Taisho (grandes chaleurs)

Les paulownias développent leurs fruits

Mardi 22 juillet

Rêve laborieux ? C’est tout ce que j’ai noté, qui ne ravive aucun souvenir.

En sortant de la douche, j’attrape ma serviette sur l’étagère et soudain la vois, cette étagère, faite de caisses superposées — de caisses de vins superposées, qui vont pouvoir retrouver leur fonction première le temps du déménagement.

Yves-le-boulanger n’est pas à la boulangerie, je n’ai pas assez anticipé pour lui dire au revoir, Yves et ses blagues épinglées à sa blouse, G’Yves-rny avec des volutes vangoghiennes, Yves et son sourire, sa bonne humeur comme si Montrouge était dans le Nord.

Le boyfriend nous invite Mum et moi au restaurant de poisson : je saute le plat, entrée et dessert pour moi, pour dire au revoir aux délicieux accras de morue — eux-mêmes une madeleine de ceux que je n’aimais pourtant pas tellement chez ma grand-mère paternelle, qui cajolait toujours le souvenir de la jeunesse antillaise de mon père. Je n’y avais pas pensé, cela me fait plaisir.

Puis c’est le retour à Roubaix, la voiture blindée, le chat sur les genoux, qui bave mais ne moufte pas, roulé en boule dans sa bulle du côté le plus éloigné de Mum. Il surveille sa main quand elle s’approche du levier de vitesse. Le soir, j’enregistre des vidéos collector de Mum qui tente de jouer avec le chat, lequel, craintif, suit avec intérêt le spectacle sans bouger d’un poil — nous sommes ses bouffons.

On se perd sur le canapé, le BonCoin, des sites de danse russe et japonais, à chercher des jupes de danse (pour mon anniversaire) et des bureaux (pour le boyfriend). On veut du solide et de l’aérien.

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Mercredi 23 juillet

[rêve] dans les coulisses du spectacle de danse, ne rerentre pas à un moment, je somnole allongée, un homme chez le coiffeur ou autre boutique en face me fait coucou, j’aurai les nouveaux 1C3 l’année prochaine ils sont un peu déçus


Opération bureau BonCoin : récupéré à Tourcoing dans la matinée et installé dans la foulée avec tout le matériel dessus dessous, c’est une affaire rondement menée.

Opération mites : guerre d’usure davantage qu’éclair, cette fois-ci. Voulant libérer un tiroir de l’armoire pour faire de la place aux affaires du boyfriend, je découvre des étoles trouées… puis les cocons des responsables. Deux écharpes en comptent une bonne dizaine chacune — écharpes en cachemire évidemment, les mites ont préféré le cachemire à la laine lambda, et les écharpes neuves aux plus usées, moins douillettes ainsi élimées. Une magnifique étole tissée et moirée offerte par G. est ruinée ; je la mettais peu de peur de l’abîmer. L’ironie ne me servira pas de leçon, je l’ai déjà apprise et recrachée un grand nombre de fois ; mais elle me fait pleurer ce qui est perdu, ce qui de beau ne peut pas rester.

Tri, détection, arrachage précautionneux de cocon, évaluation des dommages, lavage et congélation, sachets congélation, tiroir par tiroir puis le reste de l’armoire : l’après-midi y passe, dans un mélange de fatigue et de tension ; j’appréhende à chaque vêtement déplié de nouveaux dégâts. C’est un gros chantier, le chat nous regarde nous agiter jusqu’à ce qu’on attaque l’étage où il s’est réfugié. Le boyfriend arrive sur ces entrefaites, délaissé au délassement de ses propres batailles.

Repos du guerrier devant des pizzas commandées (délicieuses).

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Jeudi 24 juillet

J’entraîne Mum au cours de stretching postural. Bassin à basculer pour compenser l’antéversion trop prononcée, poitrine à projeter vers l’avant, la prof ne la loupe ni ne la lâche. Mum s’efforce tant et si bien qu’elle doit s’asseoir un instant pour ne pas voir des étoiles, et piocher dans la boîte de bonbons un peu de sucre pour repartir (elle n’en mange jamais). Le boyfriend me confiera que, de retour à l’appartement, elle s’est laissée tomber dans le canapé et a décrété quelque chose comme : je suis morte, c’était génial. Ou : elle m’a tuée, cette femme est extraordinaire. Pour se relever une dizaine de minutes plus tard et recommencer à s’activer.


Le poke bowl que nous mangeons ensuite est délicieux, avec des produits très frais, la mangue et l’avocat mûrs à point comme je n’en avais pas mangé depuis longtemps. Je ne m’attendais pas à trouver une telle qualité dans un corner associé à une laverie, où l’on passe commande face à un grand écran lumineux, du genre à délivrer des McNuggets et McFlurry.

Mum rentre seule, me laisse aller à mon rendez-vous — le psy, c’est bien pour les autres, très bien même, mais que sa fille y aille, ça la perturbe, elle a du mal faire quelque chose alors, ça la gêne, elle contourne méticuleusement, ce dont on ne parle pas n’existe pas, même si l’évitement dessine en creux quelque manquement imaginaire qu’elle s’attribue.


Dernière séance avec la psy. Au moins, c’est en connaissance de cause, je sais que c’est la dernière. Cela ne se termine pas en eau de boudin, à découvrir en voulant reporter une séance mal placée qu’elle ne recevrait plus au cabinet. J’ai été interloquée. Dépitée. Un peu en colère aussi : il a fallu du temps pour contextualiser, établir la relation, déblayer, déverrouiller, et alors qu’on est au cœur du travail, toute cette mise en place coûteuse est à recommencer avec quelqu’un d’autre pour simplement pouvoir continuer ? Quel gâchis. Si j’avais su qu’il lui restait moins d’un an à exercer dans la région, j’aurais commencé avec un autre praticien. Impression de me faire arnaquer. Pire, de me faire larguer, abandonner. J’ai du repousser la pensée absurde qu’elle ne voulait plus m’avoir comme patiente, qu’elle me laissait tomber. J’ai rationalisé, affabulé, l’ai imaginée enceinte, ne voulant pas exposer le bébé in utero à tous les récits névrosés du cabinet. Je n’en ai rien dit, elle non plus. Il a fallu attendre la fin de la séance pour que la situation se clarifie. Elle était persuadée de me l’avoir dit ; moi certaine que je ne l’aurais pas occulté : elle part pour la ville où le boyfriend a fait les Beaux-Arts. Probablement a-t-elle annoncé son départ la semaine où j’ai annulé-reporté ma séance.

Je suis sa toute dernière patiente ici, au cabinet. J’en suis un peu plus spéciale encore — je sais qu’elle le dit parce qu’elle sait que ça me fait du bien de l’entendre, je ne suis pas dupe et je le suis, même si je m’en défends intérieurement, aimerais ne pas, ça me fait du bien de l’entendre. J’ignore si je reverrai ce papier peint à fleurs, si je reviendrai avec sa remplaçante. Que fait-on d’une dernière séance qui ne signe pas la fin du travail en cours ? Je pose dès le début la question de la clôture : bilan ou, comme si de rien n’était, on continue d’avancer ? C’est comme je veux. Je veux les deux. Un nouveau mot est épinglé au cours de cette dernière séance : dissociation. J’imaginais quelque chose de plus radical derrière ce terme, une négation allant jusqu’à l’absence, pas simplement une présence dédoublée, contradictoire.


Mum, qui s’est agitée en mon absence, part avant le dîner (pommes de terre et courgette au four ; je file mon steak végétal au boyfriend, la texture trop bien imitée me dégoûte).

Le chat fait la tour de contrôle depuis la terrasse : ses oreilles pivotent comme des satellites captant au sol des traces de vie invisibles, et lorsqu’un oiseau traverse son aire de détection, sa tête tourne brusquement pour repérer l’individu en plein vol inautorisé. Il se dévisse à droite ou à gauche sur lui-même sans jamais bouger ses pattes de devant, bien droites, inamovibles — une tour de contrôle, vraiment.

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Vendredi 25 juillet

En pleine nuit, un chien aboie. Au présent duratif. Il aboie non pas une fois ou deux, comme une quinte de toux, mais de manière répétée, inlassable, toujours sur le même motif rythmique, comme un robinet qui goûte. Il aboie assez longtemps pour me réveiller malgré le double vitrage et les bouchons d’oreille, assez longtemps pour réveiller le boyfriend malgré son sommeil lourd, assez longtemps pour que l’on se demande quand et même si l’on pourra se rendormir. On peut finalement, après vingt, trente ou quarante minutes d’éternité.


Je passe la penderie au peigne fin et l’appréhension grandit à mesure que je repousse l’inspection des plus belles pièces : des suspicions éprouvantes, un ou deux cocons, mais pas plus de dégâts. Les mites préfèrent manifestement ce qui est plié à ce qui est pendu. La robe de chambre me confirme que, sans être comestible, la polaire est assez douce pour s’y installer et doit à ce titre être inspectée avec autant d’attention que la laine et davantage que la soie qui, pour une raison que je ne m’explique pas mais qui me convient parfaitement, a été boudée. Alors que je privilégie depuis quelques années les matières naturelles et (sauf justaucorps) me détourne du synthétique qui fait suer, je me félicite d’avoir acheté mes belles robes en polyester. Elles me feront probablement toutes les grandes occasions jusqu’à ma mort. Vous pouvez tous vous marier, je suis parée, nul besoin d’en racheter — alors que mes fringues quotidiennes, elles, se trouent sans l’aide d’aucune mite.

Les sacs et les chaussures, c’est une autre paire de manche. J’y trouve d’autres cocons, non plus blancs et filandreux, mais rigides, transparents et rayés. En retournant la poche de mon Eastpack orange fluo, je découvre un ramassis de miettes filandreuses ou de poussière à petits points : aurais-je réussi l’exploit d’avoir au même endroit mites vestimentaires et mites alimentaires ? Un cocon alimentaire est fiché dans une vieille basket — tentative de reconversion kamikaze.

Ce passage en revue m’épuise et m’écœure : c’est un gâchis, il y en a trop, trop de choses vieillies, jaunies déjà ou délitées. Tout s’abime, avec ou sans nous. Le temps passe aussi dans les placards, usant ce qu’on pensait préserver. Il y en a trop, trop de vêtements ou trop de temps, je ne sais pas, probablement les deux ; trop de ceux-là parce que trop de celui-ci : je ne jette rien ou presque. À bientôt 37 ans, j’ai encore des vêtements de mon adolescence, dont d’autres plus avisés se seraient déjà débarrassés. Les beaux vêtements de ma vingtaine matérialisent eux aussi un cocon dont je me suis extraite : l’entrave ludique des coupes ajustées me semble aujourd’hui trop contraignante. Je ne veux plus être serrée, sculptée, scrutée. Pour autant, je ne suis pas prête à me défaire de cette jupe crayon, de cette robe serrée sous la poitrine ou de cette autre qui doit être portée au pressing et n’est donc jamais portée tout court.


Cela ne ressemble à rien, mais ce n’est pas mauvais : impro de quinoa au Golden curry avec la fin des pommes de terre, quelques petits pois et des lamelles d’oignon au curry revenues de la poêle et du congélateur.


Fin de la première saison de Dark.
<spoiler> Je suspecte avant l’épisode qui le théorise que les voyages temporels n’ouvrent pas à une réalité alternative, font au contraire advenir le présent, l’époque telle qu’on la vit. Comme Œdipe actualise la prophétie en voulant la fuir, c’est précisément en voulant corriger le présent que les personnages le font advenir tel qu’il est. Le passé prenait déjà en compte ces incursions depuis le futur, la cohérence de la boucle narrative primant sur la ligne chronologique. </spoiler>

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Samedi 26 juillet

1h30 du matin, le même chien aboie jusqu’à 2h. Rebelotte à 5h du matin. Des envies de violences.


Suite (mais pas encore fin) du feuilleton mites : aujourd’hui, je passe au peigne fin les étagères du placard. Des frayeurs à bouloches et des traces de cocons sûrs, mais pas de dégâts, hormis quelques micros-trous dans une robe en coton (!) depuis des mois chez le boyfriend. Ce dernier plaide pour les accrocs ; avec la trame intacte, c’est peu probable. Soulagement, les pulls en cachemire Bompard et ma robe en laine Paule Ka sont saufs. Peut-être que je ne devrais pas avoir de si belles choses, si coûteuses (mais les Bompard en cachemire passent en machine quand les Benetton en laine feutrent s’ils ne sont pas lavés à la main ; quand j’ai découvert ça, j’ai racheté des cachemires sur Vinted pour le prix de pulls lambda… que je ne porte presque plus depuis que je suis devenue prof de danse et remets transpirante des fringues roulées en boule dans un sac qui pue de transporter des demi-pointes.)

Je sors, inspecte et range tout ce qui n’est pas suspect : cela n’avait pas été aussi bien rangé depuis mon emménagement. Le reste attend son tour de machine ou de congélation en sac plastique hermétique (les mimis blancs et les simili fétus de paille dans le coin le plus planqué des poches du hoodie en cachemire, je le sens moyen). Mum m’avait prévenue : tu vas avoir l’impression de vivre dans le stock d’une boutique.


Sur la terrasse, je finis Créer des ballets au XXe siècle. Quand je serai grande, je serai Laura Cappelle. Merci de ne pas me rappeler que je suis déjà grande.
(Je cherche comment en parler dans une newsletter.)

Un peu plus tard, c’est une bande-dessinée : Toutes les princesses meurent après minuit, que j’ai trouvée plus aboutie que les précédentes de Quentin Zuttion. Qui m’a replongée dans l’époque de mon enfance aussi.


Les fruits qui ont remplacé les roses, roses ou rouges, se sont formés et commencent à rougir, petites boules bien dures.


Le début de la deuxième saison de Dark change la manière de regarder la série : les suppositions n’ont plus de sens, ou en ont trop, il faut désormais suivre la série, à l’aveugle. Faire confiance plutôt que faire des hypothèses (je préférais).

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Dimanche 27 juillet

J’écris quand le boyfriend dort. Il y a des choses que je ne sais que faire seule, en silence.

Le bruit est le facteur principal de contorsion dans notre cohabitation. Les interviews politiques, la musique, le bruit des manettes et surtout la ventilation de l’unité centrale me font fuir. J’ai besoin de plusieurs heures de silence par jour, préalable au repos et à la créativité.


Il pleut et parfois pas, à verse, au bord de l’orage. Deux mites à la tapette à mouche. Une heure de pré-quarantenaires au téléphone avec Melendili, à parler semaine domestique, amies avec bébé, parents à la retraite et vacances à venir. La caravane du tour de France passe près de chez elle, nous raccrochons gaiement.


Le boyfriend me met la manette dans les mains. J’ai le pouce lourd sur le joystick et conduis ma voiture de course en total ivrogne. Je finis 20e sur 24 (les 4 derniers se sont fait exploser leur voiture par carambolage) et dois aller me débarbouiller les aisselles (sueur de stress : les jeux vidéos fonctionnent trop bien sur moi).


L’inaccompli du soir.

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Le sol s’humidifie, l’air devient moite

Lundi 28 juillet

L’interphone me fait sursauter alors que j’allais me rendormir : je me précipite nue pour décrocher, enfile un truc à la hâte et descends la gueule enfarinée découvrir que le colis n’est pas pour moi mais pour un voisin du dessus.


Contre la sensation de me faire envahir, de me faire déborder, par les objets les tâches, je m’y attelle, lance une machine de pulls suspects d’avoir hébergés des mites, l’étends, repasse plie et range la précédente fournée, descends et sors les poubelles, fait des courses, mais cela descend à peine dans l’espace et dans ma tête, où s’entassent pêle-mêle les sacs de fringue non inspectées du boyfriend, la seconde fournée de vêtements ensachés au congélateur, les musiques que je n’ai pas encore cherchées, les chorégraphies que je redoute de ne pas réussir à créer, la sauvegarde du blog et des photos qu’il faudrait faire, le contrat à aller signer à la mairie… Je voudrais des vacances de mon cerveau, que les choses aillent plus vite ou le temps moins.


Repasser est infini. Quand je pense que Mum repassait tout quand j’étais enfant, pyjamas compris ! La vie est vraiment trop courte pour repasser. Pour être méticuleux avec des vêtements pas toujours bien coupés, ou un peu détendus. Quand je n’arrive pas à préparer le vêtement pour éviter la création de faux plis, je me rappelle que le but n’est pas de bien le repasser, mais de cramer d’éventuels œufs de mite. J’aplatis les faux plis.


Le boyfriend s’est remis à dessiner, ça me réjouit et m’apaise quelque part. Je blogue et lis un peu, reprenant le gros ouvrage passionnant d’Isabelle Launay que je n’avais pas eu le temps de finir avant la deadline de la fac, mais que j’ai retrouvé à la bibliothèque du conservatoire. Je ne sais plus exactement où je m’étais arrêtée, alors je reprends au début juste après l’introduction et je fais bien, ça m’excite le neurone exactement comme la dernière fois, à se demander ce que je retiens de ce que je lis — à moins que les lectures intercalées des mémoires de Petipa et de l’essai de Laura Cappelle n’activent de nouveaux liens ?

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Mardi 29 juillet

[rêve] il faut se cacher, échapper, un vieux professeur de philosophie, un psy, quelqu’un comme ça nous accueille chez lui ou nous laisse entrer de nous-même, aller à l’étage dans les pièces ouvrir les portes chercher des cachettes pas trop évidentes, sous les lits ils regarderont forcément sous les lits, je repère un coin où me recouvrir d’une couverture et de chemises comme si j’étais un tas de linge au sol, je vais faire ça mais avant se vider la vessie pour pouvoir tenir sans bouger sans presque respirer, quand j’ai enfin trouvé où me soulager, sur un caisson de terre qui ne me garantit pas la solitude, je reviens dans la pièce, ne la retrouve pas, c’en est une autre probablement, du monde est arrivé entre temps, partout des gens sont cachés sous des vêtements, le désordre se justifiera parce que c’est la chambre des enfants, je cherche un coin des couvertures des vêtements, il n’y a plus de chemises, me calfeutre comme je peux mais déjà ils arrivent, convives ou autorité, je continue à bouger pour me dissimuler du mieux que je peux, un bout de mon dos dépasse je crois si on me voit de dos en se penchant sous l’armoire les lits on me verra, autour de moi les dissimulés discutent à voix basse, je n’imaginais pas ça j’imaginais le silence le plus intense comme précaution évidente, ils chuchotent et commentent l’avancée des autres, installés à dîner, certains sont découverts et emmenés mais cela ne déclenche aucune fouille générale, une enfant repère mes chaussettes violettes, mes pieds, je suis repérée, on me sort, m’interroge, je reste muette, réponds hagarde en anglais avec mon accent français, mon accent me protège, si je ne suis pas d’ici je n’ai peut-être rien à voir, on m’installe à la table, je fais profil bas, ôte mes gilets orange et gris un peu miteux, découvre de beaux habits, robe noire et gilet de costume rouge soyeux, menton vers le bas, je me fonds parmi les autres, adopte leur / retrouve mon milieu social


L’interphone sonne ce matin : je suis encore nue dans mon lit, mais cette fois plus réveillée et, robe attrapée enfilée, je retrouve le livreur de la veille. « Hier je vous ai réveillée pour rien, je suis désolée, mais aujourd’hui, c’est bien pour vous. » C’est bien pour moi.


Premier cours de danse après l’infiltration (environ le troisième de l’année scolaire) : mes premières sont peu ouvertes, mes cinquième sont des troisième, je ne descends pas jusqu’au bout dans les grands pliés, je ne fais pas les sauts, je suis raisonnable et le genou ne moufte pas, se plie dans les retirés, accueille tout mon poids en jambe de terre. J’ai choisi à dessein un cours intermédiaire, d’un niveau inférieur au mien, mais c’est en réalité mon niveau, le rythme et la difficulté qui me permettent de mettre en place et tenir et perdre et reprendre l’engagement musculaire qui me faisait défaut.

Pour être honnête, je n’ai aucune envie de plus de difficulté, j’ai envie de faire les choses bien et d’y prendre plaisir, de voir dans le miroir des lignes rassurantes, même si le mollet parfois se barre, m’indique que j’ai lâché la rotation et m’assois sur ma jambe de terre (petite faiblesse dans la jambe droite, du côté du genou qui a morflé). Je veux que ce soit simple et ne rien bâcler, j’ai plaisir à me laisser porter, me laisser prendre en charge par quelqu’un d’autre sans penser à l’explicitation, aux comptes, aux corrections, à l’exercice qui vient après, aux postures des uns et des autres que je ne surveille pas, c’est tout juste si je les aperçois, même s’il y a dans la salle quatre élèves adultes et une jeune fille du conservatoire qui n’est pas mon élève mais me reconnait et me vouvoie. C’est un peu étrange de se retrouver à sa perpendiculaire à la barre, dans un moment de vulnérabilité.

C’est aussi l’occasion de me rassurer : les autres professeurs aussi parfois oublient leurs exercices, cherchent une musique qui s’est fait la malle dans une seconde playlist, s’emmêlent les pieds dans leurs paroles. L’occasion d’observer une autre manière de faire aussi : elle corrige rarement individuellement, mais donne de belles explications imagées et anatomiques. Pour la première fois, j’ai l’impression de vraiment sentir voire de commencer à maîtriser la bascule du bassin, le fameux zip de la braguette, qui devient un double zip dans les tours (le pubis se « referme » vers les côtes, pour rendre solide l’avant et laisser la place derrière pour que le dos se déploie). Je l’avais toujours pensé par l’arrière, pas par l’avant ; ce n’est pas la première fois que je me fais ce genre de réflexion, c’est comme pousser et tirer, il faut songer à se placer de part et d’autre de la même porte.

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Mercredi 30 juillet

[rêve] j’ai dégoté je crois quelques remplacements à l’Opéra

[rêve] ma mère monte une valise sur une sorte de falaise noire qu’il n’est déjà pas commode de grimper sans chargement, en haut la villa des vacances, une glace, un parfum que j’oublie / aller à la mer on n’a pas de crème solaire j’objecte, pas besoin hop-là mon père se propulse à la renverse depuis la falaise et son corps a le temps de s’arquer pour plonger élégamment dans l’eau en contrebas, mais il ne réapparait pas dans la piscine on scrute on commence à s’inquiéter, les secours sortent un nageur de l’eau mais ce n’est pas lui, l’inquiétude augmente, une nacelle est plongée dans le fond cette fois je crois c’est mon père qu’on installe dessus mais il y a un problème à la remontée, ça ne remonte pas, le secouriste seul remonte à la surface, un autre homme en short de bain prend le relai, plonge et remonte mon père, quand plus tard je lui demande ce qu’il s’est passé, il élude à moitié, son bras s’était coincé, paralysie temporaire, ça n’a pas l’air de le turlupiner


Après la barre au sol, je comprends mieux pourquoi un élève me disait que je pouvais pousser davantage. Pourtant, je ne sais pas encore si je le ferai. Certes, il y a de la satisfaction à sentir son corps tourner à plein régime, être poussé bien au-delà de ce qu’on ferait seul chez nous, mais ai-je envie de ce travail où l’on utilise presque uniquement les muscles que l’on sait déjà utiliser de la (seule ?) manière dont on sait les utiliser, et qui les fait tétaniser quand on ne sait pas exactement comment les engager au mieux ? Je ne fais pas faire d’abdominaux sur le dos en descendant les jambes jusqu’au sol parce que je ne sais pas les faire. Je veux dire, je peux le faire, mais pas bien le faire, pas de manière à pouvoir le corriger ; je ne sais pas comment empêcher le psoas de s’en prendre plein la tronche et de gueuler, parfois jusqu’à réveiller un signal lombaire. Je ne m’en cache pas dans les vestiaires et une élève que je ne connais pas me dit que c’est pareil pour elle. Je me sens moins seule. Il n’empêche, cette barre au sol me pose question. Plein de questions.

L’enseignante ne corrige presque jamais les postures individuelles, mais elle explique très bien, alors je teste ce qu’elle dit, essaye de comprendre dans mon corps ce qu’elle fait différemment. Parfois, j’ai du mal à saisir. Sur le ventre, pour préserver les lombaires, l’enseignante ne dit pas de presser le pubis contre le sol mais de serrer les fesses (à rebours de ce que j’ai pu entendre en pilates). Plus ça va,  plus je trouve les fesses nébuleuses comme dénomination anatomique.

Parfois aussi, ça fait complètement sens, comme la rétroversion du bassin pour activer les abdominaux qui permettront de conserver le pubis en avant à la verticale (position que j’ai davantage sentie au cours de la veille ; je commence enfin à avoir une certaine conscience de ce qui se passe au niveau de mon bassin, totalement dans le flou jusqu’à présent) ; pour des exercices d’abdominaux aussi costauds, c’est indispensable, ménageant une marge de sécurité avant l’antéversion involontaire dangereuse pour les lombaires. J’ai tendance à privilégier une posture « neutre » du bassin (le pubis au même niveau que les crêtes iliaques) comme en pilates pour travailler la contraction excentrique des abdominaux et lutter contre la tendance à rétroverser le bassin dans les extensions (en grand battement, par exemple). Synthèse du jour : j’utiliserai davantage la rétroversion du bassin notamment dans les ponts, mais sans aller au maximum de hauteur (on lâche l’engagement et le pubis redescend quand on chercher à monter davantage le haut du buste), plutôt en cherchant à former une planche avec le buste (hop, on zippe tous les abdos). Question tout de même : cet engagement musculaire qui permet de basculer le bassin pubis en avant peut-il se faire sans délordoser les lombaires ? Il me semble que oui, mais le dosage reste encore hasardeux.


À la sortie, je discute avec cette dame si belle si lumineuse aux cheveux blancs qui me dit avoir mal au genou dans les pliés. On regarde ensemble, je lui indique de la main une rotation un peu plus importante du mollet : et là ? Là elle n’a plus mal. Les cours de posture s’appliquent sitôt incorporés.

Elle pousse son vélo et je repousse la station où prendre le métro pour continuer à discuter. Elle me parle de ses enfants, qui sont plus âgés que moi, hein, ils ont trente-cinq ans. Plus jeunes, donc. Elle n’en revient pas, me donnait beaucoup moins, je suis la jeunesse incarnée.

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Jeudi 31 juillet

Au petit-déjeuner, le boyfriend remarque que nous sommes sur deux timelines différentes : il voudrait que le temps s’accélère pour être déjà dans sa nouvelle maison ; je voudrais qu’il ralentisse, que les vacances ne finissent pas, ne pas déjà encore reprendre.

In fine, une très bonne journée où l’urgence du temps qui passe se dissipe. Le salon s’éclaircit des vêtements rangés et des sacs descendus au garage, le boyfriend aquarelle, je bidouille-gribouille un gif animé, envoie ma newsletter, découvre vingt ans plus tard le off de la prof qui, je l’ignorais, me surnommait Bambi au conservatoire, fais une barre à la cheminée, droguée au corps courbaturé, recopie puis dicte des extraits des Mémoires de Petipa, la dictée soulage le poignet, les poivrons au dîner sont épicés, ça me drogue de fatigue les épaules, Dark part dans tous les sens. L’urgence revient le soir, à mi-chemin des vacances, août demain, 37 ans la semaine prochaine. Je pense aux infographies que je pourrais faire d’après ma lecture des Danses d’après, et peu à peu ça se calme (comme gamine je rêvassais aux travaux manuels de Minnie Mag avant de m’endormir).

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Vendredi 1er août

Quelques dizaines de pages d’Isabelle Launay sur la terrasse.

Une barre à la fenêtre et à la cheminée, concentrée sur ma jambe de terre. Je tâche de conserver l’en dehors musculairement, ce qui implique de ne pas verrouiller les genoux en hyperextension.

Sur le chemin de la boulangerie, je suis au spectacle d’un comique qu’affectionne le boyfriend et qui passera au Colisée en octobre ou novembre, je suis pliée en deux, fou rire tellement long et sonore que le comique me prend à partie, m’invite à le rejoindre sur scène, je ne peux pas de rire, puis si et la dynamique s’inverse, le fou rire le prend lui, me laisse moi parler, je dis deux trois âneries qui resserrent la camisole du rire fou, alors je prends le micro, je demande à la régie s’ils peuvent lancer de la musique et je meuble la scène vide, je danse, spectacle hijacké, je danse et je reprends la scène, musique classique ou Rihanna ? quelle tenue, qui me permette de danser ? est-ce que j’ose des fouettés ? je reprends la scène et je corrige, un peu avant, encore, je me fais un film, ça faisait longtemps que je ne m’étais pas fait des films, des films égocentriques, plaisants, par fantaisie et non par anxiété.

Début de la troisième saison de Dark, de plus en plus difficile à suivre. N’est-ce pas un peu de la triche d’introduire une réalité alternative quand il a été établi que les paradoxes temporels censés corriger le cours des choses le déterminaient ? Curieusement, ces mêmes personnages incarnés par les mêmes acteurs semblent des ersatz, ne génèrent pas la même émotion ; je suis près de décrocher. On en est réduit à attendre, voir si la confusion est à même à un moment de faire sens — ou si les scénaristes vont nous planter là en cours de série ou d’intrigue, avec un mystère spécieux.

Anxiété le soir avant d’aller me coucher, comme un nouveau-né au coucher du soleil.

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De grosses pluies se mettent parfois à tomber
(ce matin, oui)

Samedi 2 août

Croc synchro
le chat dans le couloir / moi dans mon lit
céréales pour chat / croquettes pour humain

Papillon noir et jaune

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Dimanche 3 août

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Lundi 4 août

Le cours de stretching postural, devenu de fait cours particulier, se transforme à moitié en séance d’ostéo, pour mon plus grand bénéfice (hop, mobilité accrue dans la cheville). J’apprends que mon piriforme fait une salle gueule, et effectivement, ça se sent quand il s’agit de le forcer à se détendre — mais j’y vois une bonne nouvelle : que j’arrive enfin à (bien ?) engager les rotateurs.


Bonne surprise en allant signant mon contrat de contractuelle : je m’attendais à strictement doubler mon salaire en doublant mes heures, mais 100€ supplémentaires ont surgi de nulle part. Je signe.

J’ai voulu goûter la pistache chez Meert. Si j’avais su que la boule serait si grosse, j’aurais pris un autre parfum.

…

Mardi 5 août

Au cours de danse, j’élude l’étirement en fente à la seconde, un peu dangereuse pour mes genoux (l’un se retrouve avec du poids en hyperflexion, l’autre en hyperextension). Je plie et pivote la jambe censément allongée pour m’étirer en rouvrant l’angle de flexion. « Une attitude pipi de chien, » commente la prof en passant. C’est une expression courante dans la danse classique pour désigner les attitudes mal placées, où la jambe se soulève comme un chien lève la patte. C’est dit en plaisantant, probablement sans y penser. Ou en plaisantant à moitié, je ne sais pas. Ça m’attriste vaguement. A-t-elle pris mon adaptation pour une critique ? Écarte-t-elle le bénéfice d’exercices dont la forme va (ponctuellement) à l’encontre de l’esthétique de la danse classique (même s’ils contribuent à préparer le corps en ce sens) ?


Le boyfriend me fait découvrir Breaking Bad. Le rythme et le ton des premiers épisodes m’éclatent. C’est jouissif, la suite de la soirée aussi. Je le veux fusionné.

…

Jeudi 6 août

[rêve du mercredi ou du jeudi] c’est un numéro avec Nina que l’on a peu répété, elle me répète le nombre de pas, de style baroque, hésite, deux coupés pas de bourré, un pas en trois ou quatre ? puis deux, puis trois


Je sors la table sur la terrasse pour prendre mon petit-déjeuner dehors. C’est mon anniversaire, je peux. Je peux les autres jours aussi, mais je ne le fais pas. Je pourrais. Le soleil est proche, sur les lierre, les feuilles, c’est un petit-déjeuner apaisant apaisé. Je suis allée me chercher un croissant ; je le savoure, avec l’instant, avec plaisir.

La journée est tranquille. Je finis de lire la partie consacrée à la danse classique des Politiques du répertoire — sacré ouvrage. Je n’ai pas d’attentes, j’aimerais ne pas en avoir mais j’en ai quand même, je me déçois. La famille et mes amies proches m’envoient des messages. J’en reçois également un, improbable, réjouissant, de ma professeur de français de khâgne via LinkedIn. Les années !

Qu’est-ce qui me ferait plaisir à manger ? me demande le boyfriend à l’approche du dîner. Hum… indien ? Le boyfriend croit que c’est par manque d’idée et écarte l’option, mais c’est bien ce qui me ferait plaisir, même à deux jours d’intervalle avec la dernière commande. Bis repetita placent. Le palak paneer m’a plu, m’a donné envie de découvrir le paneer shahi à côté sur la carte, « une délicieuse sauce crémeuse » sucrée-salée, l’intitulé ne ment pas, avec « noix de cajou, crème fraîche, beurre, tomates & épices ». Puis nous regardons la suite de Breaking bad. Je suis bien, ne peux m’empêcher pourtant de regretter que cette journée ne soit pas davantage détachée du brouhaha des jours, de son continuum indistinct.

<3
ai-je aussi noté

Shôsho (petite chaleur)

Le vent chaud souffle de nouveau

Lundi 7 juillet

C. met du beurre sur la gâche comme le boyfriend sur les croissants ; je suis entourée de bons vivants. Grande inspiration pour aller me doucher dans les remontées d’égout (dégoût), la matinée est déjà passée. Dans des pots vides de poivre et de compléments alimentaires dont je ne savais pas pourquoi je les gardais, je glisse quelques cuillerées à soupe d’épices de différentes couleurs — c’est toujours celles que j’utilise le moins que j’ai trouvées en plus grande quantité.

Des touches de couleur violettes sont apparues le long de l’eau au parc Barbieux. « Hêtre à poil et charme à dents », C. me fait découvrir l’effiloché des feuilles de ce qui se trouve donc être un hêtre. Un peu plus loin, on sèche devant des tiges de fines fleurs blanches oblongues : un pavier blanc ou ??, la reconnaissance d’images ne permet pas de trancher. Chirashi saumon-thon-daurade ou chirashi façon tartare avec des herbes et de la vade retro coriandre, C. tranche pour l’originalité après avoir été copieusement influencée et m’invite. Les dés de saumon et d’avocat me ravissent à proportion des graines de sésame qui les parsèment. J’entends par-dessus, dans le lointain de la dégustation, des interrogations sur un couple sans langue maternelle commune ; pour elle et son compagnon, pour moi et le mien, les discussions font partie de l’intime, nous en avons besoin, et de sauce soja avec le poisson cru, je me lève pour récupérer les Kikkoman de la table d’à côté. Elle aimerait savoir dire non comme moi ; j’envie sa plus grande souplesse d’esprit. (Je ne sais souvent pas ce que je veux, mais je sais ce que je ne veux pas.)

Après l’application de reconnaissance botanique au parc Barbieux, c’est une application de mesure sonore que C. dégaine dans le métro. Les 70 à 80 décibels constants confirment mon impression : le métro lillois est plus bruyant que le parisien. Je songe à acquérir un casque anti-bruits pour atténuer la fatigue des sept heures que j’y passe sur une base hebdomadaire.

À Lille, il y a
du soleil (!), on plisse les yeux
des pavés qui ne glissent plus
du cramique à rapporter aux collègues
des gaufres comme chez Meert mais moins chères que chez Meert
des vitraux modernes dont C. reconnaît les épisodes
aucun ancien titre sur les rayons danse du Furet et de la FNAC que j’ai connus plus complets
une architecture que l’on admire quand on réussit à décoller nos yeux des injonctions à consommer du rez-de-chaussée (et moi à décoller la cataracte de l’habitude)
des glaces pour savourer les vacances et l’amitié (pistache-pamplemousse après le chirashi saumon-avocat : le code couleur est respecté !)
une pause devant le conservatoire
sur la fontaine de la grand place
dans le parc près de Lille Europe (on fuit pour ne pas être stone)
dans la gare
avant de retirer nos lunettes pour se claquer la bise
et redescendre chacune sur son quai
de train
de métro

Vague de glace pistache et écume de sorbet pamplemousse

Au retour, je trouve une pile de Magazine M dans la boîte à livres : parfait matériel pour une autre après-midi de collage pluvieuse qui n’aura pas lieu (de suite). L’amitié qui rend tout plus fluide, plus neuf, plus simple, plus gai m’avait manqué. Je le savais, j’avais oublié à quel point. Il faudrait j’ai envie, vais tâcher de ne pas me faire ravaler par le tunnel, de ne pas évoluer étriqué à distance de cloisons dont je n’avais même pas remarqué l’apparition, muettes, transparentes. Au dîner, je mange le dernier scone au cheddar congelé l’été dernier au retour d’Angleterre. Aller de l’avant, on a dit, et recommencer.

…

Mardi 8 juillet

Moustique ou acouphène ? J’ai parié sur l’acouphène et me suis réveillée avec trois nouvelles piqûres, dont une dans la paume de la main.

J’ai branché un clavier ergonomique à mon Macbook, rehaussé sur une boîte à chaussure pour ne plus avoir à choisir entre douleur dorsale et tendinite. La posture est meilleure, mais je n’avais pas anticipé que le clavier Microsoft serait lu comme un clavier Apple. Où êtes-vous ? Venez, venez, mes petits caractères spéciaux.

Qui dit épilation dit podcast : Roxane Stojanov dans Tous danseurs. J’ai trouvé ça un peu gros qu’elle entre à l’école de danse de l’Opéra en ignorant que cela menait au ballet et à la carrière de danseur professionnel, puis je me suis souvenue que j’étais allée en classe préparatoire en ignorant tout de l’école à laquelle elle préparait (ça me permettait de repousser le moment de choisir une unique matière).

Cours de stretching postural. Quinze jours suffisent pour que mon corps entonne du Marc Lavoine : j’ai tout oublié quand tu m’as oublié. On ne s’énerve pas contre son soi-même, comme dit la prof, mais quand même un peu. Ça va rotationner, oui ?

Sur le dos comme un insecte renversé, un élastique passé au pied et tenu dans chaque main, j’essaye de développer par les ischio-jambiers sans engager le quadriceps (histoire de bypasser le genou). C’est mou du genou des ischio-jambiers, mais dur des adducteurs qui me font trembler, tétanisés dans leur contraction excentrique.

Mon genou ne peut pas (encore ?) aller dans l’hyperflexion (je renonce à m’agenouiller), ça me dépite, puis j’apprends que S. annule ses vacances pour être opérée rapidement des ligaments croisés ; finalement j’aime bien mon ménisque fissuré.


En visio, à distance, on tente de dénouer l’appréhension d’une plus grande distance encore, d’un déménagement auquel je ne prends pourtant pas part — auquel je ne prends justement pas part. De n’être pas concernée, je m’éloigne avant qu’il ne s’éloigne de moi, repli protecteur qui pourrait se transformer en prophétie autoréalisatrice si le boyfriend ne savait si bien me faire parler. Alors on parle. Déménagement, place à laquelle être.

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Mercredi 9 juillet

Les courbatures aux adducteurs, bordel. Du blog, de la lecture. Retour de la tendinite flamboyante : j’en prends conscience en me lavant les mains ; le contact de l’eau qui coule est douloureux (!).

Chaque jour, le même effort pour cesser d’en faire et s’extirper d’une vision productiviste du temps. Avec précaution, pour éviter l’écueil de l’à quoi bon.

Vers 19h, je me désadosse du pin à l’ombre duquel je lisais pour m’allonger sur la pelouse en pente : le soleil est parfait, caresse le corps sans brûler, comme s’il sortait d’un bain de mer. Pour la première fois de la saison, j’ai la sensation de profiter de ces soirées d’été, sans regretter de n’avoir personne avec qui les prolonger.

- Are you coming to bed? - I can't. This is important. - What? - Someone is WRONG on the Internet.

Vous vous souvenez de ce dessin de xkcd ? Depuis que j’ai découvert des communautés de bunheads sur Reddit, je fais la même : I can’t. Someone is asking for ballet advice on the Internet.

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Jeudi 10 juillet

Cours de stretching postural : il manque toujours des muscles-maillons dans la chaîne musculaire de l’en dehors, on cherche à les engager tous, davantage, mieux, dans la durée, en rotation. Un observateur extérieur ne nous verrait rien faire, plantées en demi-plié à la seconde ; intérieurement, ça travaille dur. En petite fente, pied arrière en demi-pointe, on cherche à étirer activement le dessus de la cuisse (comme si on était sur un tapis de yoga et qu’on voulait le déchirer) — c’est l’allongement que l’on est censé retrouver en arabesque. Mes adducteurs aiment-détestent l’étirement final que je proposerais bien en barre au sol s’il ne requérait deux élastiques par personne : allongé sur le dos, un élastique dans chaque pied et chaque main, on ouvre en double attitude en poussant les cuisses avec les coudes.


Pendant, après le cours sur un banc, je discute avec L. Du gaspacho au bout du nez, elle me donne des nouvelles du milieu, me raconte la difficulté à trouver du travail pour les dernières diplômées. J’ai vraiment eu de la chance de tomber sur une année où 1) nous n’étions que deux diplômées en danse classique, 2) une professeur de danse de la région prenait sa retraite, offrant un grand nombre d’heures à reprendre.


L’après-midi se passe à lire : Les Femmes qui me détestent ; à regarder puis écouter : un entretien Blast avec une jeune sexologue au discours libre et bien campé, bouche rouge sur chemisier blanc. Explorer et communiquer, c’est entendu, mais jamais n’est abordé comment rewirer des désirs et fantasmes formatés par la société. J’écoute, je regarde de moins en moins, allongée sur le canapé puis dehors sur le tapis de yoga à regarder les cimes du saule pleureur s’agiter dans la golden hour.


Tentative de cilbir, recette issue de L’œuf quotidien (Christine Legeret, First éditions)

C. et moi cuisinons ensemble en visio, la même recette chacune chez soi (à quelques ingrédients et raccourcis près). On rit ensemble de nos hésitations et nos misères, l’alarme incendie qui se déclenche au beurre brûlé, l’œuf poché (mon premier !) qui perd un peu de blanc pas encore blanc, puis on tombe d’accord que ça ne ressemble à rien mais ce n’est pas si mal, et une fois le tout saucé et commenté, on discute encore une bonne partie de la soirée — discussion fleuve en mégapixels.

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Vendredi 11 juillet

Dans un demi-sommeil, j’aperçois l’aura vibrer au coin de ma paupière (côté droit, tiens) : autant rester couchée et éluder la migraine en me rendormant. Au réveil, ne reste que la fatigue d’une douleur que je n’ai pas sentie.

Les ombres en code barre des arbres au parc Barbieux

Enfin, je me sens, bien, souple dans les heures, dans l’air sur ma peau, en vacances. Les endorphines jouent probablement : je n’ai aucune envie de faire du sport, mais jouer avec mes jambes sur le tapis de pilates traîné pour somnoler dehors, ça oui, pourquoi pas, jusqu’à faire une bonne séance, tester au débotté des exercices de barre au sol trouvés sur un nouveau compte Instagram — décidément les artistes du Royal Ballet font de bons coachs.

Deuxième (second ?) test d’œuf poché, avec la louche Nessie cette fois-ci : encore moins concluant.

Conifère tout vert à l'exception de quelques branches rouges
Les arbres aussi ont le droit de se faire des mèches.

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Les premiers lotus fleurissent
(je ne suis pas au parc Barbieux pour vérifier)

Samedi 12 juillet

La ligne 4 est fermée pour travaux. Ce sera donc le RER B. Qui reste coincé à Saint-Michel, un train en panne à Luxembourg. Ce sera donc le bus 34. Qui part de gare du Nord en suivant le trajet de la ligne 4 et arrive blindé. Ce sera donc le bus suivant. Qui est terminus à Luxembourg. Ce sera donc encore le suivant. Dans lequel on peut, victoire, se sardiner. Arrivée à porte d’Orléans, je ne repère ni le 68 ni le bus de substitution (qui substitue sur une portion moindre de ce qui est hors service) : ce sera donc à pieds que je rallierai Montrouge, tirant derrière moi exaspération et valise cabine. Paris, ce sera donc sans moi.

À l’arrivée : le boyfriend, des cartons, du houmous à la menthe et au citron confit.

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Dimanche 13 juillet

[rêve] enlacée au lit avec la couette et un jeune inconnu, corps délié, muscles discrets, peaux parcourues, avec les mains avec plaisir, simple doux partagé, je caresse ses cheveux, culpabilité fugace pour le boyfriend c’est vrai c’est autre chose, juste là maintenant ça n’a pas cours, c’était trop fort non ce n’est pas vrai c’est très doux, les caresses des corps sans pénétration, est-ce qu’il y fait mention, je n’entends pas bien et soudain il a honte il a honte, se couvre le sexe des mains tandis que je le rassure, éponge aux Kleenex les traces d’urine sur les draps vert d’eau, le boyfriend pourrait le voir, je demanderai à l’hôtel de changer les draps, reléguée au second plan son inquiétude et la mienne, ce n’est pas grave, ce n’est rien, salive sperme cyprine sang urine on ne ferait pas de sexe si on craignait les fluides, ce n’est rien, le moment reste doux, je vais pour me rallonger près de lui quand…

… 6h30, je suis réveillée en sursaut par un moustique que je ne parviens pas à localiser, malgré un vrombissement soutenu qui devrait impliquer une forte proximité. Je repose l’oreille sur l’oreiller, l’entend plus fort encore : c’était l’acouphène droit qui s’était mis à vibrer.


Je lis Laura Cappelle dans le jardin, un jardin en pleine ville, je lève la tête sur différentes formes de feuilles, différents verts, suis le trajet des branches du cerisier d’à côté, un cerisier en pleine ville, la chance que c’est, que c’était. Bientôt chez le boyfriend il y aura plus de vert et moins de ville. Plus du tout de ville, même.


Allongée sur le boyfriend qui m’enveloppe d’un bras dans le dos, une main à la base du crâne, je me vide de quelques larmes, me retient, il en reste, pressent-il et presse doucement à l’arrière de mon crâne, ça sort, j’ai l’impression d’être une Pompot’ qu’on presse pour bien la vider, je le lui dis, on en rit.

Feu d’artifesses puis feu d’artifice oreilles bouchées, cervicales écrasées, à sautiller dans le dos du boyfriend quand le ciel entier s’illumine et crépite de toutes petites gerbes dorées. Les escarbilles sont ivres, les palmiers secoués, le vent décoiffe les tirs. Je n’avais jamais vu je crois les fusées multicolores qui s’annulent en petites gerbes dorées ni les escarbilles dorées qui éclatent en rouge rubis. Le public était de bonne compagnie dès le début, l’extinction des lumières de ville saluée par un immense ah de satisfaction anticipée. La pluie a commencé à tomber sitôt la ponctuation finale envoyée.

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Lundi 14 juillet

Le chat surveille le gros poisson qui fait du bruit dans le ciel, puis après quelques passages s’en désintéresse. Cul à l’extérieur, pattounes à l’intérieur, il laisse l’hélicoptère patrouiller derrière lui. Je guette les bruits du ciel, mais pas d’avions au nez pointu, ni dans le ciel ni à l’écran. À la fin du défilé, je me souviens par déduction : la patrouille de France ne ferme pas le défilé, elle l’ouvre, loupée.

Patterns de désir, patterns familiaux, traits de caractère hérités, expériences passées… les makis nous offrent une longue discussion vespérale sur canapé, écran noir muet — de ces discussions que nous avons généralement plutôt par visio, quand parler permet de rester ensemble plus longtemps.

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Mardi 15 juillet

Mon humeur tombe dans une ornière. Tout est vain, rien vraiment plaisant, je n’ai plus l’énergie ou l’envie d’entamer une quelconque activité qui me les ferait retrouver (l’énergie ou l’envie). Jusqu’à ce que par énervement ou par dépit, je massacre en partie l’humeur massacrante sur le tapis de yoga, le reste amadoué par des cacio e pepe. Il faut vraiment que chaque jour, je fasse produire à mon corps sa dose d’endorphines avant que le manque se fasse sentir.

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Mercredi 16 juillet

M’astreindre à faire une demie-heure d’exercice ? Mouais, bof. Tester des exercices repérés sur Instagram pour la barre au sol et tenter de raffiner des sensations musculaires ? Une heure est déjà passée. Mes hanches sont ultra mobilisées et j’ai des endorphines pour la journée, ça me la fait. Tout est plus enjoué, j’en joue, médite des ciseaux une bonne partie de l’après-midi en découpant des journaux de décoration qui serviront bientôt à caler les cartons de vaisselle. En podcast, l’interview d’une choréologue, notatrice chez Angelin Preljocaj.

Le boyfriend est rincé de sa journée à liquider l’électroménager dans la maison de ses parents avant la vente, mais trouve tout de même l’énergie de ressortir pour un dernier tour à ce restaurant vietnamien dont on a tardé à découvrir la cuisine délicieuse, cachée dans un boui-boui en plastique.

Soir, tard : un désir dont je ne parviens pas à désirer l’aboutissement. Revenir des larmes enfouies à la surface, s’en (re)tenir à la peau, son odeur, sa douceur.

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Les jeunes faucons apprennent à voler

Jeudi 17 juillet

Bout d'immeuble sur ciel très bleu

Rencontre du second fils de JoPrincesse, promené en porte-bébé pour acheter son silence et papoter un peu par-dessus par-delà la fatigue que l’on sent immense dans la maisonnée. Six mois à survivre, de son propre aveu, et ça ira mieux. Que l’on puisse vouloir s’infliger ça m’est toujours aussi mystérieux, mais de l’extérieur, pour quelques heures, la fatigue est douce à goûter sur le banc du square, l’aîné et son père dans l’herbe devant nous, un inconnu qui ronfle de plus en plus fort à côté. Les cris reprennent dans le hall de l’immeuble, la parenté se referme sur eux en même temps que la porte de l’ascenseur et celle de l’entrée, chacun de son côté.

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Vendredi 18 juillet

J’essaye d’instaurer l’habitude et déroule le tapis de yoga dans la chambre en diagonale pour mon shoot d’endorphines du jour.


Mon sandwich est déjà prêt lorsque C. m’annonce une urgence de boulot ; je sors faire le tour du pâté de maison pour ne pas le manger assise.


Le boyfriend a remis les clés de la maison de ses parents. La vente met un terme à un poids qui n’en finissait pas de peser, mais acte aussi le deuil de ses habitants ; je me doutais qu’au soulagement d’en être débarrassé se mêlerait autre chose. Quelque chose qui « a lâché » : il en dort toute l’après-midi sur le canapé. In fine, on n’ouvrira pas, pas encore, la bouteille de champagne « offerte » par l’agence immobilière.


Après-midi mère-fille pour papoter et tester un nouveau glacier : le litchi du café Isaka est adopté.

C’était le quartier où je travaillais il y a une vie, il y a cinq ans, c’est irréel et toujours identique bien que toutes les boutiques semblent avoir changé. Pèlerinage en pilotage automatique, comme pour rentrer : le jardin du Palais Royal (une peluche Jellycat croissant dans la boutique du conseil constitutionnel), la place devant la Comédie française et sa station de métro perlée, la cour carrée du Louvre et ses pavés plein de mauvaises herbes, le pont en bois pour traverser la Seine, un bout de quai pavé, Saint-Michel et sa fontaine empaquetée pour rénovation. Si on remonte le boulevard, on peut reprendre une glace à la Fabrique givrée — dont acte, sorbet basilic dégusté au jardin du Luxembourg.

Mum s’étonne des chaises libres (inoccupées et gratuites), des palmiers en pot, des fantômes qui descendent les escaliers (des femmes voilées), d’une enfant qui funambule seule sur une rambarde en métal, des papiers dans les arbres fruitiers. Je ne remarque rien, ne vois rien même quand je tente d’observer les bateaux à voile dont l’un reste un instant coincé dans la fontaine : je ne vois plus rien de Paris, du jardin du Luxembourg, je le sais, comme un décor en carton immuable, tout est connu bien trop connu, je m’y déplace comme un guide las, ici ceci, là cela, ne nous arrêtons pas, continuons d’avancer, par ici la visite où l’on ne voit plus rien. Sous 30°, Paris me paraît sale et saturée. Bruyante et grouillante. Je n’ai plus rien à y faire qu’y manger des glaces et m’en extirper.

Mum déverse son affolement qu’elle tente de contenir en perplexité face au déménagement de ma marraine, qui croule sous les affaires de deux générations avant elle et n’aura jamais fini ses cartons d’ici la fin du mois. Ni elle ni moi ne sommes pleines d’envie, et nos mollesses conjuguées ne suffisent pas à nous secouer.

 

 


Le boyfriend et moi continuons à regarder Dark, qui se regarde vraiment à deux. À tour de rôle, nous mettons la série en pause pour demander une confirmation d’identité (c’est bien le mec qui ? le frère de et le père de, qui travaille à ?) ou laisser le temps à une révélation de se développer, une onomatopée suivie d’un temps de réflexion au bout duquel on émet ou on ravale une hypothèse (et s’il était aussi… ?). Je suis bien contente d’être passée outre l’épreuve des deux premiers épisodes à malaxer le boyfriend de peur (ma sueur avait la même odeur qu’après le visionnage de certains épisodes de Black Mirror) : la construction narrative est hyper stimulante, l’enquête sur les disparitions et meurtres d’enfant se muant en énigme où les paradoxes temporels s’élucident ou se brouillent à mesure qu’est fouillée la psychologie des personnages.

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Samedi 19 juillet

Le désir renaît régulièrement et se fige dès que ça devient génital. Il est là, pourtant. Blocage.


Ma participation aux cartons est entravée par mon allergie à la poussière. J’ai beau les laver régulièrement, mes mains se mettent à me démanger et Auchan n’a pas de gants sans latex en rayon. Plier les T-shirts et les chemises, porter des trucs à la poubelle jaune, ça je peux faire.


Sur un comptoir électrique de la ville, dessin (au pochoir je dirais) d'un saule pleureur aux lianes blanches, jaunes, roses, mauves.
Saule pleureur urbain avant de retrouver celui du jardin

Un verre en terrasse avec des amis du boyfriend : voilà qui répond dans l’idée à mes envies de longues soirées estivales tranquilles. Ils se sont installés au bord d’une route ultra-passante. Il faut s’interrompre quand des camions passent et tendre l’oreille tout le reste du temps pour entendre le murmure à peine appuyé de l’un d’entre eux, régulièrement couvert par la conversation croisée avec son voisin tonitruant. Que des mecs, pères pour la plupart. J’ai l’impression d’être une enfant parmi des adultes ; nous n’avons que 8 ans d’écart, pourtant. La conversation se fluidifie et s’harmonise après la première tournée de bières. J’ai troqué le verre contre un burger VG, dont la digestion est un peu hâtée par la course imposée au retour par les trombes d’eau qui nous tombent dessus et nous trempent comme on n’avait pas été trempés depuis longtemps, même en ayant couru de porches en auvents. Paf, gros splotche dans une flaque inaperçue derrière la buée des lunettes.

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Dimanche 20 juillet

À deux jours du déménagement, le boyfriend commence à emballer la vaisselle. J’arrache deux par deux les pages de magazines jusqu’à ce qu’il ne reste plus que l’épine dorsale de colle. Oh, Natalie Portman entre deux assiettes. On s’affaire comme on aurait dû le faire bien en amont. Pour vider, il faut d’abord remplir — l’espace vide avec tout ce qui était rangé (ou sédimenté au point de sembler l’être). Des tas se forment, la poussière vole. Celle au-dessus de l’armoire a au moins cinq ans, dedans je ne sais pas. Il y a des cadavres de mites, des mites vivantes, trois ou quatre, mais aucune trace de leurs méfaits… jusqu’à déplier les écharpes en laine, désormais miteuses, on peut le dire. Des tas apparaissent sur le lit, sur le plancher ; il faut presque la journée pour les transférer dans des sacs en tissu, en plastique ou poubelle. J’alterne le risque entre allergie à la poussière et allergie au latex. À l’heure du goûter, je vide le congélateur : dernier magnum. Et ça repart jusqu’au dîner. Participer au remue-ménage change la donne : ce n’est plus le boyfriend qui part, c’est nous qui le déménageons, l’excitation n’est plus un abandon. Je fais partie du mouvement, ne le subis plus.


Un épisode de Dark puis Fern, l’apprentie de Frieren, devient mage de première catégorie. Le boyfriend la trouve régulièrement insupportable quand j’ai au contraire de la tendresse pour cette gamine douée et susceptible qu’il faut nourrir pour l’amadouer. Quant à Frieren, l’elfe presque immortelle moins indifférente aux autres qu’imperméable aux émotions humaines, je réalise après-coup qu’elle fait un très bon personnage avec TSA.

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Lundi 21 juillet

Il devient possible de croire que l’on puisse venir à bout de la poussière, ce n’est pas une mince affaire. J’aspire, dépoile, microfibre, secoue, recommence.  Le ventilateur s’ouvre en deux comme une grosse boule à thé. On fait la poubelle d’un caviste pour récupérer des cartons compartimentés. Le tapis du chat regurgite de quoi se tricoter des chaussettes. Le chat, lui, lèche le papier bulle (il adore le plastique) ; on attend avec une certaine délectation peu charitable qu’il croque une bulle, mais le bond ne se produit pas, il ne met pas les dents. Nous si dans le chirashi. Petit coup de mou avant la dernière nuit en ces lieux, qui ont abrité le début de notre histoire.

Je pense aux gestes qui vont disparaître : pousser la porte d’entrée sur le fer forgé ; tirer la cordelette pour ouvrir le loquet trop haut de la fenêtre ; doser la force pour déplier ou refermer les volets des volets sans les claquer ; tenir le dos gondolé de l’armoire pour faire coulisser la porte de la douche ; ouvrir à deux doigts dégoûtés parfois par le collant du graillon les placards de la cuisine, se planter de sens, qui ouvre sur quoi ; ramasser l’Opinel que je fais tomber en oubliant qu’il cale le battant dans la cuisine, écrabouiller le dévidoir de scotch qui occupe la même fonction dans le salon ; se baisser sous le bureau pour éteindre la multiprise ; se tordre un peu pour attraper sur le rebord de la fenêtre le chat qui ne veut pas rentrer ; tirer sur la poignée octogonale de la portée pour la claquer en faisant le moins de bruit possible… mais surtout tâcher d’insérer la clé comme un E renversé et sentir sa main repoussée une fois le pêne rétracté, la porte qui s’ouvre sur son odeur à lui, sa présence juste derrière.

Geshi (solstice d’été)

Les fleurs de brunelles se fanent

Samedi 21 juin

J’ai ma matinée. J’ai oublié de saisir les appréciations pour le conservatoire. Je n’ai plus de matinée (mais j’ai un tiers des appréciations).

Le métro est dans les choux, je finis dans la serre du tram, à m’éventer, à deux doigts de me sentir mal.

Second spectacle pour mes élèves : je n’ai plus de couture à faire, les élèves ont encore plus de paillettes sur les joues, et je donne mes top à temps, casque sur les oreilles. Au lieu de stresser avant sa propre entrée, le second groupe s’éclate à danser la choré du premier dans les coulisses ; je dois de manière insistante leur faire signe de se mettre en ordre pour monter sur scène.

Lors des saluts, le visage de M. est au bord des larmes. Je demande à ma collègue s’il s’est blessé, il n’a pas l’air d’aller bien mais non, ce grand gaillard de dix-sept ans et plus d’un mètre quatre-vingt est seulement sous le coup de l’émotion : c’est son dernier spectacle avec le conservatoire, où il danse depuis tout petit (j’ai du mal à l’imaginer petit) ; à la rentrée, il sera au CNSM. C’est incroyablement touchant — rien de mièvre, ce jeune homme est une crème.

La photo de groupe passe à l’as. Ça se termine à peine que c’est fini, tout de suite après, dans le désordre et la débandade joyeuse, on préfère il faut avec puis sans les élèves évaporés : se souhaiter de bonnes vacances, dénouer les rubans dans les cheveux, récupérer les costumes et les trier en fonction des lessives à venir, tout ramasser, remplir une valise d’objets trouvés, mettre à la poubelle, dans des sacs, dans le coffre, effacer les traces.

SMS d’une camarade de formation : elle a trouvé les pièces « canons ».


Retour à mon canapé, où j’acte une seconde fin, celle de la série Étoile, que j’avais fini par apprécier premier degré. Surtout le personnage de Tobias, chorégraphe génial autiste insupportable attachant, caractérisé par son casque sur les oreilles et ses sorties intempestives, saluées par la même running joke : « Is he coming back? »

Petit bug quand je réalise que la coupe de cheveux de ce personnage et le bas du visage d’un autre me font penser à mon ex.

La chorégraphie sur les barres me fait regretter qu’il ne s’agisse pas d’une vraie pièce que je verrais avec plaisir in extenso. Christopher Wheeldon (le vrai chorégraphe de l’affaire) a décidément le sens du show, et son apparition en chorégraphe désarçonné par l’étoile qui fait sa diva est savoureuse.

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Dimanche 22 juin

Quand c’est fini, y’en a encore : les appréciations de fin de semestre au conservatoire. Tenter de rendre justice à chacun tout en conservant une trace écrite de certaines choses potentiellement problématiques constitue un exercice de diplomatie épuisant.

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Lundi 23 juin

Le retard au rendez-vous psy, bonne occasion de parler de la peur du gâchis (qui peut gâcher bien des choses), avant une glace au gianduja (que je ne sais jamais prononcer) et l’examen d’une partie de mes élèves. Nous savions tous qu’à une ou deux exceptions près elles n’avaient pas le niveau, mais je n’en ai pas moins envie de glisser sous la table ; ai-je si mal fait mon boulot ? J’ai encore beaucoup de mal à distinguer ce qui dépend de moi et ce qui dépend des élèves.

Statue vue de dos, main levée, un petit nuage comme une boule de coton au niveau de sa main
Mieux que la bataille de boules de neige, la bataille de nuages cotonneux.

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Mardi 24 juin

Le collègue qui éructe d’entrée de jeu envers une autre, celle tellement crevée qu’elle en devient passive agressive… c’était manifestement la réunion qu’il me fallait pour retirer mon filtre bisounours. J’ai peaufiné ma technique de la statue de sel et les œillades d’hallucination.

…

Mercredi 25 juin

Dernier mercredi de l’année, je fais cours portes ouvertes, pour la chaleur et les parents.

Je reçois des cadeaux d’élèves : un porte-clé nounours que j’accroche illico à la fermeture de mon sac de danse, un bracelet à grosses fleurs roses avec des cabochons en flocons métalliques, une fleur en fils de chenille que j’accroche à mon chignon (« Tes élèves ont bien remarqué ton côté farfelu », commente la directrice) ou encore une danseuse en perles à repasser — qui ont bien évolué depuis mon enfance : ce ne sont plus des perles percées mais des billes lisses ou facettées. Cette ballerine en perles me confirme ce que m’ont suggéré d’autres dessins : une danseuse est toujours blonde et habillée de rose, sachez-le, même quand la petite fille qui la projette est brune en tutu blanc.

Je reçois des cadeaux de parents, aussi, dont du chocolat de chocolatier. Par cette chaleur, il est peu probable qu’il s’agisse uniquement de convention ; les enfants ont du cafter sur les tablettes grignotées pendant les cours.

Le dernier cours est annulé faute d’élèves, mais me sera quand même payé, youhou ! J’en profite pour souffler avant la réunion parents-profs du conservatoire, qu’une collègue plus ancienne mène gaiement, il n’y a qu’à se laisser porter, sourire et répondre du mieux que l’on peut. Des parents demandent s’il y aura la possibilité comme cette année de prendre un cours en plus, et avec quel professeur, car il y a des préférences (si je comprends bien, ici en ma faveur) ; ma collègue reprend en souriant (pense-t-on toutes deux à la dernière réunion ?), il y a des préférences, on en a tous, mais le planning, l’apport pédagogique… Le cas d’une élève revêche, que j’appréhendais un peu, se résout grâce à une maman pas du tout revendicatrice, qui se doutait bien qu’il y avait maldonne et une autre version à entendre, elle fera la médiatrice.

Nous repartons à trois jeunes professeurs vers la gare, chacun avec une rose blanche et un petit pot de nougat, offerts avec des yeux brillants — encore gâtés. L’enthousiasme des élèves met à distance les tensions qu’il peut y avoir en interne, dont on débriefe et que l’on abandonne en devisant sur le chemin du retour.

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Les iris fleurissent

Jeudi 26 juin

Le bon cadeau de Noël de Mum expire bientôt : semi-razzia à la boutique de danse. C’est trop, ça entache le plaisir d’une sensation de gâchis, la somme dépassant le montant de ce qui m’aurait spontanément attirée dans la boutique.


Derniers cours : ceux de trop ? Nous ne sommes que quatre en barre au sol (trois élèves), cinq en cours classique (quatre élèves, les plus jeunes). Tout dans le goût a déjà fini mais ce n’est pas encore fini, pas tout à fait, c’est infini de fait, j’aurais envie de m’arrêter avant la fin, je papote, digresse, reviens et enfin, ça y est. Nous allons prendre un verre à quatre ensuite. Dans un bar. Je ne fuis pas. Je découvre ce que font ces jeunes femmes lorsqu’elles ne dansent pas, leurs études, sauf pour une qui est déjà une vraie adulte, comptable avec ça. Une autre est en marketing, en partance pour un stage au Canada. La dernière, ou première, ou celle que vous voulez, la plus mutine en tous cas, fait du droit, aimerait tout plaquer mais elle ne sait pas pour quoi. Je ne pensais pas prendre le dernier métro, terminus bien avant chez moi, j’attrape le dernier (l’avant-dernier ?) tram.

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Vendredi 27 juin, samedi 28 juin, dimanche 29 juin

Les vacances, enfin (à une réunion près). Le boyfriend là. Il n’est plus nécessaire de tenir, mais je tiens encore, comment, à quoi, à lui qui va partir, pas dimanche mais dans quelques mois, il va partir et rester, s’éloigner dans une nouvelle maison mais pas dans son affection, mes peurs enfouies ont du mal à faire la différence, il leur parle et me chatouille le flanc de son index, c’est toi qui as commencé, c’est vrai, c’est moi qui ai commencé à m’éloigner, ne t’éloigne pas, reste avec moi, collé, koala, tes bras autour de moi ou d’une partie de moi, cuisses, nuque, pieds massé pendant que sur un écran des chaussures fluo s’agitent autour d’un ballon ovale ou que toute la misère géopolotique et climatique du monde s’immisce dans le salon. Je lutte à coup de somnolence, de salade edamame-nectarine-ricotta ou melon-haricots verts, de culotte-canapé, me réjouis de baisers toute la journée sans m’interroger sur une éventuelle prolongation sexuée, d’allers et retours jusque tard dans la matinée pour voir si et, non, le regarder encore endormi dans mon lit, apaisant comme un gros chat, nos rythmes décalés, notre amour accordé par-dessus, une échappée solo à travers le parc Barbieux qui lui échappe, il dort toujours, du bon pain au retour, pas de couvertures de survie chez Lerclerc à coller sur les fenêtres mais une ginger beer qui fera l’affaire, même si, tout de même c’est étrange, le F du bouchon ressemble à celui des finances publiques. Le boyfriend, lui, comme toujours, est au Coca. C’est satisfaisant un frigo bien rempli, observe-t-il après m’avoir aidé à faire le plein, en prévision de ma semaine de repos post-infiltration. C’est presque trop, toutes ces denrées qu’il ne va pas falloir laisser se perdre. Si seulement mes craintes-rétentions-appréhensions pouvaient, il n’y a plus qu’à, en vérité, les laisser tranquillement se vider comme les clayettes, un jour, un repas après l’autre, sans se soucier de gâcher, juste savourer. On est bien ensemble, à se dire qu’on est beau, qu’on est belle, n’importe quoi, à péter, roter, rire ou même pas, à ne rien faire et doucement apprendre à n’avoir rien envie de faire de plus, qu’être ensemble, s’avoir sous la main la peau ton odeur, je te renifle comme le chat, ton petit chat qui te manque déjà.

Trois collégiens sur un banc du parc Barbieux m’interpellent, je suis prof, c’est sûr, j’ai une tête à être prof. Sont-ce les lunettes ? Les fringues ni féminines ni sportives ? Je ne porte pourtant pas mon sweat Pronote. Je réponds couci-couça de la main : « Prof de quoi, alors ? » Ils proposent les petits, maternelle ou primaire. J’abats ma carte de prof de danse. Prof de danse, c’est prof quand même.

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Lundi 30 juin

Infiltration. Je redoute la douleur au moment de l’injection, mais cela n’a rien à voir avec l’infiltration dans le dos pour la hernie, la piqûre est presque plus discrète qu’une prise de sang. Je claudique par précaution au retour, pour solliciter le moins possible l’articulation. 48h de repos / immobilisation, pile pendant la canicule. Confinée dans mon salon que les dalles de la terrasse ont vite fait de transformer en étuve, je rêve de la (relative) fraîcheur sous les arbres du parc Barbieux et m’absorbe dans la rédaction-mise en forme de ma deuxième newsletter. J’y passe l’après-midi et la soirée, jongle avec diverses applications de dessin, téléchargement, conversion, finis par avoir gif et illustrations.

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Les pousses de pinellia ternata apparaissent
(quelles sont toutes ces plantes que je ne connais pas ?)

Mardi 1er juillet

Vers 6h du matin, peut-être même un peu avant, j’ouvre la fenêtre pour retrouver la fraîcheur mais ne me rendors pas, malgré une nuit de moins de cinq heures du sommeil (effervescence mentale puis chasse au moustique en amont de la nuit). Le mal de crâne que j’imputais à la chaleur ne m’a pas quittée, et le Doliprane n’y fait rien : c’est un effet secondaire possible du produit injecté. Avec l’excitation, les troubles du sommeil, l’euphorie (tiens, tiens) et les bouffées de chaleur. Timing impeccable, par trente-cinq degrés.

À 7h45, mes coups de marteau résonnent dans tous les jardins du quartier. Perchée sur mon escabeau (le poids déporté sur la jambe gauche), je cloue un vieux drap housse troué et une alèse sur le caisson en bois qui abrite le store banne qui aurait été bien utile, mais que la propriétaire n’a jamais daigné réparer. Il est cassé depuis bien avant mon arrivée dans cet appartement pourvu d’immenses baies vitrées, mais d’aucun volet. L’installation est laide, mais me satisfait ; le soleil peut arriver.

Nouvelle appli où il faut que j’arrête d’aller compulsivement : l’appli météo 🫠

Si tu veux la meilleure place, déloge le chat. Le boyfriend n’est pas chez moi, ni donc son chat, mais je prends quand même sa place, allongée dans le couloir, le corps offert au moindre filet d’air filtrant sous la porte d’entrée : en boudin de porte, c’est l’expression consacrée (figurent également dans son répertoire la poule de Pâques, le mignon, le lapin). Alors que je suis sur le point de sombrer dans le sommeil après de nombreuses tentatives infructueuses, j’éprouve un frisson. J’ai frais (froid ?) par 35°, mettons 28° ainsi allongée, chaud et froid en même temps. Je me relève pour attraper un drap et me recouche sur mon tapis de yoga, comate ainsi. Je songe à Sophie Galabru quand elle écrit que la convalescence nous fait éprouver l’incompressibilité du temps. La canicule aussi. La canicule serait-elle une sorte de convalescence ? J’ai chaud et froid en même temps, mais surtout chaud, la nuque brûlante. Le thermomètre indique 37,1° mais il indiquait aussi 37,1° quand je frissonnais en plein Covid, je commence à avoir des doutes sur sa fiabilité. Je finis par dormir une heure dans mon lit et le crâne désenclavé me fait l’effet d’une fraîcheur retrouvée. L’application météo dit qu’il n’en est rien.


À quel moment me suis-je dit que c’était une bonne idée de faire des gaufres salées par 35 degrés ? Je me prends une vague de chaleur à chaque ouverture de l’appareil.

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Mercredi 2 juillet

Sentir l’air, le frais sur soi. Le sujet de ma newsletter m’obnubile. Je dessine, décalque, mets en page, écris, corrige, remodèle. Les pensées trouvent toujours à s’emboîter autrement, je cherche sans cesse un nouvel agencement, même pas je : ça cherche en moi, le cerveau en roue libre, tout faire tenir ensemble, les embranchements mutuellement exclusifs de la pensée linéaire. L’euphorie mentale pourrait très bien s’inverser en son contraire, et de mouliner, spiraler. Depuis combien de temps n’ai-je pas pris ma vitamine B12 ? La corrélation une nouvelle fois se vérifie.

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Jeudi 3 juillet

Grande messe de clôture au conservatoire. Le volume d’information n’est pas assez soutenu pour que l’attention se soutienne d’elle-même. Je me concentre alternativement sur les quelques sièges en velours rouge élus par le soleil, les dorures-moulures, l’ombre d’un pigeon, ma posture, ce qui est dit au micro et retransmis trop fort par l’enceinte*. Deux heures à se retenir d’exister.

Puis c’est la dernière réunion, deux heures et demie à énoncer des jours, des horaires, des initiales et des combo de lettres et de chiffres pour tenter de concilier l’inconciliable. Surchauffe cérébrale. À un moment, mon cerveau a cessé de fonctionner, la phrase m’a échappée. Après, à quelques mails près, ce sont les vacances.

* Je me maudis de ne pas avoir osé bouger, de m’être résignée à subir ce qui a fait monter d’un cran mon acouphène, lequel une semaine plus tard n’est toujours pas redescendu. Ça m’apprendra, ça ne m’apprendra rien.


Le fils de ma marraine, de quelques années plus jeune que moi, s’est suicidé. Ça ne se dit pas (ça n’empêche pas de le faire). Il nous a quitté, c’est la formule, pour une fois pas si usurpée ; il y a eu action et volonté de sa part. Je ne l’avais pas revu depuis des années, depuis l’adolescence peut-être, il n’y a pas de lien affectif, pas de chagrin. Mais de la sidération, il y a. C’est irréel. Ça me réancre dans le changement, bizarrement, charriant encore plus loin un pan de passé.

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Vendredi 4 juillet

Mum a filé à la mer pour l’enterrement.

Au premier étage de la médiathèque, on entend les couverts tinter dans le patio en contrebas. Je les perds d’ouïe dans mes recherches, les retrouve au moment d’aller biper mon butin. Comme une fenêtre sur un passé estival.

Pastèque, feta, olives noires, un classique estival

La terre se courbe, s’apaise et le cyclorama de la végétation réapparait lorsque je suspends ma lecture allongée dans l’herbe, dans l’ombre d’un petit arbre que j’occupe seule. Les mémoires de Petipa ne sont pas du tout ce à quoi je m’attendais. Le sujet d’une autre newsletter ?

Tendinite à l’avant-bras droit. Je résiste (mal) à la tentation d’écrire (taper), scroller.

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Samedi 5 juillet

Je fais le ménage, une partie : l’appartement passe de complètement cradoc à « il faudrait passer un petit coup ». Le genou ne moufte pas : c’est l’autre genou, sur lequel j’ai basculé tout mon poids pendent quelques jours, que je sens au bord la douleur. La blague. Le soir, Mum me parle des fleurs blanches et du cercueil rouge comme un jouet d’enfant. Je n’y avais plus pensé jusqu’à me faire des gaufres à la banane (très bonne alternative au banana bread) et les manger chaudes, fondantes, éminemment plaisantes. La troisième newsletter est prête en avance. Vacance. L’à quoi bon menace. La conversation caresse.

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Dimanche 6 juillet

[rêve] dernier cours du mardi soir, une barre cassée, les élèves espacées dans presque deux salles, un corps a été découvert dans le jardin du conservatoire, je laisse Laura Cappelle poursuivre le cours, me rends à la découverte du corps, il n’est pas en décomposition mais le squelette est récent, encore tâché de sang, les corps finissent toujours par remonter de terre, une armure métallique a été découverte, un pan plein, un autre aéré, la place d’un pacemaker, un arrêt cardiaque, je reviens au cours, Laura Cappelle me corrige le poids du corps dans un fondu, elle a tout assuré, j’aurais dû rester, un autre cours ailleurs à donner, s’y rendre est laborieux, le temps de trouver comment s’organiser dans les couloirs de l’immeuble panoptique, de marquer l’exercice en croix avec les mains, c’est déjà fini, nous n’avons fait que deux exercices, la circulation est déviée, le retour en train, à Marseille, compliqué


Premier dimanche du mois. C. et moi attendons l’entrée gratuite devant le palais des Beaux-Arts sous nos parapluies ; je ne pensais pas me souvenir de la sensation de froid si tôt après la canicule. On visite en dilettante, en amies qui se retrouvent, parlant de ce qui se trouve devant nous comme de ce qui ne s’y trouve pas. Dans la galerie des sculptures, on tripote des morceaux de marbre, brut, lisse, poli, de cire et d’argile mis à disposition sur des tables entres les sculptures, on admire et on médit, entre liens et anachronismes, on réfléchit à ce qu’on aimerait manger. C. reconnaît plus que moi : le Greco, une sculpture de squelette encore en décomposition, les bleus de Geneviève quelque chose, qui l’amusent moins que les textures vinyle de Soulages.

(On m’a confié en DM Insta avoir connu des femmes qui se tiennent les seins comme dans la vision de Saint-Antoine au moment de l’orgasme, mea culpa.)

Une fois la dernière anamorphose de Felice Varini reconstituée, nous filons nous réfugier chez moi, bien au chaud derrière des nouilles instantanées pimpées à la hâte d’un œuf mollet mal écalé. Et c’est une après-midi de discussions sur le canapé, où je finis par m’éventer en racontant les croustillances de ma courte période Tinder. La glace fudge brownie rafraîchit, les gaufres à la banane tiennent lieu de dîner. C’est décadent, dit-on à plusieurs reprises. C. a 8 ans quand elle régresse ainsi, soit trois ans de plus que moi.

Nous reprenons la discussion sur le radeau-canapé, on feuillette un livre de recettes emprunté à la médiathèque comme un couple feuilletterait le catalogue Ikea, on tourne toutes les pages, on commente, on se donne rendez-vous pour une recette à cuisiner de concert chacune de notre côté. Puis la conversation se fait plus intime, le jour la nuit tombe, est tombée, nos pieds ont quitté terre, nous ont rejoint sur le canapé où nous parlons psy, rigidité mentale, loyauté mal placée, il faut qu’il faudrait remplacer par j’ai envie, qu’on aurait envie de remplacer par, on se corrige, on se reprend comme un métier, comme un ouvrage, jusqu’au moment où demain approche et déplier le canapé-lit.

Shôman (Légers mûrissages)

Les vers à soie se régalent des feuilles de mûrier

Mercredi 21 mai

[rêve] une histoire de petit-déjeuner puis je suis dans une salle de bain de chambre d’hôtel, une salle de bain vitrée en arc-de-cercle en face du lit où dort invisible ma belle-mère, j’essaye de tirer les rideaux les tentures rouges de me cacher calfeutrer pour aller aux toilettes, mais autant la douche est en retrait, autant les toilettes sont mal dissimulées, je m’empêtre les pieds dans un collant sans pieds que je retire sans avoir ôté au préalable mes chaussures, je réajuste un rideau trop étroit, impossible de se soulager


Le renouvellement de la pile est offert à vie chez Swatch. De retour dans la boutique lilloise quatre ans plus tard, c’est l’occasion de méditer sur le passage du temps : j’étais collégienne quand on m’a offert cette montre (Mum craignait qu’elle fasse trop adulte), que je glisse à mon poignet depuis vingt-et-un ans. Je suis probablement meilleure ambassadrice que cliente.


Suite à une recrudescence de chevilles tordues ou foulées, en cours ou ailleurs, je suspends l’apprentissage des grands jetés et rajoute à tout le monde des relevés face à la barre en sixième. Quand j’explique que cela aide à renforcer les chevilles pour éviter de se blesser lors de l’atterrissage des sauts, je rencontre un succès mitigé. L’enthousiasme revient quand j’ajoute que ça prépare aussi aux pointes.

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Jeudi 22 mai

Je ne pensais pas que je copierais tant de passages de Nullipare et que j’en développerais tant les échos. J’y passe presque la matinée, après quoi à quoi bon, mes lectures leur abondance me retombe dessus, je ne développe plus, j’écope. J’aimerais lire plus lentement, intercaler les citations avec ce journal, dans le cours des jours, des réflexions, au lieu de vouloir toujours tout goulûment prendre, garder.


En manque de sociabilité, de discussions longues et enjouées. Nous discutons deux heures au téléphone avec Mum, qui me raconte notamment l’atelier couture qu’elle a organisé pour une ancienne stagiaire qui voulait apprendre à se servir de sa machine à coudre. Rester debout pour superviser le travail, guider les gestes, anticiper les erreurs… c’est physique et crevant, l’enseignement ! Elle a pensé à moi ; rien à voir avec les formations intellectuelles qu’elle pouvait donner dans le cadre de son boulot.


Sur le quai du métro, je retrouve une élève que je viens de quitter. Elle aussi habite Roubaix ! Elle y étudie l’animation 3D, après des réorientations qui laissent entrevoir une personnalité riche et touche-à-tout. Nous discutons tout le trajet. Elle m’explique notamment que la danse lui est utile pour l’animation et vice-versa : elle visualise son propre corps comme les silhouettes qu’elle anime, avec des contrôleurs sur tout le squelette, et projette mentalement les points par lesquels chaque partie doit passer. Voilà qui explique pourquoi le mouvement tombe rapidement juste sur elle ; la visualisation lui permet d’incorporer les coordinations à toute vitesse ! C’est formidable, ça corrobore ce dont j’avais eu vent, la force de la visualisation pour l’apprentissage et la rééducation (visualiser en détail les actions musculaires requises par un mouvement favoriserait leur mobilisation, même si on ne les sollicite pas sur le moment). Elle a aussi étudié l’histoire, vécu un an en Corée, fait de la peinture à l’huile… Le trajet aurait pu durer encore.

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Vendredi 23 mai

Les roses rouges vivent leur acmé, les roses roses leur déclin.


La journée est tendue vers cet inconnu du cours particulier, pourtant sans grand enjeu du fait qu’il s’agit d’un cours d’essai gratuit. Je passe une bonne partie de mon jour de repos à ranger, nettoyer, prévoir, à oublier que j’attends, que j’appréhende peut-être. La jeune fille et sa mère sont adorables, la mère ravie et soulagée de voir sa fille sourire jusqu’au bout. Elle a eu une année difficile, me confie-t-elle sans plus de détail pendant que sa fille se change. Cette dernière ne semble pas dérangée à l’idée de venir prendre les cours chez moi, m’épargnant ainsi les deux heures de transport en commun qu’impliqueraient des cours à leur domicile. À mon tour d’être soulagée.

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Samedi 24 mai

Encore des élèves absentes alors qu’il ne restera ensuite plus que deux séances avant le spectacle. Je doute que l’on soit en mesure de présenter quelque chose de qualité. Je suis désolée, ça va être moche, je m’excuse d’avance auprès d’une collègue à midi ; elle me rassure, on fait avec ce qu’on a, on a tous fait des trucs moches à un moment donné ou à un autre (j’aurais préféré un autre).

Une audition est organisée pour le troisième cycle ; je croise une élève de l’an passé et l’incroyable jeune fille que j’ai eu en stage cette année, qui avec deux ans seulement de danse dans les pattes semble en avoir fait depuis dix ans. La joie me prend par surprise quand je la reconnais à son piercing, ses tatouages, son allure — sans réussir à retrouver de suite son prénom.


C’est la journée de la sociabilité. Mon collègue a l’air d’avoir besoin de parler, je l’attends après ses cours et nous allons prendre un verre (la mousse de kiwi dans le jus <3). Il a effectivement besoin de parler, et pas qu’à moi. Tandis qu’il s’ouvre, je me fais l’impression d’un vampire qui se repaît d’émotions humaines, ivre de vulnérabilité.

J’enchaîne avec un dîner prévu de longue date avec C., de passage à Lille. Cela me fait plaisir de la voir et surtout de voir qu’elle va bien. On parle beaucoup, de pas mal de choses et notamment de cheminement psy en relation au couple, à l’attachement affectif. Des questions, de l’apaisement.

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Dimanche 25 mai

J’abandonne avec soulagement l’idée d’aller voir le spectacle de danse d’une ancienne camarade. Repos prioritaire.

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Les carthames fleurissent en abondance

Lundi 26 mai

Cours de stretching postural. Où l’on prend conscience de la similitude entre la rotation de l’épaule et de la hanche, et où l’on balance les bras au ralenti pour trouver le mécanisme qui permet de soutenir et soulever les bras par le dos. On travaille aussi l’atterrissage des sauts avec un léger mouvement du bassin pour amortir, comme une rétroversion mais sans entraîner les lombaires ; on ne m’avait encore jamais expliqué ça, cette détente possible.


Mise en ordre chez la psy. Je parle moins — me déverse moins en vérité car je parle autant, mais sans cette frénésie de qui n’aura pas le temps de tout dire, tout renverser sur la moquette pour y repérer ensuite l’essentiel. Je prête davantage l’oreille — à ses questions, mes réponses.

Je lui parle de ce parallèle qui s’est dessiné entre le déménagement du boyfriend et celui de mon père quand j’étais ado — ou plus âgée ? J’ai un doute, du mal à ancrer le passé dans une chronologie objective. La psy me demande de quand à quand je fais aller l’adolescence, entre quels âges je la situe. De 13 à 18 ans, à la louche ? Elle sourit. Pour les psys, l’adolescence court de 10 à 25 ans, âge auquel le cerveau arrive en fin de maturation, notamment pour la prise de décision (à ce rythme je n’ai pas dû sortir de l’adolescence). Je suis soufflée.

Elle me fait parler de cette époque, de mon père, de ma belle-famille. Cela ne me pose aucun problème, si ce n’est qu’il m’est difficile de retrouver des émotions, des sentiments. C’est comme si je n’y avais pas vraiment accès, comme si, avant le travail réalisé avec ma première psy à Paris, je n’étais capable que d’émotions grossières, approximatives : j’étais joyeuse, énervée, en colère, triste, de manière très schématique et ponctuelle. Rien de subtil, d’ambivalent, de sous-jacent. Au sein d’une enfance indéniablement heureuse — solaire, même —, j’ai pas mal de souvenirs auxquels je ne relie pas d’affects. Je ne saurais dire comment l’arrivée de mon demi-frère ou le déménagement de mon père m’a fait sentir, mais je me souviens de petites phrases (qu’on m’a répétées, probablement) qui, mises bout à bout, suggèrent des remous dont je ne me rappelle pas.

Il semblerait que j’ai pu à tort interpréter un éloignement géographique comme un éloignement affectif, une réplique à un éloignement que, dans un cas comme dans l’autre, j’ai initié — par la danse : avec les cours au conservatoire, qui ont transformé la garde alternée d’un week-end sur deux en un dimanche sur deux ; avec mon départ à Roubaix pour me reconvertir comme prof de danse. Quelque chose d’absurde comme une prophétie autoréalisatrice que j’alimente, c’est bien fait, c’est moi qui ai commencé, je n’avais qu’à ne pas.

Me mettre en retrait pour ne pas avoir à ressentir l’éloignement de l’autre : la psy m’invite à considérer cette réaction que j’avais pour me protéger (et de quoi ?)(who are you kidding?) comme une des réactions possibles, potentiellement obsolète. Quelle autre réaction pourrais-je avoir aujourd’hui à la place ? Le schéma est si bien ancré en moi que je sèche. Je n’arrive même pas à concevoir une autre réaction que cet involontaire détachement émotionnel, qui donne à l’autre (et à moi, à force) l’impression que je fais peu de cas de lui. Il va falloir (r)ouvrir l’éventail de réponses possibles. Et peut-être concevoir une action (une attitude ?) indépendamment d’une action.

On élargit à toutes sortes de relations, que la psy me présente comme des matriochkas, du conjoint et des parents, à la famille, aux amis, collègues… L’image me fait buguer, je n’articule pas de suite la contradiction entre moindre importance du plus lointain et taille imposante (importante) du plus englobant. Aux matriochkas, je préfère l’image d’un système solaire avec des ellipses de plus en plus éloignées. On conserve ainsi l’idée de cercles concentriques, sans rien qui vienne perturber en englobant. L’idée est de voir comment on se place, et je me rends compte que c’est souvent tout ou rien : soit je reste en retrait (observatrice tapie en réunion, oreille tendue aux déboires…), soit je cherche à occuper le centre et prends toute la place (je suis Lion, je suis soleil, gravitez autour de moi). N’y aurait-il pas un juste milieu ? — question rhétorique de psy, qui appelle le comment, comment trouver et tenir ce juste milieu.


Du temps dans un parc dont je ne soupçonnais pas l’existence près de là où je donne cours le lundi soir : s’allonger sur une pierre au soleil, lire sur un banc, s’approcher des fleurs, attendre que ça passe sans attendre.

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Mardi 27 mai

L’anxiété monte durant la réunion au conservatoire. Mes jambes croisées tressautent. « C’est beaucoup d’info », tente de me rassurer un collègue. Mais ce n’est pas la quantité d’informations qui me gêne ; c’est l’imprécision, le désordre dans lequel elles sont énoncées, qui me fait craindre de mal comprendre et de communiquer à mon tour des choses erronées.

Je m’esquive de la réunion pour un premier entretien annuel. J’ai perdu l’habitude des bureaux, des dossiers, des ordinateurs fixes, de l’atmosphère qui règne en ces lieux, et j’ai du mal à me comporter de la manière normée qui est attendue, que je retrouve de manière maladroite, rouillée en quelque sorte, pas bien certaine que ce soit le registre de langue le plus adapté qui me vienne. Heureusement, j’ai pu à de nombreuses reprises apprécier le franc-parler humoristique et le pragmatisme de l’homme qui se tient devant moi. Pendant qu’il rédige sa « bafouille » de conclusion et récupère des documents imprimés dans le couloir, j’observe une bibliothèque que je trouve composée avec goût avant de me rendre compte qu’elle est effectivement composée, comme un portrait ou une carte de visite que l’on voudrait tendre. Un immense tableau blanc effaçable occupe un mur entier et a été transformé en calendrier annuel, où sont notés tous les événements marquants au conservatoire ; je ne sais pas si c’est génial ou terrifiant, le lui dit. Je signe la bafouille uniformément laudative qui doit servir à justifier mon renouvellement au cas où un titulaire se présenterait à ma place (peu probable pour un temps très partiel) et les mots que l’on échange se perdent dans les couloirs avant la fin de l’échange, je regagne la salle de réunion.


Je déjeune d’un sandwich avec le collègue de la fois dernière. Je ne sais pas si son mal-être me détourne de mon anxiété ou y ajoute une espèce de fatigue compassionnelle à l’écouter à travers les bruits de la boulangerie-café. Je retourne chercher refuge chez moi pour quelques heures, malgré le métro supplémentaire.


À la barre au sol, je leur ressers un exercice découvert la veille, à soulever un bras puis l’autre au-dessus de la barre à laquelle on s’est suspendu dos plat. « Ça muscle tout » dixit la prof de stretching postural ; les dos approuvent un peu trop. Deux nouvelles élèves venues rattraper des cours sont hypées par les élastiques ; on sent bien les muscles travailler.

Durant le cours suivant, je profite d’un exercice à la barre qui roule pour grignoter. « Oh non, pas le chocolat ! On est foutues » s’exclame C. en riant. Elle sait que je retrouve de l’énergie en mangeant et que j’en deviens encore plus zébulon-fatigante. J’aime cette atmosphère où l’on plaisante en travaillant ; l’avant-dernière arrivée en cours d’année semble s’y être habituée et je trouve avec elle une aisance qui me faisait jusque-là défaut.

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Mercredi 28 mai

[rêve] c’est une cave blanche ou l’intersection d’une station spatiale, un cristal sphérique alimente quelque chose, sans savoir si j’échappe ou me précipite vers le danger, je me glisse par un hublot-lunettes de WC, glisse dans un tunnel étroit dont je soupçonne qu’il pourrait entraîner ma mort, toboggan ou tiroir de morgue


Dans une ville comme dans l’autre, je suis seule dans les locaux, les deux autres professeurs ne font pas cours. Certains parents aussi font le pont de l’Ascension dès ce mercredi. Mes cours sont bien remplis le matin, moins l’après-midi où je finis en cours particulier — j’hésite à le maintenir, mais la nounou est déjà repartie, je suis là, l’enfant est ravie à la perspective d’avoir la prof pour elle toute seule et cela me fera toujours un cours de plus rémunéré — avec une moindre fatigue, de ne pas avoir à faire la police.

À midi, je discute avec une autre prof de classique que je n’avais pas encore croisée, une personne qui me paraît formidable dans le double sens du terme : sujet à l’admiration et à la crainte. Elle est trop sûre d’elle, trop manifestement à l’aise pour que je le sois avec elle.

En fin de journée, c’est une ancienne camarade qui arrive pour ses cours du soir, le visage crevé : j’apprends qu’elle fait un temps complet à côté de la formation. Elle n’a pas osé en parler pour obtenir un aménagement, n’a plus de vie sociale, plus d’énergie et sent le fossé se creuser avec ses camarades qui se disent fatigués alors qu’ils rentrent chez eux à 17h. Mes 16h hebdomadaires me semblent soudain légères en comparaison de ses 20h + 25h, même si la douleur au genou se réveille, me tance de ne m’être pas assez économisée.


Bonne surprise : la mère de l’élève que j’ai eu en cours particulier m’a laissé un commentaire laudatif particulièrement bien tourné sur Superprof. J’aurais parié qu’elle était dans l’enseignement si elle ne m’avait pas dit travailler à l’hôpital (comme RH ? cheffe de service habituée aux évaluations annuelles ?).

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Jeudi 29 mai

Journée grise, blanche, de repos, à somnoler sur le canapé.

En partant donner cours, j’aperçois un nouveau dépôt dans la boîte à livre. Je n’ai pas vraiment le temps de m’arrêter, je suis partie juste, mais les dos trahissent des éditions récentes, je ne résiste pas. Un scan rapide survole les auteurs masculins que je ne connais pas ; le titre de Certaines n’avaient jamais vu la mer m’intrigue, mais il n’est pas raisonnable de prendre le temps de lire l’incipit pour me faire une idée et Irvin Yalom m’attrape du regard : l’auteur du Problème Spinoza que m’avait offert ma tutrice en apprentissage ! Ni une ni deux, j’attrape Le Jardin d’Épicure et un poche du même auteur (ça devrait tenir dans le sac) et prends la fuite avec mon butin, que je commence à lire avidement dans le métro. Justement quand je me disais qu’il faudrait que j’explore le rayon psy de la médiathèque (s’il y en a un).


Vendredi de pont : il y a cinq élèves en barre au sol, cinq en cours classique. C’est tranquille pour moi, et les courageux apprécient les corrections individuelles plus nombreuses — ça permet de mieux progresser, observent-ils.

Le placement du bassin dans le développé de la jambe à la seconde à grande hauteur suscite l’intérêt… et l’incompréhension : on croyait qu’il ne fallait pas lever la hanche, justement ! L’expliquer le rend plus clair pour moi (je ne m’attendais pas à avoir ainsi synthétisé l’information) : on est bien obligé d’incliner le bassin dans le plan frontal si on veut dépasser les 90°, mais on doit se garder de l’incliner dans le plan sagittal pour ne pas tourner en dedans (ce qu’on entend généralement par lever la hanche). C’est toujours comme ça en danse quand on entend une chose et son contraire : les deux ont généralement une bonne raison d’être énoncées, il faut trouver laquelle. Donc oui, il faut lever la hanche (rendre le bassin oblique) pour développer haut à la seconde et il ne faut pas lever la hanche (antéverser le bassin).

(Que je l’ai compris ne signifie pas pour autant que je sache la faire. J’ai encore du mal à opérer la distinction dans mon corps.)


Les plantes le long des immeubles donnent leur pleine puissance odorante à mon retour, à la tombée de la nuit. La forte fragrance des roses me rappelle cette femme arrêtée dessous il y a quelques jours, un matin, probablement en route pour aller travailler. Elle humait immobile, le nez en l’air. Quand il a retrouvé la verticale et que son regard a croisé le mien, son visage s’est brusquement fermé — comme les paupières des poupées s’abattent à l’horizontale. Fin de la parenthèse poétique qui n’avait jamais eu lieu. On ne surprend pas ainsi les gens en plein accès de sensibilité. Elle était redevenue un automate sur le chemin du travail.

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Vendredi 30 mai

Les roses rouges ont viré au rose — fuchsia.


Deuxième cours particulier avec cette élève. J’ai bien ciblé un problème d’alignement dans les relevés (la demi-pointe légèrement en serpette) ; elle commence déjà à le corriger d’elle-même pendant l’heure.

Je lui propose un adage inspiré de Serenade, décrit les robes bleues et le clair de lune à l’ouverture du rideau. Cela n’a pas l’air de lui évoquer grand-chose jusqu’à ce qu’elle entende la musique et esquisse les premiers ports de bras avec moi : sa cousine l’a dansé ! Je pense d’abord à une reprise d’école de danse. Sa cousine danse aux États-Unis, cela fait sens : la pièce a été créée pour l’école du New York City Ballet. Mon élève se ravise à la mention de la ville, sa cousine n’est pas à New York, mais à Seattle. Mais professionnelle : sa cousine aurait-elle dansé Serenade au Pacific Northwest Ballet ? (La classe.)


Ma voisine de train ôte brièvement ses fins gants noirs et son FFP2 pour aspirer une Pom’Potes en continuant à regarder le dossier droit devant elle, comme empêchée par une minerve invisible. Sa gestuelle est étrange, d’une raideur peu commune chez quelqu’un d’aussi jeune. Quand elle sort un gros document relié avec une spirale en plastique, j’ai le réflexe de lorgner et attrape des bouts de texte en gras : comment repérer et dénoncer une maltraitance… code la pêche… déontologie vétérinaire… Cela me fait sourire intérieurement. Elle est probablement plus à l’aise avec les animaux qu’avec les humains.


Je suis toute guillerette du cours, le boyfriend de sa nouvelle session de conduite qui lève des appréhensions, nous sommes tout guillerets de nous retrouver. La courte nuit passée se rappelle à moi ; malgré notre gaité, je m’endors presque sur lui.

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Le blé mûri est moissonné

Samedi 31 mai

Après une nuit de neuf heures, je retrouve plaisir à paresser, ne rien faire d’autre qu’être collée à lui.

Repos n’est cependant pas lâcher prise. Même sensuel, l’abandon implique une lutte contre moi-même. C’est un bras de fer en solo et une source d’ambivalence dérangeante quand je transfère sur mon partenaire la part de moi qui lutte contre moi-même. Dans ces moments, j’ai l’impression que je sais pourtant complètement fausse qu’il m’en veut et cherche à me punir, alors qu’il n’y a que moi qui m’en veux (de quoi encore ?). J’ai beau savoir que c’est une construction de mon esprit, l’émotion me submerge et me panique comme une réalité. Le boyfriend disparaît si je cherche à sublimer et jouir de la chose en contrainte consentie comme je l’ai fait par le passé. Ce n’est pas que je ne lui fais pas confiance, c’est que ce n’est pas lui.

D’un commun accord, nous relançons Frieren après le premier épisode de la dernière saison de Black Mirror. On a besoin de feel good pour se remettre, de cheminer un bout avec une elfe quasi immortelle qui peine à comprendre les peines et les joies des humains si éphémères. Parfois, j’ai l’impression que la fiction a pour tâche première de nous faire sinon chérir du moins accepter notre mortalité. Black Mirror sait en tous cas souligner l’horreur de la prolongation de la vie à tout prix ; ce n’est pas le premier épisode où l’on peut conclure qu’un deuil aurait été préférable. (Je continue à lire Le Jardin d’Épicure, essai d’Irvin Yalom sur l’angoisse de mort de ses patients.)

Quelques fusées d’artifice tronquées par l’immeuble d’à côté sont visibles suite à la victoire du PSG, on entend des tirs jusqu’à tard, je suis heureuse de fermer les fenêtres double vitrage que le boyfriend a fait changer. Il s’endort pendant que je le masse (faut-il qu’il soit mal pour accepter cette inversion de rôle).

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Dimanche 1er juin

[rêve] mon nounours a été lavé, il n’a plus d’yeux, mon beau-père me les rend à côté, délavés, toujours un peu de bleu mais sans plus de noir, je hoquette je suis inconsolable, ne veux pas parler à ma grand-mère chez qui je viens d’arriver ni à mon beau-père, je fais semblant de dormir, il me borde et s’en va ; me réveillant brièvement en pleine nuit je me demande si je n’ai pas voulu déclencher ce geste paternel

Krème, l’incroyable salon de thé de Montrouge, a fermé — sans que je puisse manger une dernière fois en conscience un éclair au chocolat au grué de cacao. Je suis tristesse. C’est comme le peuplier de huit étages abattu peu avant mon départ de Paris, le signal que l’on peut partir, l’impermanence des belles et bonnes choses autorise à aller en chercher d’autres ailleurs. En attendant le déménagement du boyfriend en Touraine, je cherche un autre salon de thé où retrouver Mum : High Societhé… qui va lui aussi bientôt fermer. Une partie de la vaisselle est déjà en vente, la tenancière repart en Angleterre s’occuper de sa maman âgée. Décidément… Tant pis ou peu importe, l’arrière-goût de nostalgie anticipée est troquée contre un avant-goût de vacances projetées : nous trouverons d’autres scones et théières Price & Kensington dans les Cornouailles cet été.

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Lundi 2 juin

Le boyfriend se réveille avec un torticolis et, à la manière dont il bouge ou plutôt dont il évite de bouger, je prends conscience que le torticolis est un lumbago du cou.

Quelque part entre le réveil et notre au revoir alité, l’anxiété est remontée,  jamais je n’aurai l’énergie d’affronter ces quatre dernières semaines. Elle retombe d’un coup sur le trajet retour, comme si le cerveau avait fait sauter un fusible de sécurité avant de cramer — je suis juste fatiguée, dors dans le train, somnole dans le métro, me secoue en arrivant et retrouve un niveau d’alerte convenable au fur et à mesure du cours particulier que je donne à ma nouvelle élève qui, ça y est, arrive presque à chaque fois à coller sa pointe de pied au genou dans les retirés. Avec ses cambrés de gymnaste, Nikiya lui va bien, d’autant que la version russe de la variation de la flûte met le paquet dessus, toutes côtes dehors.

Le soir, rebelotte. Il ne nous reste plus que trois séances ensemble, je décide au débotté de faire sauter la moitié du milieu au profit de la même variation. Autant exploiter l’obsession jusqu’au bout.

En rentrant, le boyfriend à l’autre bout de la visio est sous Xprime dans un jardin tourangeau. Il a réussi à partir.

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Mercredi 4 juin

[rêve] je retire de l’argent, il y en a beaucoup trop beaucoup plus que ce que j’ai demandé, je feuillette les liasses, des carnets de chèque qui ressemblent à des billets de tombola, une couleur vive différente pour chaque montant, je ne sais pas si j’ai beaucoup de chance ou si la banque va me débiter, je risque un gros découvert, cache tout ça dans mon sac à l’abri des voleurs, avec les plaques en pâte à modeler que je découpe en longs lingots pour les ranger / on me fait visiter un appartement à louer, le plancher est instable ou incliné, il n’y a pas d’installations, juste une arrivée d’eau au bout d’un tuyau voilà pour se doucher c’est une blague ce n’est pas une blague des gens habitent là dans ces conditions


Expliquer à quelques élèves et à leur (grand-)parent qu’on aimerait qu’ils refassent une autre année dans le même niveau (quand le reste du groupe en change) : délicat, désagréable.

Au moins l’organisation des groupes est-elle résolue. Je ne parvenais pas à concilier la demande de la directrice (monter de niveau la grande majorité des élèves), mon besoin (avoir des groupes à peu près homogènes) et celui d’une autre prof (sceptique à l’idée récupérer mes élèves les plus avancées, trop jeunes ou trop faibles pour rejoindre son groupe). À faire passer en préparatoire des enfants qui devraient encore être en éveil-initiation, un écart s’est creusé et les quatre années de niveau intermédiaire censées mener du niveau préparatoire au niveau supérieurs sont très largement insuffisantes. Il faut décider à quel endroit on rattrape le coup (en rajoutant une cinquième année intermédiaire, en créant des classes de double niveau, en laissant une classe deux ans dans le même niveau…) et jongler avec les conséquences de l’effet domino sur les autres niveaux. Je me fiche de l’étiquette de niveau apposée sur un groupe, je veux seulement avoir des élèves qui puissent avancer à peu près au même rythme. La directrice, elle, oscillait entre la vision du prof et du client, affirmant aussi bien qu’il faut que la classe monte de niveau et qu’on peut faire deux ans dans le même niveau. Les combinatoires impossibles tournaient en boucle dans mon esprit, persistant à chercher un agencement optimal quand je n’avais en réalité la main que sur un nombre restreint (clairement insuffisant) de paramètres. L’optimisation impossible couplé au risque de léser autrui est un moyen assez efficace de me cramer la cervelle.

Une enfant hyperactive qui a réclamé de faire du jazz fait aussi un cours d’essai classique à la demande de sa maman. Le fillette ne tient pas en place, s’obstine à croiser les pieds en sens inverse quand je lui propose de s’en tenir pour le moment à une première en remplacement de la troisième, s’allonge à plusieurs reprises par terre entre les exercices avant de se relève d’elle-même  ah oui c’est vrai on ne fait pas ça ici — je la sens entravée de toutes parts et suis persuadée qu’elle passe un mauvais moment malgré mes efforts pour alterner exercices qui demandent de la concentration et déplacements moins précis mais plus énergiques. À la sortie, sa maman m’informe qu’à sa propre surprise, sa fille a adoré. Tu es sûre ? oui, oui, elle veut être inscrite en jazz et en classique à la rentrée. Je regrette presque. Peut-être n’était-ce pas elle mais moi qui passais un mauvais moment.


Je me trimballe avec ma botte d’asperges comme un bouquet de fleurs dans le métro, contente de ma trouvaille chez Nous anti-gaspi jusqu’à ce s’installe dans mon nez une odeur de nourriture pour poisson. Elles étaient fermes pourtant.


La découverte du jour : il existe des trains directs entre Tourcoing et Tours (Saint-Pierre-des-Corps pour être précis et ruiner l’assonance), trois heures de trajet, tarifs raisonnables (inférieurs au cumul d’un Lille-Paris et Paris-Tours, en tous cas). D’un coup, l’éloignement du boyfriend ne semble plus si insurmontable de logistique.


Il n’y a plus de roses roses, à aucun arceau. Les roses rouges devenues fuchsia sont plus belles sans lunettes.


Appel impromptu de L. en phase high de cyclothymie : au bout d’une heure de discussion dont une bonne moitié de récit à tout berzingue, elle allait oublier, mentionne comme en passant une affaire en maturation depuis un moment déjà, plus lourde de sens et de symbolique que ce qui précédait. Je n’arrive plus à arrêter l’emballement, le sien, le mien, je relance la conversation quand je prenais bonne note des signaux de fatigue que m’envoyait mon corps l’instant d’avant, c’est ébouriffant, entre joie et épuisement.

Rikka (début de l’été)

Les grenouilles coassent de nouveau

Lundi 5 mai

Stretching postural : la prof pense ses exercices pour soulager mon genou. Tout son enseignement consiste à bouger toujours davantage « en chaîne musculaire », i.e. utiliser tous les muscles en synergie pour une efficacité optimale… et la préservation des articulations. La séance du jour me fait passer un cran dans ma progression :  non seulement je sens la rotation des jambes remonter davantage, offrant une stabilité (plutôt qu’un mouvement contradictoire) dans l’alignement jambes-bassin, mais j’ajoute un étage à la chaîne, au niveau de la cheville (il me manquait un plan de mobilité). Je retiens en outre que, pour gainer la jambe dans les relevés et ne pas tout abandonner à l’arrière au mollet, il faut engager le tibial, soit chercher la légère crispation qui vient quand on ne détend pas le pied flex dans une marche trop rapide.


Infiltration, dixit le médecin du sport qui ne remonte pas beaucoup les gens de sa spécialité dans mon estime. Il me fait davantage l’effet d’un aiguilleur, qui rédige ses ordonnances mécaniquement et répartit le travail entre divers spécialistes — je ne comprends pas sa plus-value par rapport à un généraliste.

Comme trop souvent avec les médecins, il faut lui soutirer les informations : qui consulter (il n’a aucun praticien à me recommander, ni pour l’infiltration, ni pour la kiné, ni pour le bilan de podologie), quel est le plan B si l’infiltration ne fait pas effet (est-ce que je reviens le voir lui ? mon généraliste ? ah non, il faudrait prendre l’avis d’un « chir »), que traite-t-on du symptôme ou de la cause, quels gestes sont ou non contre-indiqués ? Je dois « adapter ma pratique » pour éviter les mouvements qui déclenchent la douleur ; no shit, Sherlock, je n’y avais pas pensé ! Ce que je voudrais savoir et que je ne parviens pas à bien formuler sur le moment, c’est s’il y a des mouvements qui, bien que déclenchant la douleur, ne risquent pas d’abîmer davantage le ménisque — auquel cas, je peux arbitrer moi-même douleur (légère) et (entrave à la) liberté de mouvement. Parce que, d’après ce que je comprends, on traite le symptôme davantage que la cause : selon les zones, le ménisque est plus ou moins (plutôt moins) vascularisé et ne peut pas se régénérer de lui-même, d’où que l’où traite plutôt la douleur — mais du coup, ma fissure est-elle ou non dans une zone vascularisée ? Est-ce que je dois « adapter ma pratique » jusqu’à l’infiltration ou de manière définitive ? Bref, je ressors de la consultation un peu agacée. Un jour, j’aimerais être « prise en charge » plutôt qu’interroger une IA incarnée en médecin.


Lecture à la médiathèque, une bande-dessinée entière d’un trait : plaisir de rouvrir du temps à moi au sein d’un temps de pause imposé.

Ne m’oublie pas : une heure de lecture non pas soustraite au monde, mais vécue. Tout une autre vie vécue même, en une heure de temps. Dilatation du temps qui nous est accordé, douce exhilaration du soi.

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Mardi 6 mai

Réunion au conservatoire : c’est toujours aussi long, ça me concerne toujours aussi peu, mais à ma propre surprise, je ne m’ennuie pas. J’en comprends de plus en plus, de ce qui est dit et de ce qui est tu : fonctionnement interne, relations entre les uns et les autres, règles et comment les interpréter-contourner, surtout en temps de restrictions budgétaires…

Une glace au gianduja au débotté me rappelle que je peux à tout instant rouvrir du temps et de l’espace, non guidé, non timé. Ma semaine ne se déroule pas entre des rails d’acier.


Cours avancé : tout le monde applaudit spontanément trois beaux tours en fin de diagonale. Même blessée, je me sens à ma place, l’humeur plus stable d’enchaîner les cours, les jours.

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Mercredi 7 mai

À cause ou grâce aux ponts, les cours sont clairsemés. Les 6 ans ne sont que deux sur sept, deux petites filles ultra-concentrées qui pourraient progresser à toute vitesse si elles n’étaient perdues dans le babillage constant de leurs camarades (cela n’empêche pas qu’elles parlent, hein, mais en sachant s’arrêter, et souvent pour mieux comprendre ce qui est demandé)(l’une des petites filles est dans une demande d’une telle précision que j’ai du mal à la comprendre et à lui apporter une réponse adaptée).

L’emploi du temps de l’an prochain se prépare dès à présent, les parents demandent déjà les horaires des cours et si leur enfant changera ou non de niveau. J’aimerais réorganiser les classes pour avoir des groupes de niveaux plus homogènes, mais ne cesse de douter, louvoyant entre lacunes évidentes et redoublements à éviter pour raisons égotiques et commerciales (un élève vexé est un client susceptible de ne pas revenir).

Soulagement de désormais finir mes mercredis fatiguée, certes, mais plus explosée comme avant. C’est ce que je me dis, mais je vais me coucher avant la nuit, m’endors avec elle (quand je suis plutôt un oiseau de minuit).

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Jeudi 8 mai

[rêve] en Italie avec A., il y a un garçon qui me plait, nous sommes avant-bras contre avant-bras quand ça se met à tanguer, la scène mais aussi l’immeuble bouge ce n’est pas normal, il s’effondre hors de notre vue, c’est un tremblement de terre, je descends de mon perchoir sors sur une place qui semble assez dégagée, sur laquelle avec d’autres passants je tourne sur moi-même pour surveiller les immeubles alentours, ceux qui ont l’air de tenir, ceux qui menacent de s’effondrer, des dégâts partout dont je prends quelques photos au smartphone, plus tard ou plus tôt le garçon qui me plaît m’informe que nous devrions nous mettre ensemble à peu près en même temps, je demande qui : lui et A., moi et le boyfriend, il est bien sûr de lui ou delusional pour minimiser ainsi, A. est mariée, a l’air d’aimer son mari ; avant ou après le tremblement de terre, je me retrouve à un cours de quelque pratique sportive un peu new age, mi-arnaque commerciale mi-secte, et après le tremblement de terre, j’erre dans le labyrinthe d’un centre commercial plutôt luxueux, là encore, ne pas se faire avoir

Qu’on ne me dise plus que le smartphone n’apparaît jamais dans les rêves. Il a suffi que je m’étonne de cette remarque me semblant véridique pour qu’il y apparaisse. Il y a quelques petits matins, je tentais de photographier avec mon téléphone les reflets argentés des gouttelettes métalliques sur les joues de G. (ce n’était pas le plus étrange du rêve, mais le reste m’a échappé).


Jeudi férié mais non chômé : avant de faire cours le soir (en effectif réduit mais pas plus que certaines semaines hasardeuses), je passe dans l’après-midi chez une collègue récupérer des costumes à faire essayer samedi. Derrière d’immenses portes défraichies, je découvre une caverne d’Ali Baba de tissus et de costumes — c’était le métier de sa mère, m’explique-t-elle. On discute pendant que je consulte les étiquettes pour me constituer un échantillon de toutes les tailles disponibles, puis sans plus rien faire d’autre, et cela me fait énormément de bien de pouvoir évoquer certaines difficultés et d’apprendre qu’elle aussi, en fin de carrière, galère toujours un peu avec ses choré, commence souvent par la fin, maintenant les élèves sont habitués, la fin et le début, c’est le plus important, ce n’est pas elle qui le dit, c’est Doris Humphrey. J’emporte avec moi les costumes, une réminiscence d’encens et un peu de confiance retrouvée.


Des choses sont dites sans être adressées ; j’aurais dû les mettre en mots avec la psy plutôt que de les articuler comme je le fais face au boyfriend, dans l’instant de leur découverte, dans une maladresse qui confine à la violence.

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Vendredi 9 mai

Nouvelle recette : croquettes aux petits pois, feta, zataar. Moui. Meilleur froid quand on a la flemme de se faire à manger et qu’on pioche les suivants dans le frigo.

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Les vers refont surface

Samedi 10 mai

« On a l’air de plombiers » remarque une enfant lors de l’essayage des salopettes rouges pour le spectacle. Dans Grease, ce sont des mécanos, close enough.


Le propriétaire de mon ancien studio parisien (celui pour lequel Foncia a mis 3 ans à rendre la caution en refusant de payer les indemnités de retard prévues par la loi) a reçu le recommandé qui le met en demeure de payer ces indemnités (le tribunal a débouté notre action contre Foncia, estimant que le propriétaire reste responsable même s’il a délégué la gestion au bailleur, et Mum a voulu tenter le coup, en espérant que le propriétaire se retourne contre Foncia). Évidemment le pauvre homme en est malade ; quand je sors du conservatoire, j’ai trois appels en absence et un mail dans lequel il se dit écœuré, explique que Foncia ne lui a jamais versé la caution, ni une bonne partie des derniers loyers, et que s’il avait su, il n’aurait pas gelé le loyer… D’un coup, je ne sais plus pourquoi on a fait ça, pourquoi j’ai laissé Mum faire en mon nom, pourquoi on n’a pas mis le pauvre homme au courant avant de lui envoyer la mise en demeure (en imaginant une collusion proprio-bailleur ?), je m’en veux, je m’en veux, le sentiment de culpabilité monte en flèche, en vrille, je ne veux pas être la sale connasse, qu’est-ce que j’ai fait, je veux que ça s’arrête, ne plus entendre parler de cette histoire, je renvoie la patate chaude à Mum qui se charge de rappeler le pauvre homme pour lui expliquer, le rassurer qu’on ne lui demandera rien à lui, même si l’étape était nécessaire pour… Lorsque l’affaire est sous contrôle, que Mum s’occupe de tout, que le propriétaire est un peu apaisé, la culpabilité se détache pour ainsi dire de son objet (son prétexte ?) et atteint son apogée dans une crise de larmes de hoquet d’incompréhension. Il y autre chose. De la fatigue, évidemment, mais ça n’explique pas tout, ça n’explique pas l’ampleur de la réaction, sa disproportion. Il y a autre chose, mais quoi ?

3 tasses de tisane au CBD ne sont pas de trop pour ralentir la vrille facilitée par les 6 heures de sommeil.


Une violoncelliste achève le morceau qu’elle est en train de travailler, s’écarte du pupitre comme un peintre prendrait du recul face à sa toile et commente : « Eh, ça s’améliore, en vrai ! » C’est la fin du documentaire Être noir à l’Opéra.

Outre le plaisir de voir danser Guillaume Diop, j’ai été mi-embarrassée mi-soulagée par le problème que soulève Elisabeth Platel : plusieurs de ses élèves noires ou métis atteignent une limitation technique en raison du manque de mobilité de leur pied ; ces élèves risquent le renvoi et elle a peur que cela soit interprété comme de la discrimination. Écarter les danseurs noirs de la danse classique au prétexte qu’ils auraient forcément les pieds plats est clairement une discrimination raciste, et le monde du ballet a probablement besoin d’évoluer et de revoir ses attentes esthétiques concernant le cou-de-pied (on peut avoir d’excellents danseurs qui n’ont pas de courbe rêvée — cf. Skylar Brandt qui ne se cache pas de porter des prothèses pour en donner l’illusion), mais il y a un degré de mobilité minimale du pied nécessaire pour pratiquer les pointes sans danger (première étape) et à haut niveau (seconde étape) qui n’est pas toujours atteint par certaines aspirantes danseuses… et cela semble empiriquement plus fréquent chez les danseuses noires, même si le problème se rencontre aussi ponctuellement chez les autres. Je le constate au conservatoire où j’ai deux élèves noires parmi les plus douées du cours (coordination, placement, technique, motivation… ) ; l’une monte ric-rac à l’aplomb de la pointe et l’autre n’arrive pas à chaque fois sur le plateau. Cette dernière a pourtant un aplomb qui épate plus d’un prof, un sens artistique et une détermination qui autoriseraient à rêver pro… mais plutôt en contemporain, sauf à trouver ou créer des compagnies où la technique classique se passe de pointes (franchement, on gagnerait de superbes interprètes)(sans compter que le manque de mobilité du pied se transformant en atout pour le rebond, on pourrait en prendre plein les mirettes dans les sauts).

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Dimanche 11 mai

Je finis deux courts romans : Encabanée, qui me donne des envies de sexe et de solitude (beaucoup moins de froid et d’absences de commodité) et un récit de Louise Glück, Marigold et Rose, qui me laisse en proie à des questions florales : pourquoi ne pas avoir traduit Marigold par Marguerite ? J’ai tout oublié de Daisy à ce moment-là. Quelle fleur au juste pourrait être Marigold ? voilà ce qui m’occupe l’esprit alors que mes jambes sont occupées à faire le tour du parc Barbieux. Un bouton d’or, notre Marie d’or ? Ah non, bouton d’or se dit buttercup, une coupe de beurre, ces Anglais sont parfaits, avec un scone s’il-vous-plaît, mais ce n’est pas ça. Et cette fleur jaune au milieu des pâquerettes et des boutons d’or, mal dégrossie mais lumineuse ? Mieux que Simon, Google Lens says dent-de-Lion. Han, dandelion : dent-de-lion avec un accent anglais ! J’active ma langue sans fermer la bouche, en la crispant seulement, une dan-de-lian, c’est magnifique. À court d’idées pour Marigold, je me résous à chercher la traduction : une fleur de souci. C’est à peine si je sais à quoi ça ressemble. Pourquoi ne pas avoir traduit Marigold par Marguerite ? Tout simplement parce que ce n’est pas une marguerite et que, même si le souci fait sens pour Marigold, l’intellectuelle des deux jumelles, tu parles d’un cadeau !


Toujours au parc Barbieux, un groupe est en pleine séance de tai chi ou autre gymnastique douce du genre. J’ai envie de me glisser dans le cercle comme hier j’ai eu envie de m’incruster dans le groupe de jeunes qui dansaient sur le parvis devant l’Opéra de Lille. J’y ai reconnu Kira, qui ne s’appelle pas Kira (c’est seulement la meilleure approximation à laquelle je suis parvenue, influencée par la lecture du journal de Dame Ambre) mais que j’ai côtoyée à la fac. Son prénom me revient à retardement en passant devant le groupe de tai chi ; il faut retirer une lettre et en ajoute deux. Indépendamment du nom, de la pratique, me reste l’envie du lien, l’envie d’appartenir, même si je n’ai aucune envie de devoir sociabiliser en groupe.


Au spectacle de l’école du ballet du Nord, je reconnais à peine les élèves qui ont essuyé mes plâtres de professeur stagiaire l’an passé. Il faut la tête rousse d’un petit garçon plus si petit pour que je remette la classe entière, puisse identifier avec certitude quelques filles. Plus que les élèves peut-être, je regarde le travail des professeurs. Guidée par le stress de n’avoir pas fini mes chorégraphies, j’analyse la succession des formations, compte parfois le nombre d’élèves dans l’une ou l’autre, note mentalement des successions de pas auxquelles je n’avais pas pensé pour tel ou tel niveau. (Petite pensée pour mes ados qui râlent quand je les mets sur trois lignes en quiconque alors qu’ici, à plusieurs reprises, elles sont strictement les unes derrière les autres en colonnes.)

À l’entracte, A. que j’ai retrouvée cette année au conservatoire et qui est venue voir danser ses copines de l’an dernier, me surprend par un hug dans la file des toilettes. Je referme maladroitement mon bras sur son dos bosselé de tresses, touchée par cette marque d’affection que je n’aurais pas imaginée de la part de cette enfant à la volonté d’acier — mais une enfant encore, peu importe sa maturité.

Je croise aussi la maman de l’élève que j’ai eue deux fois en cours particulier. Elle me demande si j’ai reconnu sa fille sur scène — cela me semble difficile de ne pas vu sa posture, sternum conquérant, mais la mère en est surprise, cela ne lui semblait pas aller de soi.

Le spectacle est long, très long, près de trois heures. Je me demande pourquoi il n’a pas été scindé en deux, en présentant à part du gala proprement dit les pièces dansées par les élèves de troisième cycle — cela aurait fait une chouette triple bill. Dans la dernière pièce, les jeunes filles déclinent tour à tour leur nom avant de lancer une phrase catchy : parfait pour réviser in extremis les prénoms.

Malgré toutes ces têtes connues, malgré le bout de chemin fait au retour avec une professeure de l’an passé, j’éprouve en sortant une légère solitude, d’avoir mêlé ma joie à cette effervescence dont je ne fais pas partie.

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Lundi 12 mai

La vitamine B12. J’avais oublié de la prendre depuis un moment. Les montées en vrille de l’anxiété sont étrangement corrélées à ces oublis.

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Mardi 13 mai

Réveillée par la lumière ou l’habitude, je me rendors pour deux heures qui changent tout. L’énergie, l’envie, la bonne humeur reviennent.


Je donne la barre au sol sans la faire pour préserver mon genou. Bizarrement (non), j’enchaîne plus vite entre les exercices. J’ai aussi plus grande latitude pour corriger les postures. Je m’attaque notamment à celle de Y. Les épaules, c’étaient les épaules. Il ne dissociait pas les mouvements de l’humérus de ceux de l’omoplate et de la clavicule ; la rotation interne entraînait les épaules en avant et tout le haut du dos en paraissait arrondi (il me confirme avoir souvent des tensions dans les trapèzes).

Il y a des similitudes chez T. et, de fait, demander de reculer les épaules fonctionne beaucoup mieux que d’avancer la poitrine — la différence est flagrante après l’avoir répété toute l’année avec un succès très passager. J’ai l’impression que c’est fréquent chez les femmes qui ont de fortes poitrines ; c’est comme si elles étaient suffisamment exposées comme ça, comme s’il fallait qu’elles se protègent un minimum, même si cette protection entrave une posture plus juste.

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Mercredi 14 mai

Nous sommes sous les arbres d’un square. Des jeunes mangent leur graillon sur le banc d’à côté et, en bons Français, parlent bouffe en mangeant. L’un s’extasie en souvenir : le pop-corn que faisait KFC quand il était plus jeune, en sixième genre, vraiment le meilleur qu’il ait mangé. Un autre explique qu’il aime les gâteaux qu’il va payer six, sept balles, qui ne sont pas grands, mais qui ont vraiment de la saveur, tu vois. Je vois qu’il parle de pâtisserie (fine) et que ses amis sont perplexes ; cela ne fait manifestement pas partie de leurs codes sociaux-culturels.


Globalement bonne préservation du genou pendant les six heures de cours. Je m’améliore dans le faire moins.


Une mère d’élève cherche à savoir si sa fille va changer de niveau, sans qu’il y ait cette fois aucune question d’ego parental, ni de compatibilité horaire avec le poney (paye ton milieu social). Elle m’explique complètement blasée que le père, dont elle est séparée, refuse que ses filles fassent des activités à des heures différentes (sous-entendu, il ne va quand même pas passer l’après-midi à faire des allers et retours). Il faut que cela soit à la même heure (ses mains dessinent deux murs verticaux), peu importe qu’une enfant se retrouve à faire escrime plutôt que gym. La maman attentionnée précise que sa fille est au final très contente de faire de l’escrime, mais voilà, elle voudrait connaître les horaires dès que possible, histoire de préparer le père en amont. Je lui dis que je vois, avec de grands yeux pour la conforter dans le fait que c’est abusé, sans lui raconter que cela me rappelle les tractations à mon entrée au conservatoire, quand mon père faisait la tronche que son week-end de garde alternée commence le samedi après-midi. Comme la petite fille se débrouille très bien en cours et que j’envisage de lui faire sauter un niveau pour qu’elle ne se retrouve pas dans le même groupe à la rentrée, nous convenons avec la mère que sa fille viendra faire un cours d’essai dans quinze jours, quand cela sera à nouveau son mercredi de garde. Bordel, les pères, y’a encore des progrès à faire.

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Les pousses de bambou sortent de terre

Jeudi 15 mai

Tiens, un fil dans ma salade. Je ne porte pourtant rien de blanc…
C’est un cheveu. Je me suis habituée à voir des filaments argentés dans mes cheveux, mais pas encore à les perdre. Leur conduite m’est encore étonnante : leurs lubies de revirements imprédictibles me rappellent les embardées du fil de nylon que j’utilisais enfant pour faire des bestioles en perles.

Concept pour artiste plasticien : se remettre à faire des perles avec des cheveux blancs, recréer un poisson, un alligator…, rassembler le tout et intituler l’œuvre La vieillesse va à l’enfance.


Le versement libératoire de l’impôt sur le revenu des auto-entrepreneurs ne fonctionne pas comme le prélèvement à la source des salariés : si on a payé des impôts alors qu’on est non-imposable, ils ne nous sont pas remboursés. Magie ! Mum, au téléphone, est prête à faire de cette découverte son nouveau cheval de bataille ; la retraite la rend plus pitbull justicier que jamais. De mon côté, je suis fataliste et vite lassée.

Au bout d’un certain nombre de boucles d’indignation, je parviens à détourner la conversation et, je ne sais comment, on se met à parler neuroatypie. Une amie lui raconte les frasques épuisantes de son petit garçon diagnostiqué HPI : elle n’est pas dépaysée, retrouve ce qu’elle a traversé en tant que mère, mais sans aucune de ces associations de parents dont son amie s’est rapprochée. Mum trouve que c’est bien qu’on en parle, elle aurait aimé elle aussi, à l’époque, avoir des clés pour comprendre, ne pas galérer seule face à des situations qui ne ressemblaient pas à celles de son entourage. La crise d’adolescence à cinq ans, c’était tendax. Elle évoque des tensions dont j’ai tout oublié ; on criait apparemment l’une et l’autre, au point qu’une voisine un jour lui a demandé « Elle ne serait pas un peu caractérielle, votre fille ? » Comment ça, caractérielle ? répond-elle encore trente ans plus tard, d’un ton qui ne laisse aucun doute sur le caractère qu’on se passe de mère en fille.

J’essaye de lui faire comprendre que c’est aussi telle fille telle mère, cette histoire de neuroatypie. Elle est flattée, mais elle ne pense pas, non vraiment… alors je lui parle de l’essai Singuliers & ordinaires, parcours d’adultes à haut potentiel intellectuel, retrouve les citations recopiées et lui lis une liste de traits de caractère statistiquement plus fréquents chez les neuroatypiques qui, sans avoir valeur de diagnostic évidemment, peuvent mettre sur la piste : « se sentir plus bête que bête alors qu’on réussit sans trop d’effort ; être une « éponge » aux émotions des autres ; avoir un besoin irascible et tellement naïf de justice ; chercher un sens à tout, tout le temps… et ne jamais être satisfait de la réponse. » J’entends un silence-gloussement qui ressemble étrangement à un pwd quand j’arrive à « un besoin irascible […] de justice ».


Je m’y attelle et, enfin, mes chorégraphies sont structurées, je sais dans les grandes lignes ce que je vais faire faire aux élèves jusqu’au bout de la musique. Le soulagement me rend euphorique ; je suis plus volubile que jamais en cours ensuite.

M. me dit penser à moi presque tous les jours : dès qu’elle sent qu’elle se recroqueville derrière son ordinateur, elle se reprend, se redresse et pense à moi, à cette histoire de posture qui est tout juste assez quand on pense que c’est trop (si vous vous sentez prétentieuse, c’est que vous êtes sur le bon chemin, je leur dis). De fait, l’amélioration commence à se voir !


J’ai le toot joyeux aujourd’hui, comme à la belle époque de Twitter.

Toot 1 : "Vous aussi vos doigts tapent toujours "gris bisous" avant de corriger ?" Toot 2 : "L'échauffement vous est offert par la panne de la ligne 1 du métro (lillois, le métro lillois, respirez les Parisiens." Toot 3 : "J'ai reçu un mail de ma proprio adressé en copie à l'artisan qui doit venir changer la porte coulissante qui ne coulisse plus et à "papa". Je savais que "papa" était dans la SCI familiale, mais pas que Gmail indiquait dans nos mails le libellé sous lequel on a renseigné une adresse mail." Toot 4 : "Une des classes danse sur (Please) Don't Stop the Music de Rihanna. À ça de modifier les paroles en Please DO stop the music."


La ligne 1 du métro est toujours dans les choux quand je sors de cours, pile le soir où j’ai séché la préparation du dîner Tupperware. Je m’offre un arancini — médiocre, mais néanmoins réjouissant. L’inhabituel rend la chose festive, comme je le raconte guillerettement au boyfriend, qui me raconte tout joyeux sa première leçon de conduite. Ce qu’il n’oublie pas être « un engin de mort »  fait vroum vroum. Nous sommes mutuellement joyeux.

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Vendredi 16 mai

Je me prépare lentement puis médiathèque, Vache-qui-rit chez Leclerc et faux bagel ne soyons pas bégueule au saumon et au cheddar ne jugeons pas l’association, profitons seulement du soleil avant qu’arrive le tram, vite revenir crois-je in extremis pour l’arrivée du boyfriend et avoir tout le temps.

Ensuite nous sommes très occupés à faire, ne pas faire, refaire l’amour
(en mieux ?). Repus l’un de l’autre, nous dînons, il valide mon saag paneer sans paneer. Plus tard, mais pas si tard, il tombe de sommeil. Je m’accroche à lui, à l’éveil, à aujourd’hui presque passé, à ses bras qui déjà se délient de moi, mais se rattrapent, se referment en m’enserrant dans ce murmure apaisant je t’aimerai toujours autant demain. Il glisse serein dans le sommeil.

Je suis toujours étonnée et ravie que ma présence d’anxieuse l’apaise, qu’il trouve le sommeil dans mes bras, que je puisse ainsi l’aimer de l’autre côté de l’enfance, du côté de celui qui veille.

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Samedi 17 mai

Sans cesse, je rattrape l’attention des élèves pour tenir le cours, le cap, le timing : il ne reste que quatre samedis dansés avant le spectacle et je veux impérativement finir la structure des chorégraphies aujourd’hui. C’est à peu de choses près le cas, et c’est un soulagement ; présenter une chorégraphie finie redevient possible, même moche, même s’il reste beaucoup à nettoyer, même si l’on devrait être en train de peaufiner des détails et qu’on en est encore loin.

Certaines élèves me semblent chagrines, ne verbalisent que de la fatigue. Une ado opérée en urgence la veille est là avec ses béquilles, une enfant de deux ans de moins m’explique l’après-midi qu’elle était absente le matin parce qu’elle avait un anniversaire. Deux ans, deux êtres, deux mesures. Depuis quand le goûter de 10h est-il propice à fêter un anniversaire ? Est-ce qu’on fait des brunchs d’anniversaire à 11 ans ? Un anniversaire de famille, peut-être.


À la sortie des toilettes, j’ai la surprise de croiser une professeure que j’ai eue en formation, une ancienne danseuse invitée à venir donner une masterclass. Nous jouons une variation de : oh, vous ici ?

Tu viens prendre le cours ? me demande-t-elle avec son accent américain. J’ai à peine le temps d’articuler une réponse pour compléter mon mouvement de tête négatif qu’elle poursuit en épanorthose : oh, tu en donnes… ? Tu travailles ici ? Quelle chance !

Je sens ou projette de l’incrédulité. Oui, j’ai de la chance de travailler ici et en même temps, je me suis formée pour, diplômée, pas pire qu’une autre. Peut-être n’y suis-je pour rien, peut-être est-elle seulement très New-Yorkaise. Même à table, en salle des profs, elle tient son menton inutilement haut. Les cervicales doivent bosser pour rejoindre du regard le risotto délicieux qu’on a préparé pour elle — délicieux vraiment, elle insiste d’autant plus qu’elle n’a pas la place de finir la portion pour une personne.

Elle s’intéresse davantage à mon collègue de contemporain qu’elle ne connaît pas, qui chorégraphie et a dansé, lui. Je réapparais quand les variations qu’elle fait travailler aux élèves s’avèrent être celles que nous avions déjà travaillé en stage avec elle — connivence de surface — et c’est tout pour mon sentiment d’infériorité / d’illégitimité, merci bien — même si, cette fois, une colère calme tempère le dépit, m’autorise moi aussi à défaire cette attitude de l’autre qui me défait, à nous écarter mutuellement. Je peux beaucoup aimer ses cours, et elle un peu moins.

Cette attitude contraste, un peu plus tard, avec celle d’une autre professeure qui me présente à son fils (immense) comme sa collègue. Ancienne élève je précise et elle rectifie : ancienne étudiante, c’est un peu différent. Elle souligne un peu pour qu’il dise très. Je lui en suis un peu très reconnaissante.


En rentrant, je mets du temps à me départir d’une anxiété légère mais latente, de l’impression que j’aurais fait quelque chose (de) mal, comme si faire mal quelque chose revenait à faire quelque chose de mal, la maladresse traquée en faute. Cela s’estompe tandis que le boyfriend me masse les pieds, remis en état pour aller ravitailler son Coca. Le soleil est là puis plus puis à nouveau. L’amour lui est là tout le temps sans intermittence sans même le faire. Nous discutons entremêlés sur le canapé, de père, de grand-mère, de mort, de guerre et d’autres choses encore jusqu’à ce que l’on soit pris dans la lumière stroboscopique du soleil qui descend à travers les feuilles effervescentes du saule pleureur et que je me serre encore davantage contre lui, contre le jour qui finit, l’abandon du devenir à ce qui a été et bientôt ne sera plus.


Les rondelles de courgettes épluchées en rayures ressemblent à des jetons de casino. Je ne l’avais jamais remarqué car je n’aimais pas les courgettes jusqu’à très récemment, jusqu’à cette improbable inversion de mon amour des aubergines et mon dégoût des courgettes.

Évidemment que j’évite les M&M’s bleus en piochant dans le paquet ; ils sont moins bons que les autres. Le boyfriend veut me prouver le contraire. Aussitôt une dégustation à l’aveugle est organisée pour la science entre un M&M’s bleu et un M&M’s orange. Je jurerais que le premier est le bleu, il a ce goût terni, mais quand j’ouvre les yeux et que toutes les preuves ont disparu, je ne peux que croire et le boyfriend et le pouvoir de la synesthésie. Je continuerai à éviter les M&M’s bleus-qui-ont-le-même-goût-yeux-fermés — voire les M&M’s tout court, l’expérience ayant souligné l’intérêt gustatif très limité des M&M’s quand on fait abstraction de leurs couleurs joyeuses.


Hier, il tombait de sommeil et je l’y enlaçais dans le lit. Ce soir, je tombe de sommeil et il m’attend de l’autre côté des TOC et de la cloison pour faire courir ses doigts sur ma nuque et entre mes omoplates nues, pour me déposer à son tour dans la nuit, dans le canapé-lit. On n’imagine pas la tendresse de la chambre à part, les bonne nuit comme des au revoir, les nuits poursuivies ou commentées au matin pour retrouvailles — la séparation de la nuit actée et conjurée bien plus sûrement que depuis les deux côtés du même matelas.

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Dimanche 18 mai

Grâce au temps gris, le temps n’existe plus, c’est un vrai dimanche, mou, élastique, la mollesse se confond avec le repos, le canapé-lit ne redevient que très tardivement canapé, on est beaucoup l’un contre l’autre, à côté de l’autre, un peu l’un dans l’autre, en chemise de nuit*, en jogging cracras, en pyjama une fois douchés. On se squishe à intervalles réguliers, c’est notre langage amoureux, squishe squishe les bras qui se serrent autour de l’autre, pressent un peu trop et relâchent tout aussitôt peau, sweat ou polaire. Il est beau un grand nombre de fois, tête renversée, espiègle ou ensommeillée.

* Le boyfriend a dit robe de chambre à la place de chemise de nuit. Cela m’étonne toujours quand il emploie une expression ou un mot pour un autre, mais c’est vrai que la chemise de nuit ressemble davantage à une robe qu’à une chemise.


Capture d'écran de l'animé Frieren dans lequel on voit deux personnages qui ont chacune autour d'elles une colonne de fumée blanche
J’aime beaucoup et l’idée de la mana et sa représentation graphique dans Frieren (même si je n’ai trouvé que cette capture d’écran, pas la plus belle à mes yeux).

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Lundi 19 mai

Le boyfriend est à nouveau de l’autre côté de l’écran. Il m’a à nouveau dit ne pleure pas en partant et j’ai à nouveau pleuré. La séparation est à la mesure de l’intensité, se ressent comme une déchirure. Ce soir, nous énumérons nos to-do lists, les items que nous avons cochés et ceux qui nous attendent les jours prochains ; c’est ainsi lorsqu’on rebascule en mode solo, il faut faire. Avec, sans, s’activer, prendre rendez-vous retourner le matelas ranger sortir les poubelles imprimer l’ordonnance aller chercher les produits à la pharmacie jeter le verre dans le conteneur laver les sols le tapis de danse lancer le lave-vaisselle le lave-linge faire la vaisselle étendre le linge. Le temps s’est remis en marche, je le retrouve, y compris celui de lire au soleil quelques poèmes d’une anthologie érotique (curieusement, cela n’appelle aucun désir).


Nouvel adage, nouveau pas de tour, nouvel exercice de sauts, avec des coordinations pas simples, les filles s’accrochent, progressent.

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Mardi 20 mai

Le temps s’est vraiment arrêté ce week-end : je dois changer la pile de ma montre.


La propriétaire a attendu que de jolies fleurs sauvages aient embelli le jardin en semi-friche (c’est ce qui fait son charme) pour tout couper. Qu’on leur coupe la tête, rugit dans la mienne la reine de cœur. L’invective fait merveille pour apaiser un peu ma colère en lui donnant cours. Le bruit de la tondeuse n’en finit pas de me vriller les oreilles tandis que les hautes herbes, les fougères et les bosquets de « mauvaises herbes » avec leurs touches de couleurs printanières sont rasés. Bientôt la terrasse ne donnera plus que sur un désolant tout-plat de terre et touffes jaunies. Il ne faudra pas regarder en bas, s’accrocher plutôt aux rosiers heureusement hors d’atteinte pour que la bêtise de ce contre-sens esthétique et écologique ne donne pas le vertige.


Grosse déception immobilière pour le boyfriend dont je vois le moral dégringoler en flèche de l’autre côté de l’écran. Ça touche à autre chose qu’à la déception proprement dite, à quelque chose comme l’allant, la joie en dépit de.