Pré-pro, post-rien : la nostalgie du mouvement

Cela peut paraître prétentieux, mais la prépa a été un plan B. Le plan A, c’était la danse. De la quatrième, où je suis entrée au conservatoire, jusqu’à la Terminale, où il a fallu bifurquer, j’ai été dans l’optique de passer professionnelle.

Pour qui m’a vu danser récemment, cela prête à sourire ; je n’arrive pas à la cheville d’un trente-sixième cygne remplaçant. À l’époque, c’était moins évident. La différence n’était pas encore aussi flagrante entre les aspirants qui réussiraient et les autres, moi. Je savais que je ne jouerais jamais dans la cour des grands, mais j’avais bon espoir de trouver ma place quelque part sur scène, dans une compagnie de second rang. Ma courbe de progression me semblait exponentielle : à mon arrivée en dernière année de cycle élémentaire, je faisais un demi-tour sur demi-pointes et j’avais une idée très vague de ce que recouvrait l’en-dehors ; à la fin de l’année, je faisais deux tours sur pointes sur la scène la plus en pente de France et je validais mon passage en supérieur. L’année suivante, j’obtenais ma médaille d’argent. L’année d’après, l’or, puis mon prix de perfectionnement dans une variation du répertoire. Lorsque les autres travaillaient un pas, je l’apprenais et ce retard a eu l’avantage de me faire aborder la grande technique sans peur : je ne voyais pas de différence fondamentale entre un pas de valse et des fouettés à l’italienne. Dans un cas comme dans l’autre, je ne savais pas faire : on décomposait le pas pour moi, je copiais, j’essayais, je ratais beaucoup et puis ça venait, je ratais à nouveau puis ça revenait, je l’avais, je pouvais commencer à travailler. C’était grisant.

Mes professeurs au conservatoire étaient aussi d’une génération pré-Guillem : le standards techniques n’étaient pas les mêmes. On pouvait espérer (j’ai absorbé cet espoir) faire carrière sans être une très bonne technicienne du moment qu’on était artiste. Et justement, je passais bien en scène : ce truc qui ne s’explique pas, qui fait qu’on existe sur scène et qu’on attire ou non les regards, je l’avais, je le sentais. On me l’a confirmé ; mon professeur, l’un des mes professeurs, en a été surprise la première fois. J’ai vite découvert pourtant que cela ne valait pas grand-chose lors des auditions pour les écoles supérieures – et je ne parle même pas de moi. Vous entrez dans le studio d’échauffement et il y a cette danseuse magnifique, dont vous ne songez même pas à être jalouse : un seul cambré suffit à vous pâmer, elle sera prise, cela ne fait aucun doute, une telle artiste, si jeune, et solide techniquement avec ça. Pour un peu vous ôteriez votre dossard et vous iriez vous asseoir pour la regarder, transformant l’audition en spectacle. Et la gamine n’est pas prise. On lui préfère un robot inexpressif avec deux centimètres de plus dans la rotation de l’en-dehors ou les levers de jambe. Le cas s’est présenté à plusieurs reprises ; j’en ai été scandalisée, et cette tristesse s’ajoutait à celle de mon plus prévisible refus.

J’ai enchaîné les auditions : CNR de Paris, CNSM de Paris, CNSM de Lyon, école du ballet de Marseille, de Rosella Hightower à Cannes, et rebelotte, plusieurs fois, et Rudra Béjart, et le jeune ballet de Thierry Malandain. L’audition la plus intelligente – et la plus humaine – était celle du CNSM de Lyon. Je l’ai passée deux fois. Elle se déroulait après deux jours de cours et la prof de classique venait parler avec les candidats éliminés. On repartait en pleurant, mais avec des raisons, des corrections et le plaisir d’avoir dansé. Ah, ma grande saucisse ! a-t-elle prononcé, désolée, quand je me suis approchée ; j’aurais grandi trop vite, un corps pas assez maîtrisé. Le sobriquet affectueux dont je me trouvais affublée montrait qu’elle m’avait bien identifiée. J’y trouvais une sorte de consolation, un maigre espoir. C’était dur à entendre, mais honnête, et on entendait là-dedans la bienveillance. Elle avait le courage de dire les choses, comme à cette danseuse hyper douée mais dont la croissance s’était arrêtée très tôt, le courage de dire : tu as déjà le niveau auquel l’école pourrait te mener et tu es trop petite pour n’importe quel corps de ballet classique ; soit tu réussis à te faire engager directement comme soliste, soit tu fais une croix sur ta carrière. La danse, c’est ça quand on n’a pas un corps qui permet de faire des belles phrases sur la volonté, quand on veut, on peut. Parfois on veut et on peut pas. Pas assez. C’est apprendre qu’on a chacun un jeu de possibles limité – assez vaste pour s’inventer plusieurs vies, mais pas forcément celle dont on aurait rêvé.

Je n’ai jamais dépassé le premier cours de sélection, nulle part. Quand on a du potentiel mais qu’on ne cesse d’échouer, la limite entre persévérance et entêtement devient ténue. Ai-je été assez raisonnable pour reconnaître mes limites et m’engager dans une voie qui ne soit pas une impasse manifeste ? Ou ai-je lâché trop tôt* ? Et alors, comment sait-on qu’on a été jusqu’au bout ? À combien d’auditions ratées est-il situé ? À la fin de la Terminale, j’ai envisagé d’aller à la fac ou même pas, et de danser de manière intensive. Et la prépa. D’un côté l’incertitude (et la probabilité de la médiocrité), de l’autre un prestige assez certain. Je me suis dirigée en prépa en me disant que c’était une expérience que je ne pourrais pas retenter après un an de fac, tandis qu’il serait toujours tant après un an ou deux de danser comme une damnée. Mais je ne me le suis même pas vraiment dit, car énoncé aussi clairement, j’aurais su que je faisais une croix sur la danse en tant que carrière : 18 ans, déjà, c’est tard pour n’être nulle part.

Sans compter, de surcroît, sur le vieillissement du corps. À 20 ans, personne ne le remarque en principe ; on a l’impression d’être à peine sorti de la croissance. J’ai pris de plein fouet l’inversion de la courbe. L’effort qui me permettait de progresser est devenu tout juste suffisant pour maintenir mes acquis. La réduction des heures dansées n’a pas aidé ; j’ai rétrogradé de 10 à 2 ou 4 heures d’entraînement par semaine (selon qu’il y avait ou non devoir sur table le samedi matin) et, continuant à pousser mon corps comme si rien n’avait changé, je me suis blessée – une élongation à la limite de la déchirure musculaire, 6 mois d’arrêt après une tentative de continuer à prendre une barre au sol aménagée.

Le choix entre les études et la danse est un choix que j’ai fait sans en avoir pleinement conscience : je repoussais le moment de renoncer et ce non-choix m’a embarquée. Je savais et je ne savais pas. C’est un peu comme de savoir qu’on est lundi, savoir que Gibert est fermé le lundi, mais se frapper le front devant la devanture close après avoir traversé la moitié de la ville (cela m’est arrivé un certain nombre de fois, mais à chaque fois de plus en plus en amont dans le trajet). J’ai fini par comprendre que mon inconscient opère une semblable disjonction entre les propositions lorsque les conclusions sont trop douloureuses ou effrayantes. Quand Mum a été guérie de son cancer, Melendili m’a fait remarquer que mon comportement avait été étrange, comme si elle avait eu un simple rhume. Le cancer est mortel. Ma mère a un cancer. Mais ma mère n’est pas Socrate, elle ne peut pas être mortelle, pas si jeune. Ce que je ne veux pas admettre se déroule dans le brouillard – un mécanisme de protection assez efficace, il faut bien l’avouer, tant qu’il ne va pas jusqu’au déni.

Dans le cas des adieux à la carrière dans la danse, il était d’autant plus facile de s’abuser que je n’abandonnais pas une chose que j’aimais, j’en poursuivais une autre, et pour laquelle j’étais douée : les études. Quoiqu’autruche de compétition, j’ai fini un jour par relever la tête et voilà, c’était fait, je n’étais plus pré-pro, je ne serais pas danseuse professionnelle. Je vous rassure, je n’en ai pas été moins perplexe lorsque ma prof m’a demandé, post-blessure, si je souhaitais en profiter pour reprendre un travail en profondeur ou si j’avais surtout besoin de me défouler en balançant les jambes. Le travail, évidemment ! Je ne comprenais même pas qu’on me pose la question. Et j’ai continué à balancer mes jambes.

Le changement de cours occasionné par mon emménagement à Paris m’a été bénéfique : j’ai quitté les gamines pré-pro que je regardais avec un petit pincement au cœur, et j’ai rejoint une bande d’amateurs de bons niveau, étudiantes, mères de famille, chercheuse en neuroscience, policière, employées de bureau, professeurs de danse, toutes avec des corps différents, des défauts communs et des talents particuliers. Il faudra que je vous parle un jour de S. bien placée, de la Russe qui bondit comme un chat ou de « la sauteuse » qui renverse n’importe quel exercice de petite batterie comme on rembobinerait une cassette… C’est en leur compagnie, à présent, que je me prends un shoot de liberté, 1h30 par semaine, sous la verrière d’Éléphant Paname.

 

Je n’ai pas de regret, j’ai ce luxe : ma mère m’a permis de tout tenter ; elle m’a accompagné tous les samedis au conservatoire et m’a chaque semaine attendue ; elle m’a emmenée aux auditions, coûteuses en temps et en argent ; elle m’a récupérée à le petite cuillère à chaque fois, et elle a continué de m’encourager alors que le reste de la famille n’était pas très chaud (sans s’y opposer, mon père a fait la grimace car je ne le voyais plus qu’un jour tous les quinze jours, après le cours du samedi après-midi ; et danseuse n’est pas un métier, je cite mes grands-parents). La danse n’est pas un rêve de petite fille de ma mère, je tiens à le préciser : elle raconte d’ailleurs en rigolant qu’elle a arrêté au second cours quand, allongée sur le dos, elle a été incapable de se redresser – une tortue en justaucorps. Son rêve à elle, c’étaient les Beaux-Arts, mais déjà à son époque, mes grands-parents, pourtant férus d’art (une grand-mère pianiste ; un grand-père amateur de peinture moderne) avaient décrété qu’artiste n’était pas un métier. Elle a fait du droit, et a veillé à ce que je n’ai pas de regret. Le seul que je pourrais avoir est de n’avoir pas poursuivi en contemporain, où mes chances auraient été un peu moins minces. Mais je n’avais pas alors la culture chorégraphique que j’ai maintenant et ne pouvais imaginer que les cours pour l’essentiel boring que je tentais parfois pouvaient déboucher sur quelque chose qui me plairait – et encore : il n’est pas non plus exclu que cela soit intrinsèquement un genre que j’aime regarder mais non pratiquer.

Je n’ai pas de regret, donc, mais j’ai de la nostalgie. Contrairement à ce que j’imaginais, je ne me suis pas détournée de la danse quand celle-ci n’a pas voulu de moi (cela aurait été geste enfantin, la preuve d’une amour bien superficielle). Je ne vis pas non plus dans le passé, la danse comme madeleine : chaque semaine, je sue hic et nunc, et c’est mon corps de vingt-neuf ans que je travaille à présent. La nostalgie ne vient pas du passé, mais du présent. Ces derniers temps, ces dernières années, elle s’est taillée une place, discrète, assurée, lançant ses assauts dans les moments de découragement et de lucidité, lorsque je reconnais que je ne suis pas épanouie professionnellement et qu’à cela, je me suis plus ou moins résignée. Sans avoir le courage de changer (pour quoi ?), je ne me résous pas tout à fait à cette résignation et les accès de nostalgie se multiplient, plus ou moins aigus, plus ou moins violents.

 

Jambes et bras de danseuses en motif abstrait

 

Il y a la nostalgie de la scène, qui fait vivre plus intensément, donne la sensation d’exister pleinement, dans le vide, dans l’absolu créé par les lumières et le trou noir où disparaît le public. Mais, peut-être encore davantage, il y a la nostalgie de ce dans quoi on s’investit, la nostalgie d’avoir une place, une discipline quotidienne : un sens qui ne soit ni seulement but ni seulement prétexte, dans lequel aller et dans lequel exister en chemin. La discipline, c’est le contraire de l’effort entendu comme le sursaut laborieux qu’on s’inflige : c’est l’effort qui n’en est pas un parce qu’on le goûte, parce qu’il ne nécessite plus le courage de commencer. Le goût de l’effort tient dans la poursuite. On aime et on s’y tient, et on s’en aperçoit à peine. Je voudrais à nouveau aimer faire et m’y tenir, mais force est de constater que j’ai perdu le goût de l’effort. De la discipline, je n’ai conservé que son aspect rituel rassurant, dégradé jusqu’aux prémices des TOC.

Je me rends compte rétrospectivement de la chance que j’ai eue, d’avoir une adolescence dansée : la danse m’a structurée ; elle m’a donné un équilibre, m’a tenue loin des vacillements qu’on associe à cet âge-là. C’est maintenant que je vacille, dans une conscience de plus en plus aiguë de cette double difficulté : vivre sans s’oublier dans un but (écueil eschatologique) ; se projeter tout en ayant conscience qu’on le fait pour rien, pour vivre (écueil nihiliste). La danse m’a permis d’avancer entre ces précipices sans regarder mes pieds, sans éprouver de vertige, et c’est de cet équilibre de vie dont j’ai la nostalgie, comme d’autres ont celle de leur enfance. Difficile de savoir sur quel pied danser, difficile de ne pas vouloir rester Peter Pan, et s’envoler. Je ne sais pas, plus, comment tenir les extrêmes, retrouver l’équilibre. Je sais que l’équilibre ne se conserve pas : on ne peut pas vivre dans le passé. Le retrouver, c’est forcément le réinventer. Et je suis jeune encore, mais déjà moins.

Cesser de patiner, vite, vite, et rentrer dans la danse, avant que cela commence à sentir rance, avant que l’amertume** arrive et s’installe. Je la sens poindre, parfois, devant les photos de jeunes prodiges russes sur Instagram, alors que j’ai enfin admis, enfin compris, que ce sont des enfants, ce ne sont que des enfants, je n’étais qu’une enfant, on grandit, et on regarde soudain avec bienveillance, avec émotion, presque, ces corps qui se transforment sous nos yeux, qui clignotent d’enfant à femme et de femme à enfant d’une photo à l’autre. Je ne veux pas être amère, je veux être amatrice, amateur, à la barre et vogue matelot.

Vouloir devenir danseuse professionnelle, après tout, n’était pas un but en soi : c’était une manière de continuer à danser, l’assurance de continuer à vivre intensément. Peut-être n’ai-je pas tant la nostalgie de la danse que de celle que j’étais, et peut-être moins de celle que j’étais que de celle que je n’étais pas et que je devenais, celle qui arrivait à se transformer – nostalgique du mouvement.


J’ai eu envie de raconter-affronter-contempler la tristesse et la beauté de la nostalgie qui m’a prise à la lecture de Leçons de danse, leçons de vie, de Wayne Byars. Malgré un enrobage « développement personnel » et un ton parfois grandiloquent (je sais, je sais, l’hôpital, la charité…), c’est souvent juste et cela a remué pas mal de choses. En écrivant ce post, les souvenirs se sont pressés au portillon, des souvenirs heureux que j’ai pour beaucoup écartés car je voulais explorer autre chose, un hier qui n’existe qu’aujourd’hui, dans la continuité de ce qu’il a échoué à être et de ce qu’il est devenu. Je ferai probablement d’autres chroniquettes plus légères pour le plaisir de rouvrir la malle au trésor (c’est ainsi que m’apparaît mon vécu ces derniers temps, dans une profondeur insoupçonnée : comme un personnage de roman bien travaillé, je commence à prendre de l’épaisseur ).


* Je n’ai pas assez persévéré. C’est parfois ce que je me dis quand je vois des profils comme celui-ci : Hilda (belle découverte bloguesque du jour). Mais la contingence, la vie, les choix. Il n’y en a pas toujours des bons ou des mauvais.

** L’amertume. J’ai appris à la reconnaître dans la durée sur le blog de Thierry Crouzet, auteur numérique qui souffre de ne pas être assez reconnu, tout en ayant conscience de la vanité à vouloir l’être. D’un post à l’autre, il ne s’en dépêtre pas, on le sent qui lutte. Tantôt le plaisir gagne, tantôt la vanité de celui-ci. C’est poignant, et c’est probablement pour cela que je continue à le lire – ou comme miroir-repoussoir, pour me rappeler que je ne veux cesser d’aspirer à la joie.

Week-end tourangeau

 

Il y a quinze jours, j’ai rejoint Palpatine à Tours, entre deux séries de cours, au prétexte d’aller visiter les châteaux de la Loire. Je ne suis pas très château, mais weekendenamoureux hors de Paris, ça… Aucune attente, donc, seulement la perspective d’un week-end à perdre sans remords, pour le pur plaisir de la promenade et de la compagnie. Vendredi soir, j’ai laissé le moi que je ne sais plus trop comment construire à Paris : deux heures de train fantasmées comme espace de concentration gratuite, passées à dessiner des lettres sur ma tablette, et je suis conduite devant un plateau de fromages en escargot, à déguster du plus délicat au plus crouchmoutant, avant de m’installer avec bonheur une chambre d’hôtel que je n’ai pas réservée.

L'Affiné, bar à fromage, 73 rue Colbert, Tours

Samedi. Éveil délicieux à un monde sans couture entre rêve et fantasme.

La confiture de figues et noix déborde du trou bien net par laquelle la brioche a été fourrée sitôt la commande passée. On ne s’en lèche que mieux les doigts.

Le bus 32, repéré sur Internet pour aller voir les jardins de Villandry, ne passe pas. Ah. Et demain ? Il ne passe qu’en saison touristique, arbitrairement close à deux semaines près. Ah. Une location de voiture, peut-être ? Celle de la gare affiche complet. L’autre agence proche indiquée par l’office du tourisme ne décrochera jamais. Bon. Un train, alors ?
Sérénité que de ne rien attendre.

Nous nous rabattons sur Chenonceau, le château le plus facilement accessible en voie ferrée. Quarante minutes à tuer avant le train : me voilà avec une nouvelle casquette couleur feuilles mortes, en polaire.

 

 

Cela tombe à pic, il fait plus froid que ce que laissaient prévoir les prévisions météo – plus beau, aussi : un temps incroyable. Je n’en reviens pas en descendant du train. Je n’en reviens toujours pas (mais je frissonne un peu) en pique-niquant vite fait sur les tables à pique-nique installées à l’ombre devant l’enceinte du château. Le schwarzbröt restant est confisqué à l’entrée, remisé au vestiaire ; on le récupèrera à la sortie avec le nom de Palpatine dessus, posé parmi moult bouteilles de vin également postitées.

Devant nous, un couple de jeunes mariés en tenue de mariage. Ils rythment notre visite par leurs déplacements d’escargots photogéniques : posent, posent, posent. L’accomplissement après des années d’entraînements sur Facebook, ironise Palpatine. Nous sommes prêts à visiter comme nous le faisons souvent : mi-âneries mi-ânonnements, amen à l’art, adieu à l’esprit de sérieux.

Les jardins sont très géométriques, mais la lumière est celle d’un ciel très bleu (tout strié de blanc qu’il soit) et quelques cercles sont évidés entre les pelouses, où faire valser du gravier en manège de piqués – et pas de valse à proprement parler autour de la fontaine. Je me retiens de jouer avec la poutre du mini-pont-levis.

Les mariés ont remonté l’allée.

Le château est construit sur l’eau, à l’italienne. Une circonstance atténuante pour un château. Les tentures, les linteaux, les tableaux, les dates et les noms ne m’intéressent pas. Je préfère :

les carreaux de soleil projetés dans l’arrondi des embrasures ;

 

les trois fenêtres qui transforment une petite pièce en bureau-bow-window, à la proue du fleuve, dans laquelle je me verrais bien passer des après-midi de lecture (je me découvre des goûts communs avec Catherine de Médicis, qui en avait fait son cabinet de lecture) ;

 

 

le Cher et les jardins un peu flous, en losange, entre deux soudures du châssis de plomb ;

 

 

les punaises des bois sur les vitres, qui me dégoûtent, comme tout insecte, mais dont la présence m’attendrit malgré moi : elles semblent tout droit sorties de mon enfance (je ne crois pas en avoir revu durant toutes ces années)(évidemment, de retour chez moi, dimanche, il y en a une sur le cordon des stores à lamelles de la cuisine) ;

et surtout, les reflets de l’eau au plafond et sur les murs, hauts, sur le mur biseauté au-dessus de la cheminée avec moulures, notamment, où l’effet stroboscopique a quelque chose d’anachronique. C’était le même en mille six cents et des poussières, pourtant, dans la galerie construite sur ordre de la reine sur le pont, lui-même ajouté par la précédente maîtresse du château (maîtresse du roi, également), lequel (le château, pas le roi) avait utilisé un ancien moulin pour fondement. Cette archéologie des lieux et des cœurs recyclés m’émeut, une émotion ténue mais qui s’apparente – serait-ce cela, aimer l’histoire ? – à celle qui me submerge à Rome, où le temps se lit à strates ouvertes. Les dates rendent les armes devant Diane de Poitiers qui se baisse pour embrasser le front d’un enfant, lequel, devenu Henri II, le front rouge encore du baiser de sa muse en fait sa cougar de cœur et lui offre le château de Chenonceau, repris à sa mort par la reine, Catherine de Médicis (les jardins qui portent son nom sont plus intimes mais beaucoup plus petits que l’aire de Diane de Poitiers).

Monogramme d'Henri II et Catherine de Médicis décomposé pour faire apparaître chaque initiale

Je me demande à quel point il est facile de vivre en voyant sans cesse reparaître dans le monogramme de soi et de son époux l’initiale de sa maîtresse (Catherine de Médicis l’aurait fait redessiner à la mort du roi, pour qu’aucun D n’apparaisse plus à la jonction du H et du C inversé). C’était, il est vrai, une autre époque. Une autre époque : le château appartient à une Dupin de la lignée ascendante de Georges Sand, que Rousseau essayait vainement de draguer en se faisant passer pour son secrétaire. Une autre époque encore : une Louise porte une deuil patenté. Plus récent, quoique déjà éloigné : le château enjambe la ligne de démarcation du fleuve et entre en Résistance, un bout de la galerie en zone occupée, l’autre en zone libre, les canonnières allemandes sur le qui-vive.

 

 

Palpatine interprète ma clémence envers ce château comme conséquence de ce qu’il serait un château de filles. Je penche pour le château de chocolatier (c’est peut-être tout un, vous me direz) : au XX siècle, il est occupé par la famille Meunier – d’où une boîte dorée à leur nom dans les cuisines remplies d’ustensiles divers et variés, poêles, casseroles, collection de moules à gâteau, moules à gaufres, et de légumes de saison du potager, disposés sur de grandes tables en bois dans des compositions très photographiées. Ayant plus l’esprit de maîtresse que de maison, j’ai préféré les courges rappelant avec force et forme l’épisode de Léda et Zeus.

Un peu de jardin, de ferme (dépendances très proprettes) et de forêt, sans oublier le labyrinthe à hauteur de poitrine dans lequel nous avons tenu à faire semblant de nous perdre (on a le fantasme du labyrinthe ou on ne l’a pas) et nous avons traversé la voie ferrée à la recherche d’une terrasse où se poser. Nous n’avons pas trouvé de terrasse (concept sûrement trop parisien pour un si petit village), mais un PMU un peu épicerie, avec quelques pots de miel d’un apiculteur local et un petit chien bien dressé sur son séant, qui n’a pas aboyé. Limonade à 2 € et deux verres proposés tout naturellement, que j’ai voulu rapporter au bar tant j’avais l’impression d’abuser. On est parfois déphasé.

Le temps passe sur le quai, à défaut du train. De trente-six à quarante-six, à cinquante-deux, à six ou dix. D’ordinaire si peu patiente, cela ne m’impatiente pas. Je suis bien, là, comme j’étais bien à l’autre bout du monde à la gare d’Inari-Fushimi-Taïsha, au soleil, dans le cou de Palpatine, à embrasser sa veste chinée et presser ses côtes à travers (sa gorge et sa toux incitent à une affection de côté). Le paysage qui nous fait face est épuré : un petit coteau, une route pas très empruntée et une nature parcimonieuse sous le ciel immense, un arbre détaché planté là comme si Hopper avait rejoint l’école de Barbizon. Je me suis assise par terre à même le quai, à l’exemple des trois jeunes filles que nous avions perdu de vue après avoir pique-niqué en même temps (elles déjà par terre, pour rester au soleil), juste avant que les mariés prennent le relai (sont-ils même entrés dans le château ?). Le train est arrivé juste avant que je me dissolve dans le soleil doux doux doux d’automne et d’été indien, ma casquette citrouille mal lavée par intermittence sur la tête – le fond de l’air est frais, c’est un peu l’éternité, étirée, étirée, étirée comme les rayons sous lesquels j’avance mon visage.

Petit tour de Tours, la mairie, le cèdre immense du musée des Beaux-Arts, l’éléphant empaillés, petites rues anciennes et les bords de la Loire sur lesquels nous ne sommes pas descendus, restés des tableaux en attente d’être peints.

Entrée, plat, dessert, chocolat liégeois au chocolat Valrhona, on ne se refuse rien.

Dimanche.

Temps gris, gris, gris souris à rester au lit, à manger du gouda sous la couette, à reculer la salle de bain froide et les heures qui se mettent en marche. Palpatine est officiellement porté malade ; sagement sur le lit, je relis et édite un article qu’il doit rendre pour son MBA. J’aime bien faire ça, accorder, annoter, reformuler, et le plus dur, le plus gratifiant : supprimer ou déplacer des syntagmes, remanier leur ordre pour faire saillir le raisonnement.

Nous retournons au restaurant de la veille manger uniquement des desserts : une soupe de fruits rouges au Vouvray moelleux qui, malgré son nom de fromage de chèvre, est un vin blanc pétillant qui m’a collé une barre en travers du front, et surtout la mousse au chocolat Valrhona que nous avons vue passer avec envie la veille et qu’il aurait été dommage de rater – géante à plus d’un titre. Dehors, juste devant le restaurant, c’est l’arrivée du Paris-Tours, en force ou en roue libre, par pelotons successifs.

La Chope (de mousse au chocolat), restaurant de poisson, 25 bis avenue de Grammont, Tours

Sous la bruine, nous visitons le jardin botanique (et animalier). Bref tour dans les serres, où je découvre l’aloe vera sous sa forme pré-essence commerciale ; nous nous attardons devant les flamands roses et les wallabies. Au jardin botanique, nous préférons le charmant petit parc aux allées digressives, à la viennoise, bancs et petits ponts inclus – armée de scouts également, et une paire de grandes chaussettes sur cuisses nues qui parle de bac de français mais que Palpatine imagine appartenir à quelqu’un de plus âgé.

Il est question d’amies, de vies amoureuses parallèles, connaissances, ignorance, contingence. Ce n’est ni mieux ni moins bien comme ça. Juste notre vie, nos fatigues, nos aspirations et nos vanités qu’on trimballe dans les rues blanches, ciel, façades, passages piétons, poubelles et bouteilles-détritus rangées par dizaine devant une borne de recyclage pleine à ras bord.

 Fièvre du samedi soir, vue du dimanche matin

Quand on arrive à l’hôtel pour récupérer mes sacs, les cyclistes sont arrivés ; ils ont pour la plupart disparus.

En repartant, je confonds la direction de la gare et de la mairie. La boulangerie à brioche, qui ne fait que des brioches, est fermée.

Le train scénarise l’au revoir. L’épaule appuyée sur un lampadaire ouvragé, l’écharpe orange et la fossette retroussée, Palpatine est plus chou qu’un wallaby.

Quelques arrêts plus loin, une jeune femme handicapée mentale prend place en face de moi, et je suis tacitement chargée par les autres voyageurs de veiller sur elle, ou peut-être moins sur elle que sur leur tranquillité à eux – oui, on est inquiet quelques minutes lorsqu’elle lance son jeu vidéo avec le volume à fond, mais ce n’est rien comparé à son inquiétude à elle lorsqu’on se rend compte que l’accompagnateur SNCF l’a installée dans la mauvaise voiture : l’idée de changer de place la panique ; le père qui a payé trois billets de première classe veut être avec ses deux enfants ; le contrôleur est catégorique : hors de question de la bouger, comme s’il s’agissait d’un paquet. Jeu de chaises musicales, personne n’est éliminé.

Les éoliennes clignotent des deux yeux, on se croirait dans War of the World. Un monde bien irresponsable. Et moi, je descends, là ? Heureusement que j’ai entendu l’accompagnateur SNCF mentionner Paris ; il aurait pu s’assurer qu’autour d’elle l’information irait jusqu’au terminus. À l’arrivée, il n’y a personne pour l’accueillir ; je sors en dernier et ralentis jusqu’à m’assurer que la personne en charge arrive et s’occupe d’elle.

Dans le métro, un SDF s’éteint au milieu de la rame. Il a donné de la voix, débité sa rengaine et s’est tu, ignoré de tous, moi compris qui n’ai plus, ce me semble, de petite monnaie. Au lieu de vérifier, je le regarde ne plus rien voir, soudain, le regard rentré en lui-même. Il se tient à la barre et n’attend plus rien. Je descends, honteuse, avant de voir s’il a ressuscité.

Il n’y a pas de Palpatine à serrer dans mes bras chez moi. Tristesse sans objet. Un si beau week-end, si lumineux, achevé.

La ville anacyclique

Plus fort qu’une anagramme,
moins rigoureux qu’un palindrome.

Avant le Japon, juste avant : Rome. Roma. Alors que les souvenirs nippons menaçaient de s’oxyder rapidement, je sentais que je pouvais attendre pour Rome et que même, plus j’attendrais, plus cela deviendrait lumineux. Un trou noir lumineux. Qui efface peu à peu les souvenirs dans son éblouissement : je ne sais déjà plus exactement ce que nous avons fait, à part nous sentir bien à arpenter-déambuler dans la ville.

Immédiatement, dans la grande avenue de platanes, nous sommes chez nous et nous sommes nous : on se retrouve du bout des doigts, puis à pleines poches. Plaisir du contact de la peau et de l’air chaud. Soulagement des premières chaleurs, quand on est à nouveau surpris par les sensations, jambes nues. Le premier parfum de glace est évident dès que j’aperçois les cônes-cannoli siciliens et tout, en ce premier jour, a l’évidence de la ricotta.

 

 

Dans une lumière bleutée, que je retrouve sur les photos de mes dessins de souris, soudain repris, flotte et s’oublie le désagrément d’un réveil trop matinal, trois mètres sous le plafond. Malgré cela, j’aime l’Haussmannien romain, la cour immense devant laquelle nous buvons le pamplemousse décidément chimique du petit-déjeuner.

Il y a les platanes et les pavés, les volets et leurs jalousies à moulinette, et les crépis surtout : jaunes, ocres, qui tirent sur l’orange ou le rose, grattés, effacés, patinés-pâlis par le soleil. Je pourrais m’y frotter de les retrouver, comme dans les films les citadins égarés enlacent les arbres pour éprouver leur amour oublié de la nature. Ici, l’amour du temps et de la décrépitude heureuse.

 

Crevure

(C’est l’insulte complice de Palpatine quand je lui ai montré la photo sur l’écran de l’appareil : il y a une sorte de pacte de non-agression photographique entre nous, visant à préserver notre non-photogénie mutuelle. Cela nous vaut un nombre ténu de photographies-jalons, et j’ai de plus en plus envie d’en faire fi, mais ce n’était même pas ce qui motivait ici ma prise de vue : je voulais ce mur, il me le fallait vivant, et je persiste à trouver le résultat bizarrement émouvant.)

 

 

ll y a le foulard turquoise noué en turban pour se protéger du soleil, la crème achetée en plein cagnard et l’insolation que l’on cuve au milieu des cris de chauve-souris, installation de la philaharmonie. Dans la boutique attenante, climatisée, Yuja Wang a toujours sa chapka.

Il y a les supplis que l’on contemple extatique et la serveuse qu’on dévore à la dérobée, l’essayage de Palpatine chez le tailleur du pape et les rues dans lesquelles je me perds plus ou moins. Hypothèse à vérifier : je ne parviens pas à me repérer dans les villes traversées par un fleuve nord-sud ; il me faut un axe est-ouest, comme à Londres, comme à Paris. Les bords du Tibre, au cœur et comme en-dehors de la ville. Les rues s’enchaînent néanmoins, sans orientation, dans une habitude parfois fantaisiste, comme si le puzzle de la ville autorisait plusieurs combinaisons. Je me souviens, je concatène : des asyndètes géographiques.

Un prêtre à vélo double une femme en soutien-gorge à dentelle, qui étale ses courbes le long du bus. Et dans toute la ville ses lèvres de bimbo : pas de meilleur marketing pour assurer l’audimat des confessionnels.

Toujours pas d’artichaut, même si nous traversons le quartier juif. Il faut se ménager des prétextes pour revenir.

Palpatine prend un coup de fil pro dans le cloître de la galerie Doria Pamphilj. Irritée tantôt, je suis heureuse là, de rester là, dans le cloître de cette galerie que je n’ai pas envie de visiter parce que j’aime trop sa cour-cloître qui m’alpague chez chaque depuis la rue bruyante et me prend à la gorge avec sa lumière, ses volets fermés. De retour à Paris, à la FNAC, j’ai tiré un petit volume, Terrasse à Rome, du rayonnage et la quatrième de couverture m’a lue, exactement, ce moment-là :

Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.

 

 

Le reste du livre était superflu.
(Pascal Quignard y écrit comme un burin : grave quelques images fortes, trop fortes pour un récit.)