Week-end tourangeau

 

Il y a quinze jours, j’ai rejoint Palpatine à Tours, entre deux séries de cours, au prétexte d’aller visiter les châteaux de la Loire. Je ne suis pas très château, mais weekendenamoureux hors de Paris, ça… Aucune attente, donc, seulement la perspective d’un week-end à perdre sans remords, pour le pur plaisir de la promenade et de la compagnie. Vendredi soir, j’ai laissé le moi que je ne sais plus trop comment construire à Paris : deux heures de train fantasmées comme espace de concentration gratuite, passées à dessiner des lettres sur ma tablette, et je suis conduite devant un plateau de fromages en escargot, à déguster du plus délicat au plus crouchmoutant, avant de m’installer avec bonheur une chambre d’hôtel que je n’ai pas réservée.

L'Affiné, bar à fromage, 73 rue Colbert, Tours

Samedi. Éveil délicieux à un monde sans couture entre rêve et fantasme.

La confiture de figues et noix déborde du trou bien net par laquelle la brioche a été fourrée sitôt la commande passée. On ne s’en lèche que mieux les doigts.

Le bus 32, repéré sur Internet pour aller voir les jardins de Villandry, ne passe pas. Ah. Et demain ? Il ne passe qu’en saison touristique, arbitrairement close à deux semaines près. Ah. Une location de voiture, peut-être ? Celle de la gare affiche complet. L’autre agence proche indiquée par l’office du tourisme ne décrochera jamais. Bon. Un train, alors ?
Sérénité que de ne rien attendre.

Nous nous rabattons sur Chenonceau, le château le plus facilement accessible en voie ferrée. Quarante minutes à tuer avant le train : me voilà avec une nouvelle casquette couleur feuilles mortes, en polaire.

 

 

Cela tombe à pic, il fait plus froid que ce que laissaient prévoir les prévisions météo – plus beau, aussi : un temps incroyable. Je n’en reviens pas en descendant du train. Je n’en reviens toujours pas (mais je frissonne un peu) en pique-niquant vite fait sur les tables à pique-nique installées à l’ombre devant l’enceinte du château. Le schwarzbröt restant est confisqué à l’entrée, remisé au vestiaire ; on le récupèrera à la sortie avec le nom de Palpatine dessus, posé parmi moult bouteilles de vin également postitées.

Devant nous, un couple de jeunes mariés en tenue de mariage. Ils rythment notre visite par leurs déplacements d’escargots photogéniques : posent, posent, posent. L’accomplissement après des années d’entraînements sur Facebook, ironise Palpatine. Nous sommes prêts à visiter comme nous le faisons souvent : mi-âneries mi-ânonnements, amen à l’art, adieu à l’esprit de sérieux.

Les jardins sont très géométriques, mais la lumière est celle d’un ciel très bleu (tout strié de blanc qu’il soit) et quelques cercles sont évidés entre les pelouses, où faire valser du gravier en manège de piqués – et pas de valse à proprement parler autour de la fontaine. Je me retiens de jouer avec la poutre du mini-pont-levis.

Les mariés ont remonté l’allée.

Le château est construit sur l’eau, à l’italienne. Une circonstance atténuante pour un château. Les tentures, les linteaux, les tableaux, les dates et les noms ne m’intéressent pas. Je préfère :

les carreaux de soleil projetés dans l’arrondi des embrasures ;

 

les trois fenêtres qui transforment une petite pièce en bureau-bow-window, à la proue du fleuve, dans laquelle je me verrais bien passer des après-midi de lecture (je me découvre des goûts communs avec Catherine de Médicis, qui en avait fait son cabinet de lecture) ;

 

 

le Cher et les jardins un peu flous, en losange, entre deux soudures du châssis de plomb ;

 

 

les punaises des bois sur les vitres, qui me dégoûtent, comme tout insecte, mais dont la présence m’attendrit malgré moi : elles semblent tout droit sorties de mon enfance (je ne crois pas en avoir revu durant toutes ces années)(évidemment, de retour chez moi, dimanche, il y en a une sur le cordon des stores à lamelles de la cuisine) ;

et surtout, les reflets de l’eau au plafond et sur les murs, hauts, sur le mur biseauté au-dessus de la cheminée avec moulures, notamment, où l’effet stroboscopique a quelque chose d’anachronique. C’était le même en mille six cents et des poussières, pourtant, dans la galerie construite sur ordre de la reine sur le pont, lui-même ajouté par la précédente maîtresse du château (maîtresse du roi, également), lequel (le château, pas le roi) avait utilisé un ancien moulin pour fondement. Cette archéologie des lieux et des cœurs recyclés m’émeut, une émotion ténue mais qui s’apparente – serait-ce cela, aimer l’histoire ? – à celle qui me submerge à Rome, où le temps se lit à strates ouvertes. Les dates rendent les armes devant Diane de Poitiers qui se baisse pour embrasser le front d’un enfant, lequel, devenu Henri II, le front rouge encore du baiser de sa muse en fait sa cougar de cœur et lui offre le château de Chenonceau, repris à sa mort par la reine, Catherine de Médicis (les jardins qui portent son nom sont plus intimes mais beaucoup plus petits que l’aire de Diane de Poitiers).

Monogramme d'Henri II et Catherine de Médicis décomposé pour faire apparaître chaque initiale

Je me demande à quel point il est facile de vivre en voyant sans cesse reparaître dans le monogramme de soi et de son époux l’initiale de sa maîtresse (Catherine de Médicis l’aurait fait redessiner à la mort du roi, pour qu’aucun D n’apparaisse plus à la jonction du H et du C inversé). C’était, il est vrai, une autre époque. Une autre époque : le château appartient à une Dupin de la lignée ascendante de Georges Sand, que Rousseau essayait vainement de draguer en se faisant passer pour son secrétaire. Une autre époque encore : une Louise porte une deuil patenté. Plus récent, quoique déjà éloigné : le château enjambe la ligne de démarcation du fleuve et entre en Résistance, un bout de la galerie en zone occupée, l’autre en zone libre, les canonnières allemandes sur le qui-vive.

 

 

Palpatine interprète ma clémence envers ce château comme conséquence de ce qu’il serait un château de filles. Je penche pour le château de chocolatier (c’est peut-être tout un, vous me direz) : au XX siècle, il est occupé par la famille Meunier – d’où une boîte dorée à leur nom dans les cuisines remplies d’ustensiles divers et variés, poêles, casseroles, collection de moules à gâteau, moules à gaufres, et de légumes de saison du potager, disposés sur de grandes tables en bois dans des compositions très photographiées. Ayant plus l’esprit de maîtresse que de maison, j’ai préféré les courges rappelant avec force et forme l’épisode de Léda et Zeus.

Un peu de jardin, de ferme (dépendances très proprettes) et de forêt, sans oublier le labyrinthe à hauteur de poitrine dans lequel nous avons tenu à faire semblant de nous perdre (on a le fantasme du labyrinthe ou on ne l’a pas) et nous avons traversé la voie ferrée à la recherche d’une terrasse où se poser. Nous n’avons pas trouvé de terrasse (concept sûrement trop parisien pour un si petit village), mais un PMU un peu épicerie, avec quelques pots de miel d’un apiculteur local et un petit chien bien dressé sur son séant, qui n’a pas aboyé. Limonade à 2 € et deux verres proposés tout naturellement, que j’ai voulu rapporter au bar tant j’avais l’impression d’abuser. On est parfois déphasé.

Le temps passe sur le quai, à défaut du train. De trente-six à quarante-six, à cinquante-deux, à six ou dix. D’ordinaire si peu patiente, cela ne m’impatiente pas. Je suis bien, là, comme j’étais bien à l’autre bout du monde à la gare d’Inari-Fushimi-Taïsha, au soleil, dans le cou de Palpatine, à embrasser sa veste chinée et presser ses côtes à travers (sa gorge et sa toux incitent à une affection de côté). Le paysage qui nous fait face est épuré : un petit coteau, une route pas très empruntée et une nature parcimonieuse sous le ciel immense, un arbre détaché planté là comme si Hopper avait rejoint l’école de Barbizon. Je me suis assise par terre à même le quai, à l’exemple des trois jeunes filles que nous avions perdu de vue après avoir pique-niqué en même temps (elles déjà par terre, pour rester au soleil), juste avant que les mariés prennent le relai (sont-ils même entrés dans le château ?). Le train est arrivé juste avant que je me dissolve dans le soleil doux doux doux d’automne et d’été indien, ma casquette citrouille mal lavée par intermittence sur la tête – le fond de l’air est frais, c’est un peu l’éternité, étirée, étirée, étirée comme les rayons sous lesquels j’avance mon visage.

Petit tour de Tours, la mairie, le cèdre immense du musée des Beaux-Arts, l’éléphant empaillés, petites rues anciennes et les bords de la Loire sur lesquels nous ne sommes pas descendus, restés des tableaux en attente d’être peints.

Entrée, plat, dessert, chocolat liégeois au chocolat Valrhona, on ne se refuse rien.

Dimanche.

Temps gris, gris, gris souris à rester au lit, à manger du gouda sous la couette, à reculer la salle de bain froide et les heures qui se mettent en marche. Palpatine est officiellement porté malade ; sagement sur le lit, je relis et édite un article qu’il doit rendre pour son MBA. J’aime bien faire ça, accorder, annoter, reformuler, et le plus dur, le plus gratifiant : supprimer ou déplacer des syntagmes, remanier leur ordre pour faire saillir le raisonnement.

Nous retournons au restaurant de la veille manger uniquement des desserts : une soupe de fruits rouges au Vouvray moelleux qui, malgré son nom de fromage de chèvre, est un vin blanc pétillant qui m’a collé une barre en travers du front, et surtout la mousse au chocolat Valrhona que nous avons vue passer avec envie la veille et qu’il aurait été dommage de rater – géante à plus d’un titre. Dehors, juste devant le restaurant, c’est l’arrivée du Paris-Tours, en force ou en roue libre, par pelotons successifs.

La Chope (de mousse au chocolat), restaurant de poisson, 25 bis avenue de Grammont, Tours

Sous la bruine, nous visitons le jardin botanique (et animalier). Bref tour dans les serres, où je découvre l’aloe vera sous sa forme pré-essence commerciale ; nous nous attardons devant les flamands roses et les wallabies. Au jardin botanique, nous préférons le charmant petit parc aux allées digressives, à la viennoise, bancs et petits ponts inclus – armée de scouts également, et une paire de grandes chaussettes sur cuisses nues qui parle de bac de français mais que Palpatine imagine appartenir à quelqu’un de plus âgé.

Il est question d’amies, de vies amoureuses parallèles, connaissances, ignorance, contingence. Ce n’est ni mieux ni moins bien comme ça. Juste notre vie, nos fatigues, nos aspirations et nos vanités qu’on trimballe dans les rues blanches, ciel, façades, passages piétons, poubelles et bouteilles-détritus rangées par dizaine devant une borne de recyclage pleine à ras bord.

 Fièvre du samedi soir, vue du dimanche matin

Quand on arrive à l’hôtel pour récupérer mes sacs, les cyclistes sont arrivés ; ils ont pour la plupart disparus.

En repartant, je confonds la direction de la gare et de la mairie. La boulangerie à brioche, qui ne fait que des brioches, est fermée.

Le train scénarise l’au revoir. L’épaule appuyée sur un lampadaire ouvragé, l’écharpe orange et la fossette retroussée, Palpatine est plus chou qu’un wallaby.

Quelques arrêts plus loin, une jeune femme handicapée mentale prend place en face de moi, et je suis tacitement chargée par les autres voyageurs de veiller sur elle, ou peut-être moins sur elle que sur leur tranquillité à eux – oui, on est inquiet quelques minutes lorsqu’elle lance son jeu vidéo avec le volume à fond, mais ce n’est rien comparé à son inquiétude à elle lorsqu’on se rend compte que l’accompagnateur SNCF l’a installée dans la mauvaise voiture : l’idée de changer de place la panique ; le père qui a payé trois billets de première classe veut être avec ses deux enfants ; le contrôleur est catégorique : hors de question de la bouger, comme s’il s’agissait d’un paquet. Jeu de chaises musicales, personne n’est éliminé.

Les éoliennes clignotent des deux yeux, on se croirait dans War of the World. Un monde bien irresponsable. Et moi, je descends, là ? Heureusement que j’ai entendu l’accompagnateur SNCF mentionner Paris ; il aurait pu s’assurer qu’autour d’elle l’information irait jusqu’au terminus. À l’arrivée, il n’y a personne pour l’accueillir ; je sors en dernier et ralentis jusqu’à m’assurer que la personne en charge arrive et s’occupe d’elle.

Dans le métro, un SDF s’éteint au milieu de la rame. Il a donné de la voix, débité sa rengaine et s’est tu, ignoré de tous, moi compris qui n’ai plus, ce me semble, de petite monnaie. Au lieu de vérifier, je le regarde ne plus rien voir, soudain, le regard rentré en lui-même. Il se tient à la barre et n’attend plus rien. Je descends, honteuse, avant de voir s’il a ressuscité.

Il n’y a pas de Palpatine à serrer dans mes bras chez moi. Tristesse sans objet. Un si beau week-end, si lumineux, achevé.

La ville anacyclique

Plus fort qu’une anagramme,
moins rigoureux qu’un palindrome.

Avant le Japon, juste avant : Rome. Roma. Alors que les souvenirs nippons menaçaient de s’oxyder rapidement, je sentais que je pouvais attendre pour Rome et que même, plus j’attendrais, plus cela deviendrait lumineux. Un trou noir lumineux. Qui efface peu à peu les souvenirs dans son éblouissement : je ne sais déjà plus exactement ce que nous avons fait, à part nous sentir bien à arpenter-déambuler dans la ville.

Immédiatement, dans la grande avenue de platanes, nous sommes chez nous et nous sommes nous : on se retrouve du bout des doigts, puis à pleines poches. Plaisir du contact de la peau et de l’air chaud. Soulagement des premières chaleurs, quand on est à nouveau surpris par les sensations, jambes nues. Le premier parfum de glace est évident dès que j’aperçois les cônes-cannoli siciliens et tout, en ce premier jour, a l’évidence de la ricotta.

 

 

Dans une lumière bleutée, que je retrouve sur les photos de mes dessins de souris, soudain repris, flotte et s’oublie le désagrément d’un réveil trop matinal, trois mètres sous le plafond. Malgré cela, j’aime l’Haussmannien romain, la cour immense devant laquelle nous buvons le pamplemousse décidément chimique du petit-déjeuner.

Il y a les platanes et les pavés, les volets et leurs jalousies à moulinette, et les crépis surtout : jaunes, ocres, qui tirent sur l’orange ou le rose, grattés, effacés, patinés-pâlis par le soleil. Je pourrais m’y frotter de les retrouver, comme dans les films les citadins égarés enlacent les arbres pour éprouver leur amour oublié de la nature. Ici, l’amour du temps et de la décrépitude heureuse.

 

Crevure

(C’est l’insulte complice de Palpatine quand je lui ai montré la photo sur l’écran de l’appareil : il y a une sorte de pacte de non-agression photographique entre nous, visant à préserver notre non-photogénie mutuelle. Cela nous vaut un nombre ténu de photographies-jalons, et j’ai de plus en plus envie d’en faire fi, mais ce n’était même pas ce qui motivait ici ma prise de vue : je voulais ce mur, il me le fallait vivant, et je persiste à trouver le résultat bizarrement émouvant.)

 

 

ll y a le foulard turquoise noué en turban pour se protéger du soleil, la crème achetée en plein cagnard et l’insolation que l’on cuve au milieu des cris de chauve-souris, installation de la philaharmonie. Dans la boutique attenante, climatisée, Yuja Wang a toujours sa chapka.

Il y a les supplis que l’on contemple extatique et la serveuse qu’on dévore à la dérobée, l’essayage de Palpatine chez le tailleur du pape et les rues dans lesquelles je me perds plus ou moins. Hypothèse à vérifier : je ne parviens pas à me repérer dans les villes traversées par un fleuve nord-sud ; il me faut un axe est-ouest, comme à Londres, comme à Paris. Les bords du Tibre, au cœur et comme en-dehors de la ville. Les rues s’enchaînent néanmoins, sans orientation, dans une habitude parfois fantaisiste, comme si le puzzle de la ville autorisait plusieurs combinaisons. Je me souviens, je concatène : des asyndètes géographiques.

Un prêtre à vélo double une femme en soutien-gorge à dentelle, qui étale ses courbes le long du bus. Et dans toute la ville ses lèvres de bimbo : pas de meilleur marketing pour assurer l’audimat des confessionnels.

Toujours pas d’artichaut, même si nous traversons le quartier juif. Il faut se ménager des prétextes pour revenir.

Palpatine prend un coup de fil pro dans le cloître de la galerie Doria Pamphilj. Irritée tantôt, je suis heureuse là, de rester là, dans le cloître de cette galerie que je n’ai pas envie de visiter parce que j’aime trop sa cour-cloître qui m’alpague chez chaque depuis la rue bruyante et me prend à la gorge avec sa lumière, ses volets fermés. De retour à Paris, à la FNAC, j’ai tiré un petit volume, Terrasse à Rome, du rayonnage et la quatrième de couverture m’a lue, exactement, ce moment-là :

Il y a un âge où on ne rencontre plus la vie mais le temps. On cesse de voir la vie vivre. On voit le temps qui est en train de dévorer la vie toute crue. Alors le cœur se serre. On se tient à des morceaux de bois pour voir encore un peu le spectacle qui saigne d’un bout à l’autre du monde et pour ne pas y tomber.

 

 

Le reste du livre était superflu.
(Pascal Quignard y écrit comme un burin : grave quelques images fortes, trop fortes pour un récit.)

Tokyo, Kyoto, Osaka, face B

Tu n’as rien vu à Hiroshima.
Marguerite Duras

 

Le voyage ne s’écrit pas ; je n’y arrive pas. Non pas parce que tout est lié (tout l’est toujours), mais parce que les souvenirs changent de tonalité au fur et à mesure que je me les remémore, selon le fil sur lequel, éventrés, ils s’empilent en un collier de perle sans cesse recommencé. J’ai commencé par un long billet qui devait tout récapituler (une synthèse non synthétique comme je les aime), mais je me suis aperçue que c’était surtout pour y enfouir-révéler ce qui me turlupinait et que le temps d’y arriver, tous les souvenirs étaient colorés-décolorés par l’appréhension, enfilés sur un fil noir quand je voudrais tout coudre, noir, gris ou blanc, sur un fil doré – tout écrire dans la lumière de la golden hour, parce que tout a été vécu et ne le sera plus de la même manière au même moment.

 

 

Il faut pourtant commencer par la lumière grise de l’aube. Le jour se levait à 4h du matin. À Tokyo, assommés par le décalage horaire, nous ne nous en sommes même pas aperçus. À Kyoto, nous étions recalés depuis plusieurs jours déjà, et je peux vous assurer qu’à 5h, il faisait jour dans la chambre, malgré le masque, malgré les rideaux occultant. J’ai laissé ma robe en T-shirt noire au pied du lit pour m’ensevelir le visage dessous, mais à 8h, grand soleil, je capitulais après un sommeil en pointillés. Il nous fallait encore trois heures pour lever le camp.

La plupart des temples fermaient à 17h, ce qui nous laissait six heures de visite : assez pour soupirer d’extase au moment de soulager nos pieds de notre poids, mais trop peu pour s’octroyer beaucoup de marge. J’ai beau me dire qu’on ne peut pas tout voir dans un voyage et que c’est l’expérience de l’instant qui compte, il y a toujours un moment où me reprend la frénésie de la check-list. Tel, tel et tel point à voir, on a tout loupé si on ne les as pas vus : je loupe tout de peur de les louper. Le but s’oublie prétexte à découverte, il vaut pour lui même, impératif catégorique du guide, gérondif touristique : ce temple est devant être visité. En arrivant au Pavillon d’or, soulagée que nous soyons arrivés avant la fermeture, je m’en désintéresse : c’est fait. Je me retrouve à parcourir la ville selon la même dynamique que le journal d’Annie Ernaux ou les lettres de Simone de Beauvoir lorsqu’elles attendent leur amant : toute joie absente, rien que tension dans l’attente. J’ai beau essayer de contrer la frénésie de la check-list, son rappel est insidieux, ancré dans une angoisse bien plus profonde, hyperbolique : celle de mourir sans avoir vécu.

 

 

À la fin d’une journée très agréable, alors que nous cherchions depuis un peu trop longtemps un restaurant introuvable malgré l’évidence de la puce bleue sur Google Street Map et que Palpatine ne s’activait pas aussi vite que la faim faisait monter le niveau de stress de mon corps, je lui ai hurlé que j’en avais marre de le traîner comme un boulet, que je ratais déjà ma vie alors que j’aimerais bien ne pas en plus rater mes vacances. C’est sorti sans y penser ; j’y ai pas mal pensé ensuite.

J’ai toujours fonctionné comme une cocotte-minute. Seulement, d’habitude, je retourne la colère contre moi et ce sont des larmes qui sortent, pas des cris. J’ai découvert il y a peu à quel point ce peut être libérateur d’expulser la colère plutôt que de la ravaler. Peu à peu, sans m’en rendre compte, je suis devenue passive-agressive, surprise que ce que je pensais une pique affectueuse, comme on s’en balance régulièrement, sonne davantage comme un reproche. Je me suis rendue compte de la violence accumulée en me remémorant le mouvement de recul de Palpatine dans l’ascenseur à Tokyo, alors que je m’exaspérais de ce qu’il retardait notre départ en ayant oublié je ne sais quoi dans la chambre (que j’aurais très bien pu moi aussi oublier) ; je me suis rendue compte à ce mouvement de recul que j’avais la main levée, prête à frapper. Rarement eu aussi honte de moi.

Je rate déjà ma vie, j’aimerais bien ne pas rater en plus mes vacances. J’ai conscience de l’exagération (du grotesque, aussi) au moment où je m’entends, tout en ayant le sentiment de toucher juste, de comprendre enfin que c’est cette peur, cette rancœur-là que j’ai transportée à l’autre bout du monde, et que le voyage m’exaspère comme un divertissement qui ne fonctionne plus.

J’en ai marre de te traîner comme un boulet. Trop tard. Les paroles ne s’effacent pas, et je sais que si Palpatine ne dit rien, se gardant bien d’envenimer les choses jusqu’à la dispute, il n’oublie rien non plus. Sans rancune, sans pardon. Je sais certaines paroles de ses amies, prononcées sans y penser ou sous le coup de l’énervement, qui ne sont pas passées. Je le sais, et le remord arrive à l’instant même où je crie, sans que je puisse nier la joie sourde de laisser sortir la frustration. Les doigts qui pianotent sur le téléphone plutôt que sur moi au réveil. Les mails à lire, à envoyer à toute heure de la journée. Le travail, qui prend tout le temps, toute la place. Tout l’esprit, surtout : les deux heures de boulot le soir à l’hôtel étaient prévues, et j’en ai à chaque fois profité pour twitter dans le détail notre journée ; mais ça déborde, ça continue de tourner, de s’insinuer, de nous éloigner. Je sais que la chaleur redevient plus supportable pour Palpatine à ce qu’il recommence à parler boulot ou business, et une conversation autre n’est jamais à l’abri d’un eurêka quant à une solution pour éradiquer un bug. Cette monomaniaquerie a quelque chose de comique, et on en rit parfois de bon cœur, mais le rire n’efface pas la fatigue et la lassitude qu’il aide à supporter. Impression de tourner en rond, dans nos conversations et dans nos êtres, de plus en plus juxtaposés. À sa frustration de ne pas trouver assez ou assez vite de répondant dans le business répond ma frustration de ne pas réussir à soulager la sienne, d’être un mauvais divertissement. Présence absentée, soutien défectueux, nous avons de moins en moins à nous apporter. Chacun se cristallise sur son obsession : faire que ça marche, faire que ça s’arrête. Le téléphone explosé contre le mur : avais-je pensé l’image plus tôt qu’elle serait devenue mon mille-pattes, comme chez Robbe-Grillet. Malgré quelques percées, la lumière s’est retirée au bout du tunnel et je doute parfois d’avoir la patience et l’endurance nécessaires pour l’atteindre tandis qu’elle semble reculer.

 

 

J’ai hurlé sur Palpatine et le lendemain, j’étais lessivée. Vidée de tout le négatif absorbé comme une éponge. Exprimée comme un citron. Assise devant une forêt de bambous, je me suis demandé ce que l’on faisait là. Qu’est-ce qu’on fait ici ? Pourquoi on voyage à l’autre bout du monde. Qu’est-ce qu’on espère y voir ? Quel intérêt à voir ? Puisqu’on ne peut pas se fuir. À partir de ce moment, j’ai eu envie de rentrer. De retrouver l’obscurité jusqu’à 6h du matin, des fruits et légumes dans mon assiette, mon calme et une identité plus flatteuse. De rentrer en moi.

Je ne cherche pas à tenir une comptabilité des torts et des bons points. Cela n’aurait aucun sens : il s’agit d’ajustement, de réussir à s’ajuster l’un à l’autre. Mais d’avoir écrit cela, d’avoir reconnu l’existence de la frustration au lieu de la refouler, fait ressortir tout ce que le voyage a pu avoir de lumineux. Cela jaillit soudain simplement. Les contrariétés tirent à elles la pellicule noire qui, couvrant le blanc, faisait grisaille ; elles se rassemblent en un yin qui ne laisse plus qu’un petit rond noir dans le yang, à travers lequel passe à nouveau la lumière. Je ne raconte pas le noir pour l’isoler du blanc et l’oublier, mais pour redonner au blanc tout son éclat. Et au noir. C’est l’un et l’autre. Quand on me demande si j’ai aimé le Japon, je réponds rapidement que je n’ai pas trop aimé le pays, mais que j’ai aimé le découvrir, rassurez-vous. Ce n’est pas tout à fait juste : l’un et l’autre, le Japon et le voyage, sont trop intimement liés pour pouvoir ainsi les séparer. Il faudrait dire : j’ai aimé ce voyage et je ne l’ai pas aimé. Ce faisant, je m’interdirais de fourrer tout ce que de ma vie je ne veux pas voir dans cette case-là du monde et de mes souvenirs, et de fermer hâtivement la porte du placard rempli d’affaires prêtes à dégringoler en m’écriant que non, je n’aime pas le Japon (mais le voyage j’ai aimé : le placard s’ouvre, tout dégringole).

Blanc et noir nippon, gris souris. L’un et l’autre, je peux maintenant vous raconter, sans laisser aucun des deux empiéter sur l’autre.