un atelier : simplement marcher dans la salle avec des indications pour peu à modifier le déroulé du pied, redresser le buste et ouvrir le regard — sans tourner tous dans le même sens, sinon on dirait un pénitencier. J’ai tenu moins de cinq minutes avant de commencer à raconter des âneries, mais ça fonctionne, les gens se sourient. Galvanisée, j’ai du mal à m’arrêter : si vous avez l’impression d’être prétentieuse, c’est que vous êtes sur le bon chemin — après tout, la danse classique est historiquement une affaire aristocratique et les ballets sont peuplés de personnes royaux…

Je joue — le personnage d’une prof qui serait à l’aise. Et je le deviens. Le corps sollicité, la parole en roue libre, l’esprit n’a plus la capacité de boucler autant de boucles métaréflexives que d’ordinaire — il n’y a plus la place de paniquer sur le fait que c’est moi qui donne cours, par exemple (une seule fois la pensée s’est glissée jusqu’à moi, j’ai failli rendre les rennes du cours à mon reflet dans le miroir). Prise dans l’ivresse de la parole et de la fatigue, le surmoi saute et je découvre en même temps que tout le monde mon one woman show : ce n’est pas du tout moi, et c’est carrément moi, le grain de folie nawak. Je repense à ma tutrice, qu’une professeur avait amenée à accepter de ne pas être la ballerine glamour qu’elle aurait voulu être, mais cette danseuse rigolote dotée d’une incroyable énergie. Je ne serai jamais la prof de danse classe et élégante avec une longue jupe noire et un chignon banane incroyable (d’où tiens-je cette image, d’ailleurs ? au conservatoire, j’ai eu une prof aux cheveux courts et une autre avec gros chouchou sur une coiffure choucroute) ; je serai la prof rigolote qui raconte n’importe quoi, mais le fait avec enthousiasme.

Après une mini-barre, on enchaîne au milieu sur des ports de bras inspirés de l’ouverture de Serenade, histoire de s’y voir un peu, regard à l’infini, clair de lune éblouissant. Ah oui, là, ça a de l’allure ! Expression en passe de devenir un de mes tics de langage avec C’est parti ! environ à chaque fois que je lance la musique (je m’auto-saoule déjà).

Je me doutais qu’enseigner à des adultes débutants n’aurait rien à voir avec les cours enfant, mais cela dépasse mes espérances : les adultes ont une conscience corporelle moins floue, observent mieux, comprennent tout de suite, c’est un bonheur. La présentation du pied en-dehors avec le talon en avant, par exemple : il suffit de l’expliquer et de passer voir chacun pour que la quasi-totalité des pieds en serpette disparaisse. Frisson d’excitation. On va bien s’amuser, je le pense et le dis.

À la demande générale, j’ajoute des étirements au sol, redondants avec le cours précédents, mais tant pis : les gens ne sont pas censés savoir qu’en danse classique, on utilise une souplesse qu’on se débrouille pour acquérir en dehors du cours — encore un impensé absurde quand on y pense. Je veux dire : une jambe sur la barre ou un grand écart réactivent un usage extrême des muscles davantage qu’ils n’aident à allonger lesdits muscles par la création de fibre musculaire. Il y a tant de confusion à propos des étirements, passifs ou actifs… moi-même ne suis pas sûre de bien m’y retrouver.

À la fin du cours, une dame avec une fibromyalgie vient me voir : vraiment, les étirements à chaque cours, ce serait bien, avec la maladie elle en a besoin. Une autre m’explique qu’elle est une fausse débutante : elle a fait le conservatoire enfant et reprend la danse après treize ans d’arrêt. Elle me confie qu’elle craignait s’ennuyer, mais pas du tout, c’est tout à fait ce qu’elle était venue chercher, qui lui manquait, tout ça que mime sa main devant son sternum et son port de tête plein d’allure. Et niveau caractère, ça joue aussi, on va s’entendre. Le wink wink n’est pas loin. Je suis aux anges.

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Après cette première semaine de douze heures de cours, ça se confirme : je kiffe les cours adultes (y compris débutant, donc), beaucoup moins ceux avec les enfants. L’été prochain sera dédié à me former en yoga et/ou pilates, je pense.

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Samedi 14 septembre

Dieu merci, les cours ont été annulés en raison de la braderie de Lille.

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Lundi 16 septembre

Devinette de rentrée : est-ce un gros rhume ou un petit Covid ? Légère fièvre, forte fatigue, je donne cours avec un masque et finis plus essoufflée que les élèves.

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Mardi 17 septembre

La barre au sol est effectivement plus agréable avec plus d’étirements tout du long. J’ai apporté des élastiques, une aide précieuse pour conserver le dos droit quand on étire la chaîne arrière, surtout pour les gens moins souples qui, allongés jambe en l’air, ne peuvent pas attraper l’arrière de leur cuisse. Cela aide aussi en position assise, jambe allongées devant soi ou écartées pour tendre vers grand écart : tout le groupe est habitué à arrondir le dos (et donc à forcer au niveau des lombaires), ce qui globalement annule l’effet de l’étirement, puisqu’on gagne alors au niveau des jambes la longueur qu’on vient de retirer au dos. Je vais beaucoup moins loin, remarque une dame, un peu dépitée. Mais la même, un peu plus tard, se réjouit de découvrir de nouveaux muscles (dans la posture de l’enfant, soulever devant soi un bras puis l’autre). À la fin du cours, elle s’étonne : elle se sent toute légère.

Chaque école a ses usages. Je découvre qu’il me faudra régler une choré de Noël. Ça a l’air assez sacré. La Christmas Ballet class de Nate Fifiled risque de servir. De manière générale, j’use et abuse des arrangements de ce pianiste virtuose, musicalement riches et parfaitement calibrés pour le cours de danse. La coda sur Barbie Girl, les frappés sur Ghostbusters… certains morceaux régulièrement déconcentrent C. qui n’arrive plus à se concentrer sur les exos, prise de l’envie, du besoin presque, de chanter.

…Mercredi 18 septembre

Les six heures du mercredi sont encore hardcore, mais je termine un peu moins au bout de ma vie. J’espère que je n’en laisse rien paraître, mais certaines gamines m’exaspèrent.

Rien n’est vraiment prévisible : la petite fille que je croyais vexée et perdue est là, dans le bon cours, radieuse. Une traversée chorégraphiée qui le matin déclenche aux enfants l’envie de la refaire en boucle, au point de courir pour aller se replacer, l’après-midi tombe à plat auprès d’un autre groupe du même niveau. Quand je demande s’ils veulent le refaire une fois, les enfants me regardent comme si j’étais demeurée et il faut un temps pour qu’ils prennent la peine d’articuler ce que j’aurais dû comprendre comme une évidence : bah non. Certainement pas.

Certains enfants se disent fatigués au bout de trente minutes et s’assoient sur place ; parfois ce sont les mêmes qui, deux minutes avant, ne tenaient pas en place : j’imagine que c’est moins l’effort physique que l’effort de concentration qui leur coûte. Dans ces cas-là, j’essaye de varier, mais ça ne suffit pas forcément. Une seule fois, je me heurte à des limites physiques (autres qu’individuelles) : je n’avais pas anticipé qu’enrouler le pied autour de la cheville pour comprendre comment présenter le présenter le talon en avant pourrait leur tirer dans le genou…

Il y a moins d’élèves que la semaine passée : j’espère que ce sont des taux normaux d’absence ou de réorientation suite à un cours d’essai, et que je ne les ai pas fait fuir. Je sais que je ne devrais pas tout rapporter à moi, que les facteurs sont multiples, mais j’ai du mal à m’en empêcher.

La prof de contemporain qui me suit me rassure pendant que je rassemble mes affaires pour lui laisser la place : le changement de prof est difficile pour les enfants ; essuyer leur déception peut être dur à vivre comme jeune professeur. Elle enchaîne : on ne peut pas plaire à tout le monde… il faut juste pouvoir plaire à un minimum de personnes (pour remplir les cours).

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Jeudi 19 septembre

Mon voisin, jeune mec cool avec un bandana sur la tête, frappe à ma porte pour emprunter mon fer à repasser. Il faut imaginer nos têtes, moi tentant de me souvenir où il est rangé, parce que la vie est trop courte pour repasser ; lui, sidéré :
« — Mais vos vêtements ne sont pas… ?
— Boarf, je les secoue et voilà », lui dis-je en lui tendant le fer extirpé de derrière la couette de secours pour le canapé-lit en haut au fond du placard. « Vous me sauvez, » conclut-il en remontant les escaliers en vitesse. Rencard, mariage, entretien d’embauche ? L’histoire ne le dit pas.
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Pour la barre au sol qui m’avait semblé bien froide la semaine passée, je comprends que c’est à moi de d’instaurer une ambiance où les gens se sentent autorisés à rire et râler dans la difficulté. De fait, ils se dérident quand je commence à raconter des âneries.

À certains je propose de s’asseoir sur un tapis roulé pour se surélever et leur apprend ainsi à garder le dos droit dans les étirements (on va moins loin, mais on ne force pas sur ses lombaires). Une femme est surprise de se découvrir seulement droite dans le miroir alors qu’elle a l’impression d’être cambrée ; cela m’amuse de déclencher chez autrui la même prise de conscience par laquelle je suis passée il n’y a pas bien longtemps. Maintenant, je précise par anticipation : si on se sent prétentieuse, c’est probablement qu’on est sur le bon chemin et qu’on commence tout juste à se tenir droite, habitué que l’on est à se tenir ratatiné devant nos écrans.

J’essaye de ménager des moments artistiques dans mon cours pour adultes débutants — que cela ne soit pas uniquement une prise de tête sur tout un tas de nouvelles coordinations à assimiler. Cette fois-ci, je me suis inspirée de l’entrée de La Mort du cygne pour une traversée en petite menée avec des bras lyriques. Ce que je n’avais pas anticipé, en revanche, c’est que cela déclencherait à plusieurs personnes des crampes au niveau de la voûte plantaire…

…Vendredi 20 septembre

Jour off. Ma tentative de sieste est mise en échec par mon cerveau qui mouline sa to-do list. Si je ne peux pas me reposer, autant faire ce qui est devant être fait (la vaisselle en retard, le linge à ranger, deux machines à étendre, les justaucorps à laver à la main, des courses chez Leclerc, un coup d’aspirateur).

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Samedi 21 septembre

Il aura fallu attendre la fin du mois de septembre pour rencontrer mes élèves du conservatoire : deux bons groupes. J’ai adoré le cours avec les plus grandes : leur air ébahi, mi-incrédule mi-ravi, quand je leur ai transmis la révélation des arabesques ; leur présence qui se découvre dans un adage où on ne lève quasiment pas les jambes ; leur manière d’être effrayées puis de se lancer dans des pas qu’elles redoutent trop grands pour elles (les grands jetés, j’ai été surprise). Évidemment, j’ai appelé pendant tout le cours Emma une jeune fille qui n’était pas Emma, mais qui comme Emma avait un ras du cou — l’un menottes, l’autre maille marine, ai-je finalement remarqué quand j’ai compris mon erreur.

L’atelier fonctionne, malgré les rythmes très différents des élèves : certains ont déjà créé et opéré des transformations sur leur phrase chorégraphique, tandis que d’autres en sont encore à chercher des pas à assembler. Je leur demande d’adapter leur mini-choré sur plusieurs musiques, et de passer d’un binaire tempo modéré à un ternaire plutôt lent — c’était le plan, du moins : Mais madame, c’est bizarre, la musique elle repasse en binaire au bout d’un moment… Madame n’a pas fait de solfège au conservatoire et remet la musique au début, quand elle est bien ternaire.

Les enfants retrouvent leurs parents à la sortie du conservatoire ; moi, H., venu passer le week-end dans le Nord. On l’inaugure avec une glace à la pistache — il me faut bien ça comme sas de transition — avant d’entamer un photoshoot dansant dans les rues de Lille. H. a préparé ça comme un pro, en repérant à l’avance des coins propices à servir de décors. Le soleil est avec nous, puis plus, puis à nouveau : on patiente, de belles photos se nichent dans les intermittences. Devant des boissons sans alcool mais avec sucre, j’apprends qu’on peut programmer des mini-jeux sur des montres Casio et que ça provoque un enthousiasme à la mesure de l’inutilité de la chose — c’est ce qui en fait toute la beauté. Enfin, il est temps de manger le meilleur Welsh de Lille, qu’on digère devant le premier épisode du documentaire Netflix sur Simone Biles.  Je ne sais pas ce qui est le plus insupportable, du ton employé (plus américain grandiloquent tu meurs) ou de moi qui râle en face.

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Dimanche 22 septembre

Attention, les canards vont se noyer ! Je ris bêtement. J’ai proposé-imposé à H. un tour de mon parc Barbieux adoré et nous enchaînons avec le tour du centre-ville de Roubaix, un peu ambitieux pour mon corps après avoir donné seize heures de cours dans la semaine. J’accueille avec soulagement la pause-goûter — pour la pause davantage que pour le goûter, une fois n’est pas coutume. H. récidive sur la pistache : son cheesecake est assorti à son T-shirt, ses lunettes et au mur derrière lui.

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Lundi 23 septembre

Mon corps m’a gâtée pour la rentrée. Première semaine : grosses douleurs lombaires, orgelet, insomnie. Deuxième semaine : gros rhume ou petit Covid, une crève avec fièvre quoiqu’il en soit. Pour la troisième semaine, mes règles ont de l’avance, il faudrait voir à ne pas s’ennuyer. Je ne sais pas si j’attends la suite avec impatience pour découvrir ce que ça fait de donner une semaine de cours en pleine possession de ses moyens ou si je redoute une nouvelle invention de mon corps pour me bizuter. En attendant, repos et blog.

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Dans le métro bondé, une conversation improbable s’engage entre un quarantenaire maigrichon (dont le caractère croustillant me fait prendre conscience qu’un nouveau cycle hormonal a commencé), BD sous le bras, et un monsieur aux capacités cognitives manifestement écartées de la normale. Il est beaucoup question de Maubeuge, du zoo de Maubeuge, des transports pour aller à Maubeuge, et je ne sais trop comment (un concert à Maubeuge ?), on passe au concert de Taylor Swift, le monsieur est un grand fan de Taylor Swift, d’ailleurs il a été à Londres pour la voir, vous savez, et il était fan de ce chanteur mort il y a sept ans, mais si, vous savez… Bernard Lavilliers ? Non, Johnny, Johnny Halliday ! La bande-dessinée du quarantenaire s’écarte et se rapproche de lui tandis que son bras dit mais c’est bien sûr. Sa compagne pianote à côté sur son téléphone, complètement étrangère à la conversation.

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L’élève préf’ de la directrice, fashionista des justaucorps et toujours là super en avance, a justement un nouveau justaucorps. Elle me le fait admirer, et c’est vrai qu’il est beau, avec son décolleté plongeant dans le dos. Par jeu, j’invente au débotté un adage pour le montrer avec des temps-liés de trois-quart dos.

Toute école, même amateur, a son ADN qu’on décèle dans le corps des élèves sous formes de qualités et défauts qui transcendent ceux des individus. Ici, on a des demi-pointes très hautes et solides… et des tours faiblards en comparaison du niveau global. Je leur fais passer les tours une par une, jusqu’à avoir tout le monde qui tourne dans le même sens, jambe de derrière pliée en-dehors, tendue en-dedans — à peu près.

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Quand soudain, l’illumination (très basique) : inventer une choré pour les 7-8 ans, histoire d’instaurer un répit de quelques minutes pendant les prochains cours — en espérant qu’ils aient envie de la refaire en boucle, comme la traversée de la dernière fois. C’est à la fois très basique et une illumination, parce que c’est ce qu’on fait dans tous les cours de danse… sauf classiques, où l’exercice l’emporte souvent sur la variation.

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Mercredi 25 septembre 

C’est fou comme ça peut rouler avec une classe de quinze petites danseuses et devenir l’anarchie avec une autre classe où elles ne sont pourtant que cinq.

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Jeudi 26 septembre

Toutes les semaines, je me dis : jeudi, je vais à mon cours de stretching postural. Et tous les jeudis : on va se contenter de ressusciter des cours du mercredi, c’est déjà un programme ambitieux.

La bonne nouvelle, c’est que je suis en train de retrouver des sensations au niveau du nerf fémoral, insensibilisé depuis un an. La mauvaise, c’est que ce sont des sensations de douleur.

Mauvaise surprise en lisant le contrat que je m’apprêtais à signer trois mois après l’avoir réclamé et trois semaines après le début des cours : l’école où j’interviens en auto-entrepreneur ne me propose pas 37€ de l’heure comme je le pensais (soit 28€ après les charges et avant impôts), mais 37 € par cours, peu importe qu’il fasse 1h ou 1h30 — ce qui fait un différentiel d’environ 1500 € sur l’année scolaire. C’est peut-être un quiproquo, mais je n’aime pas du tout la sensation de me faire arnaquer, et la perspective de devoir engager une conversation pour négocier le tarif me jette dans un état d’effervescence angoissée. Et si mes prétentions étaient exagérées ? On me rassure sur Twitter en me disant que c’est déjà suffisamment bas comme tarif horaire pour ne pas me laisser faire.

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Samedi 28 septembre

Saladier de semoule. Saladier de légumes en bouillon. Pois chiches et harissa à part, dans des ramequins sur une assiette décorée d’un piment entier. Après en avoir goûté un micro-bout et l’avoir jugé inoffensif, j’en découpe un généreux morceaux, et là, c’est le drame. J’ignorais et apprends à mes dépens que ce sont les graines à l’intérieur qui piquent le plus. Il me faut la moitié du repas pour que mes papilles se remettent de la brûlure, et la nuit pour digérer… Le boyfriend n’est pas en reste avec tout ce qui a été trempé dans sa délicieuse sauce au poivre, cuisinée par un chef dont on aurait préféré ne pas entendre les relents misogynes des propos échangés en salles avec deux vieilles clientes conservatrices.

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Lundi 30 septembre

Les cours de stretching postural sont une des raisons pour lesquelles je suis restée dans le Nord, mais je peine à les suivre avec mon nouvel emploi du temps : soit je dois ressortir et me compresser dans le métro un des deux seuls jours de la semaine où je peux rester chez moi (me décalant le dîner un quatrième soir hebdomadaire), soit j’y vais le midi et poireaute toute l’après-midi jusqu’à mes cours du soir. Un rendez-vous administratif au conservatoire me fait tester la seconde option : même posée au calme dans un coin du conservatoire pour réviser mes cours et somnoler, c’est long et ajoute à la fatigue de la journée.

Graffitit " Vivaldi sucks, Ravel rocks"
Les toilettes du conservatoire >> les toilettes des établissements scolaires

Au retour, quarante-cinq minutes dans la vue parce que le métro est interrompu. Des bus relais sont à votre disposition, répète à intervalles réguliers le haut-parleur de 22h30 à 23h sans que l’on puisse disposer d’aucun bus. Je suis résignée à l’attente, mais chaque annonce me donne envie de mordre.

Août 2024, journal

Jeudi 1er août

L’hésitation entre brownie et carrot cake est tranchée par une recherche dans mes mails : je n’ai pas la recette du brownie, ce sera carrot cake. C’est plus toi, le carrot cake, remarque le boyfriend et il a raison, c’est plus moi, même si un peu moins au goût des autres, à en juger par la vitesse modérée à laquelle il descendra dans son moule.

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Vendredi 2 août

Un an plus tard, nous sommes à nouveau en Touraine, sous le barnum au bout du jardin. Dès le premier soir, je mange à nouveau trop ou trop de fois, trop souvent, trop de pain sans discontinuer.

Un peu plus tôt dans l’après-midi, nous avons déposé nos affaires au bed & breakfast. Une odeur de renfermé m’a saisi les narines en entrant puis s’est dissipée quand j’ai découvert à l’étage un couloir mansardé avec des livres, un petit fauteuil et un écritoire, tous écartés-conservés là, abrités du soleil qui y entre, doucement, comme nous y reviendrons de nuit. La chambre est spacieuse, agréable ; le miroir, parfait pour s’exploser les boutons.

Vers minuit, je tente de rentrer seule — le gîte est à peine à un kilomètre ; la nuit noire, sans lune. Tant que je suis dans le hameau, je parviens à repousser ma frousse du bout de la lampe torche, mais une fois dépassée les dernières maisons, mon cerveau ne veut plus rien savoir de la beauté de la Voie lactée au-dessus de moi ; il n’en a plus que pour un tueur fou imaginaire surgissant de nulle part pour me faire un placage sur le bas côté et me trucider. Je me suis vue en fait divers sans même l’excuse du jogging — une femme assassinée en pleine campagne —, et j’ai fait demi-tour dare-dare, 500 mètres à tout casser. Évidemment le boyfriend était mort de rire (consterné quand même de constater que le patriarcat avait gagné)… et toutes les nanas citadines outrées qu’il m’ait laissée partir seule. In fine une invitée non alcoolisée me raccompagne en voiture.

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Samedi 3 août

Le petit-déjeuner est doux, la table nous attend, tasse renversée sur une serviette jaune en intissée assez épaisse pour que s’y soit inscrite la trace du cercle. Le boyfriend opte pour du café et l’hôte commence pour moi son énumération de thés : Earl Grey… je l’interromps, Earl Grey, oui, c’est mon thé. Lorsque la théière arrive, je me précipite pour ôter l’infusoire blindé, vite, vite, avant que ce soit imbuvable. Le pain est frais, on fait tourner sur elles-mêmes les verrines de confiture pour lire leur pancarte quasi-calligraphiée : figue-gingembre (je fonde de grands espoirs et m’en détourne sitôt goûtée), fruits rouges (un délice dans le yaourt maison, petit pot avec sa bobinette et son cerclage de caoutchouc orange), marmelade d’orange (un classique avec le thé) et une quatrième que je ne crois pas même avoir goûtée. La table est longue, pourvue à chaque bout d’une fenêtre ouverte sur du vert, fermée par une moustiquaire, et une grosse horloge à pendule fait pendant à une chaise où siègent un certain nombre de koalas en peluche — l’hôte est australienne.

Pendant que le boyfriend se douche, je profite de la douceur du carré d’ombres lumineuses dans lequel je lis, le long d’une fenêtre posée au ras du sol, par laquelle on pourrait attraper des figues si elles étaient assez mûres. C’est là que je voudrais passer ma journée, assise par terre dos au lit, dans ce carré de cabane perchée et d’enfance. Ce que j’aime le plus dans ces week-ends, c’est vrai, ce sont les moments en creux, de répit, de repos. Et pourtant, j’apprécie vraiment ses amis — juste pas trop la modalité de sociabilité en grand groupe.

Descendus pour partir retrouver toute la troupe, nous saluons nos hôtes qui ne nous ont pas entendus rentrer — des petites souris, mime le vieil homme jovial. Il ressemble à feu mon grand-père, mais qui serait tous les jours celui des bons jours. Leur chat se frotte à mon sac comme celui du boyfriend à Paris ; je ne sais pas avec quoi a été traitée la toile, mais cela déclenche un amour fou (rapidement griffu) de la part des félins.

En groupe, nous jouons à un jeu de société où l’on récupère et se défausse de cartes qui invitent sans cesse à réévaluer la valeur de celles que nous avons en main, certaines multipliant, dévaluant ou annulant l’effet d’autres. Je suis surprise de si bien me prendre au jeu. C’est parce que tu gagnes, me chambre le boyfriend. La chance du débutant aide sûrement, mais j’aime l’ébullition mentale que suscitent les combinatoires, et qu’elles s’envisagent au fil de l’eau et du hasard, sans stratégie qui rendrait les choix pénibles (alors que les échecs, par exemple, s’ils me séduisent toujours au premier abord par les combinatoires possibles d’un coup, manquent rarement de me dépiter à l’échelle d’une partie — le plaisir s’échappe comme m’échappait la factorisation au collège, laborieuse en comparaison du développement ludique à déplier).

Tard dans la soirée, je me retrouve seule en contre-contre-soirée dans la cuisine, sachant que la contre-soirée a lieu autour du barbecue, la soirée au fond du jardin et que le niveau sonore est supportable depuis la maison fermée. Je trouve au congélateur le bac de glace au chocolat acheté dans l’après-midi, ce qui coupe court à mes interrogations sur d’éventuels traits autistiques et fait de cette contre-contre-soirée une bonne contre-contre-soirée. Tel un Sims bien nourri, je récupère assez de points de vie pour repartir à l’assaut du bruit dans le jardin, et ça vaut la peine de persévérer, ne serait-ce que pour la discussion qui s’ensuit avec une femme qui se révèle être artiste burlesque.

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Dimanche 4 août

Rêve. Je déchire ma robe noire (celle que j’ai raccommodée avant de venir à Paris) comme on déchire des draps pour en faire des pansements de fortune. La mémoire de mon arrière-grand-mère est convoquée mal à propos, je proteste.

En voyant la mine du boyfriend, notre hôte amusé souligne qu’il n’allumera pas. Il ne nous en fait pas moins la causette, rejoint par son épouse australienne : c’est donc un petit-déjeuner avec gueule de bois et en anglais pour le boyfriend. Pas certaine que ce ne soit pas plus rude qu’un peu de stimulation lumineuse

Notre hôte australienne nous assortit de ses doigts, the two of you, trouve que nous formons un couple très assorti et elle s’y connait, elle en a vu défiler.  Je ne me souviens plus des mots qu’elle emploie : couple ou pair ? Peut-être fait-on la paire, comme deux lascars, plus qu’on ne fait couple, social, que c’est ça qui nous rend well-suited ou well-matched, là encore ma mémoire a oblitéré la VO.

En écartant les ronces dans le raccourci qui mène chez les amis du boyfriend, je boude que notre hôte australienne comprenne l’accent bien français du boyfriend bien mieux que le mien, apparemment étrange — un français mâtiné d’écossais, à en croire une ancienne prof de fac, un truc en tous cas dont les déformations ne sont pas répertoriées et facilement substituables.

On se retrouve en groupe une dernière fois puis c’est l’heure d’être reconduit à la gare et on nous dit allez les amoureux, on y va. Les amoureux montent en voiture ; les amoureux c’est nous, parmi tous les couples présents, pas même le dernier en date. De fait, je suis enveloppée par un doux désir de fusion.

Envie de rentrer à deux — mais pas de rentrer dans ma tête. Les JO n’offrent pas le même degré de diversion que le rassemblement amical ; on s’effare quand même des physiques sélectionnés-dessinés par les disciplines, sauteuses en hauteur versus lanceurs de poids.

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Lundi 5 août

Marteau piqueur, détestation de soi-même, reprise des vidéos et réseaux sociaux.

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Mardi 6 août

36 ans fait un drôle d’effet
rien de vraiment prévu, rien de formel
serait-ce la recette des journées parfaites ?
deux fois deux boules à la Fabrique givrée
fois trois, avec Mum et le boyfriend,
c’est la première fois que c’est si fluide, tous les trois réunis, que je ne caméléonne pas de l’un à l’autre, tiraillée par des teintes successives
Mum dit l’étrangeté de cette retraite qui n’en est pas encore une,
ces vacances sans butée qui donne un cadre
(la seule qui menace à l’horizon en ôte plus qu’elle n’en donne, on n’en parle pas)
je témoigne congé sabbatique et le boyfriend renchérit invalidité
lui sait quelque chose du temps à soi étale
aiguille Mum déconcertée par tout ce à quoi elle avait prévu de s’adonner et qui lui semble un peu vain, un peu vaste à présent
vaguement déçue de se constater dilettante
(le genre de dilettante qui prend des cours d’art mural en école pro)
quand tout le monde sauf elle la voit touche-à-tout brillante
le boyfriend essaye de l’affirmer dans cette voie
le plaisir avant toute expertise
explorer sans choisir,
nous sommes sur un banc au jardin du Luxembourg,
sur un autre au jardin du Palais royal
trois fois un sandwich falafel
là où je les prenais quand je travaillais à côté (le monsieur me reconnait) : cela me fait autant plaisir de le manger que de le faire découvrir à Mum, qui ne connaissait pas,
ni le banh mih, je prends bonne note de remédier à cela
décidément beaucoup de joie, légèreté, à discuter, manger, papoter, rire
et encore, de retour chez le boyfriend, un gâteau, des cadeaux, je suis gâtée
de les avoir à mes côtés

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Mercredi 7 août

Je ne me vois pas vieillir, oui, probablement. Ce 36 qui bascule vers 40, vers le milieu de la vie (à peu près) me fait paniquer, un peu. À moins que ce ne soient ces jours d’été qui passent sans que j’ai de prise sur moi, sans volonté et sans plaisir à son absence. Je rêve de discipline et ne déroule même plus le tapis de yoga chaque matin. Je crains pour la rentrée, les cours qui ne sont toujours pas prêts, pas même pour le stage d’août ; si je m’y mets, cela ne va jamais jusqu’à fixer. Tous les jours, c’est demain, je redoute et suis soulagée que la journée passe, soit passée, que le soir soit là et qu’il soit trop tard pour quoi que ce soit d’autre qu’une série. La détestation de soi, de moi, grandit. Je veux à mesure que je ne veux pas, comme si je me précipitais et freinais tout à la fois. La présence du boyfriend à la fois m’apaise et m’ôte toute velléité ; je suis apaisée dans ses bras, amorphe et bientôt en rage de l’être lorsque sa peau ne me soutient plus. Je sais pourtant que lorsque ma psyché fait le culbuto, je me remets plus vite seule — trouver le calme, le poids intérieur. J’écris ceci dans la nuit que j’investis, fore d’un halo lumineux, abusant du temps pour échapper à sa sensation. Je me noie dans mon cerveau. Le ridicule n’annule pas la situation.

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Jeudi 8 août

Les jours sont, marqués ou rythmés serait beaucoup dire, disons émaillés par les JO. Biais dansant oblige, mon appréhension du sport est essentiellement esthétique. Elle oriente les disciplines que je suis prête à regarder, et ravale l’aspect technique au rang de bizarrerie dont j’essaye de deviner les règles au fur et à mesure des passages.

Plongeon à dix mètres
je n’imagine même pas monter sur la plateforme
j’admire les corps fuselés
disparaître dans l’eau sans écume
— écume qui s’appelle bouillon dans le jargon, apprends-je

Plongeon synchronisé
plan en coupe
passant rapidement devant l’écran, je ne comprends pas tout de suite qu’une seconde Chinoise se cache derrière la première
cachant elle aussi au creux de son corps recroquevillé
un maillot dont le design pourrait figurer sur des boîtes ou barres de céréales
à la rigueur

Natation synchronisée par équipe
on y marche en roulant des mécaniques comme un personnage de film muet
me crispe le fait que, pour pointer les pieds, les nageuses crispent les orteils soit exactement ce qu’il faut éviter de faire en danse

Natation synchronisée en duo
deux duos de jumelles sur le podium
peut-on faire plus identique ?
on dirait presque de la triche
même les Chinoises ne peuvent plus lutter

Gymnastique artistique
Simone Biles et les autres

Gymnastique rythmique
anciennement GRS
ça rime avec ex-URSS
Russie bannie des JO, mais qui fournit au reste du monde la moitié des candidates
d’origine russe ou pas
elles jettent leur mini-serviette par terre avant d’entrer sur le praticable
j’adore et m’entraine au jeté de chiffon microfibre dans le salon
c’est le seul passage à ma portée
les gymnastes battent à plate couture les danseuses
question fouettés, réalisés en jonglant
question maigreur, passée sous silence (candidate allemande)
les jambes tout en courbes de Bézier de Sofia Raffaeli m’affolent (candidate italienne)
coup de cœur pour une routine sur Triller (candidate ukrainienne)
soudain un spectacle au milieu de la compétition

La GRS n’est pas retransmise à la télé, mais on la trouve sur Eurosport, où l’on peut choisir les commentateurs français ou anglais. Passer de l’un à l’autre est édifiant : les Français n’arrêtent pas de parler, quitte à faire du remplissage et à potiner, tandis que les Anglais savent se taire et admirer quand ils sont arrivés au bout de leur analyse.

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Vendredi 9 août

Déjeuner avec JoPrincesse, ma princesse à la robe, aux yeux, aux oreilles tout de vert vêtus. Vert d’eau et verre d’un jus complémentaire, rouge d’eau. Attablées devant un petit café bobo, la discussion se tisse au-dessus d’une salade estivale bobo au pesto et d’une tartine d’avocat bobo saupoudrée de paprika et granola salé. Ce qu’on se raconte, ce qu’on mange, le goût est connu et surprenant à la fois, ça croustille quand on ne s’y attend pas et reste doux et fondant à la fois. On dénoue nos étés, ce mois de juillet avec et sans enfant, le manque, le trop-plein, anecdotes et long cours, amours et salle de bain, éponge, repas qu’on ne prépare plus qu’à minima, argent qu’on re-répartit, nounou et nous, différents nous, elle et moi, elle et lui, lui et moi, le fomo en ville et l’ailleurs, nos vies répétées et improvisées. Ma princesse pour mon anniversaire m’offre un livre que j’ai déjà lu mais que je n’ai pas (dans ma bibliothèque) ; elle est dépitée, je dois aller le changer, elle pointe l’autocollant : au Divan ; mais le livre est trop bien choisi et j’y suis j’y reste touchée coulée : Être à sa place. Au moins sur cette chaise, le temps de ce déjeuner si doux avec toi.

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Samedi 10 août

Rêve. Dans un passage de la vidéo PowerPoint qu’on nous montre, les noms qui devraient apparaitre sous des mots beaucoup plus gros, à la graisse beaucoup plus forte, disparaissent maigres et italiques derrière. Je le fais remarquer et on commence à farfouiller dans les papiers de préparation pour que je leur montre précisément où ça bugue, sans trouver. Ma collègue (mon ancienne boss) rappelle que c’est un fichier numérique et que ce sera plus pratique de retrouver le passage directement sur le PowerPoint, mais là encore, le séquençage de la vidéo est trop aléatoire et je peine à retrouver le passage concerné. // Les avances rapides de 10 secondes en 10 secondes pour retrouver les gymnastes allemande, italienne et ukrainienne sur Eurosport ont manifestement impressionné mon inconscient.

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C., préférant un lieu climatisé pour nous retrouver, a sorti ses cartes de musées Duo et j’ai pioché le centre Pompidou, pour l’exposition temporaire sur la bande-dessinée. Nous avons quand même passé quelques instants en haut des escalators-boyaux pour profiter de la vue sur Paris, malgré l’effet de serre, avant de nous enfoncer dans le ventre sombre et frais de la bête. L’accès avec une carte illimitée offre une autre manière d’apprécier une exposition ; on ne se sent pas obligé d’inspecter chaque pièce pour « rentabiliser » son billet. On butine, on lit ou on ne lit pas, les cartels comme les planches… et on y passe quand même près de deux heures.

Je ne suis pas certaine d’avoir compris le parti-pris de l’exposition, mais j’ai apprécié de voir autant de planches originales. Le grand format change le regard que l’on porte sur la planche, extraite d’un tout absent. Je me prends d’observation pour des choses vers lesquelles je ne serais pas allée sous forme de livre, parce que l’histoire ne m’attire pas (souvent un sujet trop violent). Reste que si le trait me rebute, je passe vite, même si le propos pourrait être passionnant ; le trait reste quelque chose de viscéral et j’ai vraiment du mal avec celui des comics, grossier, fouillis.

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Du 12 au 23 août

L’Angleterre sans Londres, cela donne un chouette voyage en voiture avec Mum : les falaises de Douvres, Canterbury, Brighton, Bristol, Bath, Oxford et les Cotswolds. J’ai réuni toutes les stories Instagram du séjour dans un post dédié.

Plus jeune, je trouvais que voyager sans s’intéresser à ce qu’il y avait à visiter était dommage, superficiel ; je jugeais ceux qui passaient sans s’attarder, sans prendre la peine de. Maintenant, je me dis que ce qu’on choisit a autant de valeur que ce qu’on omet. Ne pas s’embarrasser des incontournables et les contourner quand ils ne nous attirent pas apporte de la légèreté.

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Samedi 24 août 

Descendre des trucs qui trainaient au garage, en mettre d’autres en vente sur Le Bon Coin, changer l’abattant des toilettes, fixer les roulettes du siège ergonomique qui les attendait depuis Noël, gonfler mon ballon de Pilates d’anniversaire… on en fait autant en une journée avec Mum que j’en aurais fait seule en un mois.

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Lundi 26 août

Découverte du jour en cours de stretching postural : instaurer une légère tension sous la voûte plantaire, essayer de la soulever dans la montée sur demi-pointe crée une sensation de solidité inédite dans toute la jambe en équilibre. Il y a la joie de retrouver d’autres danseuses, de parler, papoter, travailler jusqu’à en avoir la tête qui tourne (littéralement), la joie.

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Mercredi 28 août

Au téléphone avec L., on parle habitudes et pratique sportive, scrutant ce qui entrave, ce qui maintient ; on s’interrompt aux sandales mordillées par son chat, puis quand la nuit est là et que nous sommes toutes les deux fatiguées mais trop intéressées par ce qui se trame pour écourter, il est question d’eau salée rajoutée à la mer, de la psyché qui travaille comme du bois, de psy et d’émotions. On parle rationnellement de ce qui ne l’est pas — ou qui est autre — et tombons d’accord, l’une en connaissance de cause, l’autre pas, que le deuil, tant qu’on ne l’a pas vécu, on peut le comprendre intellectuellement, l’approcher par les films, les livres, par l’art, mais tout en s’approchant, ce n’est jamais ça ; on ne le connaît pas tant qu’on ne l’a pas vécu et on vit d’autant mieux qu’on n’a pas ce vécu.

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Du mardi 27 août au vendredi 30 août

C’est le stage de rentrée, mon premier stage en tant que professeur de danse.

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Samedi 31 août

Mail de réclamation, mail de demande, formulaire de création de micro-entreprise : cela prend toujours moins de temps à faire qu’à procrastiner.

Au téléphone, je raconte à Mum la dernière journée de stage, qui en perd je ne sais comment un peu de son merveilleux (sentiment de colère qui affleure). La retraite-qui-n’en-est-pas-encore-une la met en mal de problèmes à solutionner. Elle a pensé à diverses solutions pour récupérer mes T-shirt puants même lavés et quelque part, cela m’irrite qu’elle cherche à les sauver quand il faudrait juste que j’accepte de les jeter. Toujours trouver une solution plutôt que se trouver bête, même quand le problème pourrait disparaître d’être simplement écouté.

Lecture d’Amalia.

Llu m’en parlait et Dame Ambre a partagé la vidéo, si bien que la coïncidence me l’a fait visionner : une interview d’Amélie Nothomb, tout en névrose et intensité. Et si cultiver ses névroses était tout aussi viable que chercher à s’en défaire ?

Parfois, découper les légumes est une énième action qui prend du temps et parfois, comme ce soir avec les rondelles de tomates Torino, le geste prend son temps — prend comme on dépose, sur la planche à découper.

Mon premier stage de prof de danse

Mardi 27 août 

Après un mois à le redouter, c’est la première journée du stage de rentrée, à donner de la tête de tous côtés. Le cours que j’ai prévu est trop complexe : trop alambiqué peut-être, trop rapide pour sûr. Il correspondait au groupe que je pensais avoir, mais le stage je ne savais pas est ouvert à tous et tous n’ont pas la vivacité signature de cette école.

Pour les grands, les ados, j’ai prévu de travailler la Mistake Waltz du Concert de Robbins. Je guette leurs réactions en leur montrant la vidéo : vont-ils être amusés ? trouver ça ridicule et craindre de l’être ? Ils sont assez poker face. Un vague sourire de-ci de-là… de politesse ? L’une laisse échapper un éclat de rire, qu’elle couvre de sa main, et à partir de là, c’est bon, c’est gagné, je sais qu’on va s’amuser.

Pour les petits, c’est Le Train bleu. Ils sont plus enthousiasmés par l’idée d’ateliers chorégraphiques que par la variation du golfeur.

Comme ils me demandent ce qu’on fait avec les grands, je leur montre la vidéo : ils sont émerveillés à l’idée qu’on puisse faire des erreurs volontairement (ils disent : des fautes), qu’elles fassent partie intégrante de la chorégraphie. Et perturbés : mais si les danseuses se trompent vraiment ? 

De retour chez moi, je tâtonne sur mon ordi pour ralentir les musiques : c’est trop rapide pour les élèves, grands comme petits. 95, 90, 87% de la vitesse initiale ? Jusqu’où cela reste audible avant de se déliter ? Il manquait un module « bidouiller ses musiques sur Audacity » dans la formation au DE.

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Mercredi 28 août

C’est étrange d’être professeur là où l’on était quelques mois plus tôt étudiant. Je ne peux plus me changer dans le vestiaire des élèves, mais j’écourte au maximum mon passage par celui des professeurs ; j’ai l’impression d’épier les coulisses d’un monde qui n’est pas le mien.

Aux grands, je propose des exercices plus traditionnels, plus simples, cela fonctionne mieux. On s’amuse dans la mise en place de la chorégraphie, je glousse parfois. J’essaye de distinguer les jumelles, me raccroche aux boucles d’oreille portées par l’une et pas l’autre. C’est amusant, elles ont a priori la même base génétique, mais leur organisation corporelle est différente (si je me souviens bien, l’une tend vers la rétroversion et l’autre vers l’antéversion du bassin).

Rien à faire, je me sens plus de connivence avec les élèves qui ont l’air et l’œil vif, pour qui ça carbure, et j’ai davantage de mal avec ceux dont je n’arrive pas à décrypter les expressions faciales. Ce n’est pas une question de timidité : certains sont timides, mais on sent une vie intérieure qui remue derrière la discrétion. Ce sont les indéchiffrables qui me mettent mal à l’aise, les élèves à l’expression minérale. Ennui ? Indifférence ? Déconnexion corps-esprit ?

Avec les petits, c’est globalement l’anarchie : 1h30 avec 9 gamins de 10 ans sur une chorégraphie comique dans un studio à 27,5°, what did I expect? Une élève dont les marques de lunettes révèlent l’intensité du bronzage me dit qu’ils jouent au golf dans sa famille, qu’elle peut ramener ses anciens clubs de golf de quand elle était plus petite si je veux. Je veux bien — si ça ne dérange pas sa famille, parce que c’est lourd à porter quand même. « Oh non, s’exclame [prénom composé impliquant la Vierge et un symbole royal], on habite [commune chic de l’agglomération lilloise], on vient en voiture ! »
Sociologie de la danse classique, 101.

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Jeudi 29 août

Aujourd’hui, inversion de la tendance : c’est plus terne avec les grands, plus fluide avec les petits. La fatigue n’y est probablement pas étrangère. Nous sommes à J+3 de la reprise, soit au pic des courbatures, et les grandes ont contemporain en plus des presque trois heures que nous passons ensemble. J’arrive en même temps que les grandes et les suis — pour certaines les dépasse ! — dans l’interminable escalier qui mène aux studios. Les râles mi-surjoués mi-essouflés fusent. L’une, aux muscles particulièrement endoloris, monte marche par marche, ramenant ses deux jambes au même niveau avant d’attaquer le suivant, et marque une pause aux plateformes entre les étages, encouragée par ses camarades. Si les 15 ans réagissent ainsi à la reprise, je ne suis pas en si mauvaise forme physique…

Avec les grands, on affine les erreurs de la Mistake Waltz en se livrant à un travail précis de nettoyage (quelle main au-dessus de l’autre à ce moment ? tête public ou trois quarts ? bras seconde à trois et pas à quatre…). Miss Spaghetti, en plus d’avoir des bras et des jambes qui partent dans tous les sens, est arrivée le deuxième jour du stage. Même si elle a appris la structure vue le premier jour (cœur sur elle et la copine qui lui a envoyé la vidéo), elle n’a pas tous les détails, c’est normal. Je la reprends sur moult passages et l’embête beaucoup, mais ça n’a pas l’air de l’embêter le moins du monde. Elle ajuste, s’amuse. Son aplomb et son plaisir me sidèrent ; c’est rare, surtout à l’adolescence, une absence de gêne qui n’est pas pour autant sans-gêne. Limite je l’envierais un peu, de si peu se laisser atteindre par l’à peu près. Cette séance me confirme que ce n’est pas tant le niveau des élèves qui m’importe (même si un certain niveau exerce forcément un attrait en démultipliant le champ des possibles) que leur implication et leur caractère.

Régler une courte chorégraphie mêlant danse et sport, comme dans la variation du golfeur : la consigne fonctionne à merveille avec les petits, qui réfléchissent déjà ballons, raquettes et jupes de tennis. Je regrette de ne pas leur avoir donné plus de temps pour leurs créations. Les deux enfants les moins à l’aise dans la variation sont les premières à terminer quelque chose de structuré. Elles ont un peu moins d’habileté mais aussi moins d’ego que la plupart de leurs camarades, et discrètes, enjouées, se mettent rapidement d’accord sur leur séquence créative ; c’est un plaisir de les voir en prendre.

Le dernier jour sera portes ouvertes, et j’ai un peu cette peur (irrationnelle ?) qu’un parent trouve l’enseignement très insuffisant et se dise : j’ai payé un stage pour ÇA ? D’un autre côté, je suis déjà heureuse qu’aucun enfant n’en ait tué un autre à coup de club de golf. Encore un grand pas en avant, s’il-te-plaît.

À Mum au téléphone, je raconte tout ça. Tant de choses en si peu d’heures !

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Vendredi 30 août

L’adage des grands fonctionne mieux en plaçant une métaphore désirable au bout de chaque diagonale : s’éloigner à regret (des vacances), aller vers (le week-end) engendre de suite davantage de présence. Cela amuse en prime les quelques parents qui profitent de la journée portes ouvertes pour assister au cours.

À peu près tout le monde passe l’exercice de petite batterie alors que pas du tout quatre jours avant. Aux jumelles, il manque à chacune une partie différente du balloté (l’enveloppé pour l’une, le développé pour l’autre) ; mon amie balletomane mère de jumeaux se demande s’il ne s’agirait pas de jumelles miroirs.

Au quatrième jour, les exercices ne me posent plus de problèmes majeurs de comptes, l’adage est séquencé, j’anticipe le plié sur le 8 et dans les changements de pied rapides, le scande de la voix et des mains comme un chef d’orchestre. Je me sens davantage d’aisance maintenant que je commence à connaître les prénoms et l’organisation corporelle de chacune. Je n’ai plus besoin d’attendre la fin de l’exercice pour lancer les corrections et encouragements ; je peux lancer à R. à la volée d’allonger ses bras dans les changements de pieds sachant qu’elle va rabougrir sa première — héritage d’un réflexe archaïque ? Elle éloigne ses les bras du sol en même temps que ses pieds en décollent. Je prends de l’assurance, les élèves du plaisir, me semble-t-il. L’ambiance devient franchement bonne dans les tours, sauts et piqués. Au cours d’une diagonale, je réalise que L. doit faire du jazz ; elle me confirme que oui et bon sang mais c’est bien sûr, comment ne l’ai-je pas vu plus tôt avec ces préparations de tours jambes pliés et les bras hypertendus des grands jetés ? Cela explique et la technique et la maladresse : le classique n’est juste pas son style premier d’entraînement.

L’unique garçon du groupe est absent, j’en ressens un soulagement un peu honteux — parce que je n’arrive pas à déchiffrer ses expressions et parce que la suite de la chorégraphie parodie des ports de bras franchement féminins. On reprend notre Mistake Waltz et on avance jusqu’à la séquence des ports de bras désynchronisés. Chacune tente de retenir la suite cryptique de bras en haut et en bas que je leur attribue, mais au bout de quelques tentatives HH BB HBHBH qui se soldent par de la confusion et des rires, on décide de jeter l’éponge et de se lancer au hasard, en haut ou en bas. Chacune invente sa partition et, la mémoire libérée, les mimiques arrivent, les parents rient. Pour le dernier jour, on se lâche. À force de parler, de plaisanter, les digues sautent — cela me rappelle les cours d’art plastique quand j’étais au collège : élève sage, on me mettait à côté des bavards et, toute ma concentration entre mes mains, je me mettais à parler sans réelle conscience de ce que je disais, entrainée par mes voisins de table et ma vigilance relâchée.

Page d'un carnet où se trouvent des notations cryptiques pour se souvenir de la chorégraphie et notamment de l'ordre des ports de bras des 6 danseuses, litanie de HHBBHHBHBH dans tous les sens
Mes notes pour transmettre la chorégraphie. Ce qui a donné lieu à des phrases du type : « Toi, tu es A. » / « Qui est F ? »

Curieusement ou pas, ce sont les parents des élèves les moins à l’aise qui sont présents (est-ce que les autres font si souvent ce genre de stage qu’on ne se donne plus la peine de venir les voir à chaque occasion ?). Aussi je me réjouis de ce que je me reprochais encore la veille, d’avoir par inadvertance mis les bons éléments derrière et les plus fragiles devant. Ceux-ci se sont trouvés mis en valeur et en confiance, sans rien retirer à ceux-là dont le niveau est évident : il faudra que je pense à reproduire sciemment ce que j’avais interprété comme une erreur. Erreur parce qu’il est moins facile de copier dans le miroir qu’avec une personne de visu devant soi… mais surtout, pour être honnête, parce que je craignais le jugement d’une ancienne prof turned collègue. J’ai touché du doigt (et failli le mettre dans l’engrenage) ce que j’ai détesté en tant qu’élève : sentir qu’un prof avait honte de mon niveau parce qu’il craignait qu’on lui en tienne rigueur, qu’on dise de lui qu’il est mauvais prof, comme si un bon enseignement se jugeait sur un résultat à un instant T et non sur un processus au long cours.

Après le cours, je tends à M. le rouleau de massage dont je lui avais parlé, que j’ai apporté pour qu’elle l’essaye. Il passe de main en main, de dos en dos, mollets, cuisses et les gémissements de douleur-détente fusent. La bande-son sans image ferait lever des sourcils.

Les retours, des élèves ou de leurs parents, font plaisir : I. a appris des choses ; la maman de C., très discrète en cours, me dit qu’elle en sortait avec un sourire jusque là ; et le plus fou, la maman de M., hyper enthousiaste, qui me dit quelque chose comme (je me le suis tellement répété d’incrédulité que les mots en ont probablement été tout déformés) : des professeurs super, on en a vu, hein, mais alors là, ce que vous faites… Elle est épatée que j’aille des uns aux autres, les replace, donne des indications tout au long du cours sans l’interrompre, et toujours avec bienveillance en plus. — Incroyable, elle répète. Ce que je trouve incroyable, c’est d’avoir donné cette impression d’aisance que me donnait toujours N. Et peut-être plus encore, de l’avoir ressentie, le temps d’un cours, tout le monde réactif, de bonne humeur, chacun gaiement apostrophé sans que je lutte pour chercher leur prénom.

Je pique-nique dehors avec cette maman et sa fille, en mal de conseils d’école et de carrière. Entre deux bouchées de taboulé au gaspacho, j’essaye d’informer sans influer, de prévenir sans décourager. Aimer le classique mais pas les pointes ni le contemporain ne laisse pas un grand éventail de possibles. Elle me questionne compagnies, je lui réponds freelance, elle rétorque précaire, je déplore oui, encore que l’intermittence.

L’après-midi, ce sont les petits et le cours roule quand les parents sont là. On fait une barre vite fait et la variation est expédiée au profit des ateliers en groupe. Je regrette de ne pas avoir laissé davantage de temps aux enfants en amont pour leur composition ; je me serais sentie plus légitime de travailler la variation devant les parents, au lieu d’exposer un chaos que je contiens difficilement et auquel je n’ai pas grand-chose à apporter. Je tempère les velléités acrobatiques : une pyramide humaine, vraiment ? d’accord, votre camarade est léger, oui mais qu’il ne monte pas sur vos genoux, par pitié — sur les cuisses à la rigueur, si vous le tenez, mais pas pile sur l’articulation. Je fais DJ aussi, propose des musiques aux enfants qui n’ont pas d’idée particulière pour leur composition (merci René Aubry) et cherche dans Spotify les requêtes d’autres groupes plus affirmés. abcdef u m’épelle un trio : quand les paroles parviennent à mon cerveau et que je me rends compte que le studio résonne de fuck you devant tous les parents, je me tourne vers les élèves pour leur demander si c’est vraiment la musique à laquelle ils pensaient. Tout à leur tâche, ils ne m’entendent pas ; une des mères croise mon regard et m’adresse une moue d’approbation : c’est ça, c’est bon, ça ira. Je me suis donc sagement appliquée à réduire le diamètre de mes yeux écarquillés et ai vécu pleinement ce moment légèrement surréaliste, de voir des enfants de 7 ans danser une gentille choré sur des insultes réitérées sans qu’aucun adulte ne réagisse. Pourquoi pas.

La panique m’effleure quand je vois le temps qui ne passe pas, l’heure à remplir et le spectacle forcément répétitifs des enfants qui répètent un spectacle qui n’aura pas et a déjà lieu. Ils demandent s’ils peuvent refaire, pour ajuster tel ou tel passage. Bien sûr : plus on refait, plus on a de chance que ce soit comme on a envie de que soit (éviter de dire bien et d’impliquer mal dans un exercice de créativité). S’il y a bien quelque chose qu’on ne peut pas leur retirer, c’est leur enthousiasme à inventer ; il faut voir la rapidité avec laquelle ils mettent ça en place. Quatre enfants disputent un match de tennis humoristique, trois ont jeté leur dévolu sur la gym pour ajouter des roues à leur choré, tandis que deux choupettes dribblent et se passent un ballon de basket en mousse en sissonne. Ils ont répété, re-répété, dansé pour de vrai, gratté une date supplémentaire de représentation et pourraient continuer encore. Si je demande à revoir la variation du golfeur une dernière fois, ça casse l’ambiance ? J’aimerais bien la revoir avec la même énergie que vous mettez dans vos compositions  Les parents qui n’en peuvent plus de les voir danser la même chose et ont déjà filmé cinq fois, plussoient : et si nous on a envie de voir ? Merci à ce papa.

(À la suite, j’ai noté « Bon retour pour Z. » et ne sais déjà plus qui est Z.)

Après mon dernier cours, j’assiste au cours de danse contemporaine où je retrouve les grands et quelques élèves de troisième cycle de l’an passé. Pour certaines, wow, je les découvre. Les jumelles n’ont plus rien à voir maintenant, l’une plus classique, l’autre résolument contemporaine ; je me demande comment j’ai pu les confondre et même si ce sont vraiment de vraies jumelles. L’évolution de perception en seulement quatre jours est sidérante. @Alinago27 a déjà vécu ça avec ses élèves : « Si on applique cette idée aux arts, on peut imaginer combien leur instruction est fondamentale. »

Le workshop est inspiré d’Inanna ; la professeure a dansé avec Carolyn Carlson. Le titre m’interpelle et après un coup d’œil à mon téléphone, une rapide recherche sur mon blog, j’ai confirmation : j’ai bien vu ce spectacle, j’ai dû la voir danser, elle qui avait l’air adorable dans les vestiaires des professeurs, à chercher à engager la conversation. Cela me semble fou.

En ressortant de ce dernier cours, les couloirs ont des airs de fin d’année. C’est le même flottement, sans plus personne avec qui rien partager, après tant d’intensité. Petit pincement. Mais aussi grande joie, soulagement, légitimité et assurance naissante. Je devine que ce nouveau métier va m’épuiser, mais aussi me nourrir. L’un à la mesure de l’autre. Ça promet une vie intense.