De blanches falaises, un archevêque planté en pleine nuit

Mardi 13 août

Sur le trajet de Roubaix à Calais, je me dis qu’il y aurait matière à une étude graphique sur les clochers du Nord ; je verrais bien un poster d’illustrations vectorielles.

Après un imbroglio de palissades, barbelés et échangeurs, puis des contrôles de passeport et plaques d’immatriculation, nous voilà stockés pour une heure sur un parking. L’embarcation proprement dite est également laborieuse, les automobilistes mal dirigés à l’intérieur du ferry. Un petit stage en Norvège ? propose Mum. Tout était si fluide là-bas — sans frontière il est vrai.

En attendant sur le parking, nous observons ce qui se passe dans le coffre devant nous comme si nous étions dans un cinéma drive-in : le père qui se glisse dans le coffre, son T-shirt avec la vague d’Hokusai plantée comme une feuille de salade dans un bol de ramen ; le gamin qui n’arrête pas, lui donne limite un coup dans les roubignoles (choix lexical de Mum) ; le chien qui suit le trajet du sandwich du fils au père, du père au fils et du fils à la mère, le museau comme un curseur aimanté. Nos commentaires assurent l’audiodescription.

La traversée vaut croisière, sur l’eau, au vent, au soleil. Un passager s’amuse à jeter des morceaux de son sandwich à une mouette qui les attrape au vol — l’expression ne rend pas la prouesse : au vol comme un gardien de but intercepterait le ballon. En dessous du bastingage, les dessins de l’écume font comme une pierre précieuse, un marbre, je repense à Fabienne Verdier, à ses pierres de rêve, aux motifs naturels qui se répètent. Mum, dans un autre registre, y voit de la crépinette, le gras que l’on étire pour enrober les paupiettes de veau — un motif organique encore.

Les falaises blanches vues depuis el bateau

Les falaises à l’approche du ferry me donnent envie de faire des collages de papiers déchirés, unis pour les roches, texte au noir pour la mer qui moutonne. Connaissez-vous les collages montagneux de Cécile Fourcade  ? On y marche ensuite, sur ces White Cliffs of Dover et la marche et le vent font se sentir vivant puis fatigué d’une saine fatigue. On pourrait se croire à Étretat, n’était le phare réaménagé en salon de thé rétro éminemment britannique. Une playlist se fait passer pour une radio des années 1920, peu ou prou l’époque où doit avoir été pris le portrait de la jeune reine Elisabeth qui trône au-dessus d’une théière en forme de phare. Pour compléter le tableau, il faudrait ajouter le papier peint à fleurs, les vieux portraits encadrés des gardiens de phare ou de leur famille, les rideaux en dentelle vieillotte que l’on tire et retire et remet pour la vue embuée, et les chaises en bois dépareillées, aussi bien dans la forme des dossiers que dans les tissus d’ameublement — du latin est brodé sur l’un d’eux. C’est comme la vaisselle, rien ne va avec rien, mais si bien que cela en devient British à souhait. C’est là que nous mangeons nos premiers scones du séjour, plain scone avec de la clotted cream pour Mum, cheese scone pour moi. Dehors, les tasses à thé trônent négligemment sur des plateaux de self emportés sur les tables de pique-nique, fanions au vent. Lequel vent se lève fortement sur le retour.

La drapeau anglais qui flotte, vu à travers la vitre du salon de thé avec son rideau mémère

Dénivelé de la falaise et minuscules silhouettes humaines en haut, face à la mer

La lumière à travers les rideaux du salon de thé

Un arbre ébouriffé au bord de la falaise

Et c’est le début de la conduite à gauche.

À Canterbury, le AirBnB est AirBnBesque. Je voudrais sur le canapé bleu nuit prendre le temps de compulser tous les livres de cuisine, au-delà de leur couverture sweet tooth. La tête inclinée dans l’autre sens (il n’y a pas que la conduite qui soit inversée chez les Anglais), je parcours le rayon de fiction, aux noms familiers : Bill Bryson, Murdoch, Murakami, Zadie Smith, Roam Dahl, Pratchett, Margaret Atwood, Ian McEwan. Dans la salle de bain, dans l’entrée, dans la chambre, je guette, encadrés ou au fond d’une étagère vide, encore sous plastique, des dessins aux traits fins, interrompus parfois. La série conserve quelque chose d’intime. Dans le salon, ce sont d’autres dessins aux traits grossiers, aux yeux vus et revus qui ne voient rien. Dans l’entrée, une boîte de thé miniature singe Big Ben sur une étagère que je fais tomber en me relevant (pourquoi m’étais-je baissée, je l’ai déjà oublié), les chevilles arrachées du mur. On ramasse les gravillons éparpillés depuis le bocal ornemental où ils étaient, Bébé Big Ben et les animaux sculptés, on remet tout en place, bien disposé, sur l’étagère effondrée à même la moquette. La moquette : épaisse et pas très propre, j’avais oublié le plaisir de s’enfoncer en marchant.

Challenge : visiter Canterbury sans chanter la chanson de Delerm. On a planté, en pleine nuit / l’archevêque de Can-ter-bu-ry… Les alentours de la cathédrale sont presque déserts en cette fin de journée. Nous partageons la quiétude du cloître et du jardin avec quelques rares touristes. Le jardin, très anglais avec ses rosiers. Et le cloître… comme tous les espaces de perméabilité entre l’extérieur et l’intérieur (les bow windows, les chiens assis…), j’aime les cloîtres, leurs promenades abritées, comme un secret, et néanmoins à l’air libre… Nous y sommes seules un instant, à la fois dehors et dedans. Les vitraux sont fiévreux, les herbe hautes, silencieuses dans leur frisson, et le gardien ferme devant puis derrière nous. Ces couloirs, ces carrefours de pas m’appellent davantage que la cathédrale en elle-même. D’un commun accord, nous esquivons la visite payante (une cathédrale ou une autre…) et flânons autour des ruines de l’abbaye. Comme à Rome, les strates temporelles m’émeuvent davantage que les édifices en eux-mêmes ; le résultat fini, par sa permanence, efface le vertige de l’éloignement temporel. Il se fait faim et nous remettons au lendemain la promenade dans le jardin du souvenir, sans savoir que, le lendemain, nous trouverons l’entrée du parvis non seulement grouillante de monde, mais barrée, rendue payante : nous étions la veille sans le savoir arrivées aux heures de culte. Préférant rester fidèles à nos instants privilégiés de la veille, nous avons abandonné le site aux touristes moins chanceux.

Découpes du cloître

Au détour d’une rue, à la recherche d’un endroit où dîner, Mum retrouve la porte de guingois qu’elle avait photographiée adolescente, qui lui confirme être venue ici, à l’époque où elle était en séjour linguistique avec mon père. Elle n’était plus bien sûre. L’émotion de trouver, non ce qu’on était venu chercher, mais ce dont on se souvenait à peine, dont on n’était pas sûr de se souvenir. De retour en France, Mum retrouvera la photo de son adolescence… prise à Rye.

Porte inclinée d'une librairie à Canterbury

Photo de Mum d'une autre porte inclinée prise à Rye

Dans un restaurant dont on ne sait pas encore qu’on le retrouvera dans d’autres villes, nous mangeons une délicieuse pizza au halloumi et oignons caramélisés. La pâte au sourdough est étonnement digeste ; on s’en étonnera à plusieurs reprise le soir et le lendemain, sans pépie ni sommeil lourd. À la table d’à côté, une autre mère et une autre fille se racontent d’autres choses avec la même connivence tandis que nous discutons à distance des derniers mois de travail de Mum et nous remémorons d’autres voyages mère-fille, évoquant des souvenirs saillants dans une géographie et une temporalité très incertaines : était-ce le premier ou le deuxième voyage en Norvège ? ils se sont fondus ensemble ; l’Italie ou la Calabre ? En filigrane, à travers ce qu’on en oublie, se pose la question de ce qu’on vient chercher en voyage — de ce qu’on vient oublier en voyage ? et de ce qu’on trouve : l’envie ? Avec le temps, les souvenirs se superposent, se confondent, au point que si l’on faisait un tour complet du monde, on aurait probablement oublié le début à la fin. Pour quoi voyage-t-on, visite-t-on avec autant d’assiduité, si l’on oublie ce que l’on a vu, visité ? Peut-être les souvenirs n’ont-ils pas disparus ; ils se seraient raréfiés, devenus vifs et rares. Peut-être aussi les voyages n’ont-ils pas vocation à demeurer, seulement à permettre ce genre de moment, de discussion. Alors que Mum aborde la retraite avec une sorte d’incrédulité teintée de défiance ou de désillusion, quelque chose en dé-, détricotage, nous remontons aux clubs de vacances d’enfance, la sienne et la mienne. Fut une époque où l’on partait à chaque vacances ; aujourd’hui, on peine davantage à se projeter, à réserver. À chaque fois que l’on part, on se dit qu’on devrait partir plus souvent. C’est ce que l’on s’est dit pendant toute la promenade sur les falaises, le premier jour, à quel point ça fait du bien.

Les souvenirs défilent à table et le soir, coincée aux toilettes par mes TOC comme tous les soirs, ce sont les années que je fais défiler sur l’écran de contrôle de mon appareil photo : la Norvège, l’Italie, les Noëls avec des coupes de cheveux qui faisaient paraître Mum plus vieille qu’elle ne l’est aujourdhui et papi vivant (cela fait 5 ans qu’il est mort tu te rends compte, elle me dit ; on ne se rend pas compte, on se redit), Palpatine en vacances à Noël, au mariage de P. puis plus de Palpatine, le confinement, la suite, le vertige de la mosaïque immense et des photos minuscules dans la pellicule du téléphone dézoomée.

On rit encore dans le canapé bleu moelleux du AirBnB. Ce soir, dans le one woman show de Mum : le récit du prélèvement du caca pour échapper à la coloscopie (si). À un moment, il faut bien aller dormir quand même. Il est minuit ici, 1h en France.

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Mercredi 14 août

Je me réveille d’un rêve où j’écrivais une lettre à mon cousin-qui-a-coupé-les-ponts ; son prénom ne me revient pas immédiatement, à mesure de l’oubli oublié. Sur le canapé bleu nuit mou, je consigne ça et prends des notes sur la première journée du voyage dans l’application Journal de mon nouveau téléphone. Je pourrais le faire directement sur WordPress, en brouillon, mais ainsi les notes restent plus modestes, classées par jour, et j’ai l’illusion d’écrire pour moi rien que pour moi — peut-être le devrais-je ?  Je note en mots-clés, lieux, souvenirs déclencheurs, sans points ni majuscules souvent ; je conjugue à peine, mais parfois l’infinitif marque davantage que l’action : le départ de l’écriture. Parmi les white cliffs, la pizza, Delerm, se trouvent les quasi poèmes de la traversée : tout est dans tout / alors ne pas être dans l’eau sombre et dure quand on est sur le pont du ferry  / au loin à l’horizon flou où la mer et le ciel débordent l’un dans l’autre / un probable porte-conteneur ouvre une porte de sortie.

On a planté en pleine nuit, l’archevêque… De Canterbury, nous visitons ce qui n’est pas la cathédrale et déjeunons d’un sandwich triangle au bord de l’eau, avec d’autres touristes, espacés et alignés comme les pieds de pommier qui grimpent à intervalles réguliers le muret du jardin très propret qui nous fait face. Sous nos pieds pendants, des algues agitent la chevelure d’Ophélia. On est parti avant la fin / du monologue shakespearien…  On passe du temps à observer les mouettes se prendre le bec sur le toit d’en face et les canards dériver comme leurs homologues en plastique — quelque soit la langue que l’on parle, on fait les mêmes bruits à les mimer. Mum suit avec attention les manœuvres des gondoles et plus particulièrement d’un gondolier : on jurerait que le Dr House s’est reconverti. Partis avant d’savoir / l’fin mot de l’histoire…

Nous faisons le tour d’un platane oriental disgracieux mais imposant, obèse probablement d’avoir mangé trop de pâtisseries. Les Anglais savent y faire : sont beaux et les jardins et leur fondu-enchaîné à la verdure moins dirigée. Les saules pleureurs répondent aux algues, ça foisonne vert dans la ville. On pourrait se promener longtemps, mais nous rebroussons chemin pour poursuivre le nôtre. Non sans avoir acheté d’énormes scones, des rochers vraiment. On s’apercevra ensuite qu’il s’agissait du salon de thé recommandé dans le guide.

Pour nous punir d’avoir délaissé l’autoroute au profit de routes secondaires,  le GPS nous embringue sur tout un tas de routes impossibles criblées d’ornières, où souvent l’on ne passe pas à deux de face — à gauche pour céder le passage, à gauche ! Par la suite, on tentera de deviner la taille des routes à leur tracé plus ou moins sinueux ou rectiligne, mais pour l’heure, il faut poursuivre et persévérer dans un périple un brin éprouvant. À Tenterden, où nous faisons halte pour nous dégourdir les pattes, une dame sortie du salon de coiffure avec le plastron et les cheveux mouillés promène son petit chien dans le jardin de l’église pendant que sa couleur pose, parapluie à la main. La scène vaut presque à elle seule la fatigue de la route qui suit. Nous faisons un dernier break-détour à Hastings : ça disait quelque chose à Mum et ne nous dit rien quand on arrive. C’est un peu le Toulon local, tristoune. On prend le vent cinq minutes et les portières claquent pour Brighton.

Boutique de vêtements "Ibbidi-Bobbidi-Boo"

Journal d’août 2/4

Lundi 7 août

Qu’il m’est étrange désormais d’arriver Gare du Nord sans monter dans un TGV pour Lille ! Je monte à la place sur la plateforme d’embarquement de l’Eurostar. La volée d’escaliers me projette quelques années en arrière, cinq, six, quand la virée londonienne était annuelle. L’excitation est intacte.

Dans le train, je regrette que les enfants d’à côté ne soient pas rivés à quelque écran. Même le père flegmatique finit par craquer et demande à ce que le vroum vroum cesse ; la figurine en plastique rouge quitte alors le circuit automobile pour se lancer dans une aventure imprécise, à mi-chemin entre la guerre et les travaux de voirie. Are we gonna scuba-diving? demande l’un ou l’autre enfant avant que le train s’engouffre dans le tunnel sous la manche. C’est à présent une mini-tour Eiffel scintillante qui nage devant la vitre obscurcie. What is the name of the fish who is friend with the mermaids? J’ai l’impression d’une colle, mais la mère renverse la tête sur l’appui-tête, ferme un instant ses yeux globuleux et les rouvre aussitôt avec la réponse : Flounder. Aussi évident que Londres est la capitale du Royaume-Uni. Flounder. Je me demande sur le moment si la mère a inventé une réponse pour avoir la paix ou si elle a revu 23 fois un dessin animé que je ne connais pas. Douze jours plus tard, alors que je rédige cette entrée, Wikipédia tranche : il s’agit du nom original de Polochon dans La Petite Sirène de Disney. J’aurai gagné Flounder en plus d’un mal de crâne.

Je n’ai pas encore vu les bus rouges, les bandes jaunes et les taxis noirs que déjà je suis dans l’exaltation d’être à Londres. Je suis à Londres ! Je suis dans la file d’attente pour recharger mon Oyster Card, et je vis ma meilleure vie en dévorant sans attendre un sandwich triangle au chutney de carotte. Ce sera mon obsession du week-end : les sandwichs triangle. Pickles, chutney, cresson… Dix ans plus tard — littéralement —, l’Oyster Card de Mum a conservé 0.28 £. Un refill et c’est parti. J’avais oublié les cercles rouges sur le tissu des sièges dans le métro, logo du tube et London Eye fusionnés et répétés à loisir en un même motif. Mind the gap!

Arche décorée de flamands roses entre des immeubles
Décoration à The Yards, près de Covent Garden

Notre première journée, première après-midi, est dédiée à ce qui s’apparente à un pèlerinage : il faut passer par Covent Garden et la boutique du Royal Opera House, rallier Piccadilly, faire le plein de thé et fureter dans les étages de Forntum & Mason avant de repartir en traversant Saint James Park. À la fin de la journée, nous sommes crevées : dîner pic-nique de sandwichs triangles à l’hôtel. Les chips au vinaigre ont un tout autre goût à Londres.

Une PLV du lapin d'Alice au pays des merveilles, installé à une table avec la vaisselle assortie

Candélabre laissant deviner dans la pénombre une nuée de tasses ailées (comme le vif or dans Harry Potter)

Jolis pots de lemon curd en enfilage

Saint James Park dans une lumière dorée

Un écureuil traverse le bitume du parc avec une noisette dans la gueule, dans la lumière dorée

Un écureuil avec sa noisette dans la fourche de deux branches

Un parterre de fleurs hyper coloré

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Mardi 8 août

C’est un 6 août à Londres que j’ai découvert le maquereau fumé, et le buffet de l’hôtel me permet de célébrer cet anniversaire. J’observe pour voir qui d’autre que moi mange du maquereau fumé froid au petit-déjeuner. Personne ne semble y toucher, et je vois passer beaucoup d’English Breakfast fumant avant de repérer qui se sert un monsieur absolument fade à l’exception de ses lunettes noires rectangulaires. Bartelby prend donc du smoked mackerel au petit-déjeuner.

Immeubles londoniens

Le temps est pluvieux, mais j’ai dans l’idée de faire découvrir Canary Wharf à Mum. À notre arrivée, les hommes d’affaire sont en pause déjeuner, ça téléphone, sandwich et latte dans les recoins du jardin central. Costumes bien coupés… I’ll get back to you… oreillettes en place… of course… tous professionnels, imperméables à la pluie. En s’extrayant des buildings, je retrouve l’esplanade qui marque le début de la promenade le long de la Tamise, et de l’autre côté de la rive, l’hôtel où j’avais passé un autre anniversaire (et découvert le maquereau fumé) avec Palpatine. Londres est un palimpseste de souvenirs avec lui, quand bien même cette promenade, je l’avais faite seule, pendant qu’il assistait à une journée de présentation de MBA. J’avais gardé le souvenir d’être repassée régulièrement du front de rivière à la rue derrière les immeubles lors de certains tronçons privés  — des travaux interrompent encore un peu plus la déambulation. Mais je parviens à retrouver l’improbable petit port entre les immeubles en briques, qui achèvera de ravir Mum.

Jolie maison près de la Tamise, décorée avec des bouées de sauvetage

Une jolie porte bleue-violetteTransmutation de la pluie en thé en nous réfugiant chez Richoux. Le Richoux blend n’existe plus, la vaisselle n’a plus de liseré rouge ni les scones de raisins secs, ceux-ci sont servis dans une corbeille à pains (de fait, c’est accurate, ils partent comme des petits pains), et la vitrine de gâteaux variés tous plus riches les uns que les autres a été remplacée par moult parfums de cruffins en apparences identiques (une brioche feuilletée fourrée, désignée par un mot-valise associant la hype du croissant à la forme du muffin). Ce qui ne change pas, en revanche, c’est la sainte-trinité scone – clotted cream – confiture de fraise dans nos assiettes. Plus les années passent, plus je vide avec plaisir le petit pot de clotted cream.

Clotted cream, confiture et demi-scène tartiné

Mum m’a fait découvrir Londres, les scones, l’Earl Grey, Big Ben, Westminster, les bijoux de la reine, Liberty, Camden Market. Je continue à lui faire découvrir ce que, de la ville, j’ai cartographié sans elle : après le quartier récent de Canary Wharf, ce sont les librairies anciennes Hatchard’s et Daunt Books. Je redécouvre la seconde : j’ai toujours aimé son architecture, ses galeries, ses boiseries, sa verrière, mais j’avais aussi toujours considéré cette librairie de voyage comme n’étant pas pour moi, passant à côté de ce qu’il peut y avoir de poétique à regrouper les ouvrages par origine géographique, faisant dialoguer guides et récits de voyages avec la fiction évoquant ou écrite depuis les mêmes contrées. Les fauteuils en osier du sous-sol, où l’on dépose notre fatigue feutrée, ne sont peut-être pas pour rien dans cette ouverture tardive. Au rez-de-chaussée, Mum s’attarde devant un ouvrage richement illustré de Lonely Planet (je ne savais pas qu’ils faisaient des beaux livres !), que l’on feuillette à deux, et j’embarque le premier tome de l’autobiographie de Deborah Levy. La libraire à la caisse fait une drôle de tête quand j’étale mes piécettes pour qu’elle m’aide à trouver l’appoint ; elle m’en rend une qui me semblait pourtant avoir le bon chiffre : c’étaient des centimes hong-kongais.

Photo floue où un monsieur bien habillé avec une pochette lit dans une magnifique librairie avec un vitrail

Marylebone, le quartier de Daunt Books, plaît beaucoup à Mum, déjà en train de repérer les hôtels dans le coin pour un prochain séjour. À un croisement de ce coin chic, sur un banc, un homme en fin de carrière éructe au téléphone, se replie un peu plus sur sa pochette en cuir à chaque occurrence de « Stop this shit! » — he’s clearly loosing his’. Une poussette tourne la tête, et tout le monde au carrefour. En France, l’homme continuerait plus fort pour donner la mesure de son énervement. Ici, il parait encore plus en colère (contre lui ou son interlocuteur) d’être vu en train de perdre son flegme, tente de murmurer ses cris. Et bientôt se détourne ou se lève, je n’ai pas osé lui imposer plus longtemps un regard supplémentaire.

Ambiance du restaurant Pachamama

Glazed aubergine, heritage carrot, fried plantain, peruvian chocolate

Pour finir la journée, mieux que le triple-A, le quadruple-A du Pachamama. J’y avais brunché il y a une éternité avec JoPrincesse, et c’est la seule adresse qui m’est revenue lorsque Mum m’a demandé où l’on pourrait réserver pour dîner. J’y ai retrouvé le yaourt fumé qui m’avait marquée, ici pour adoucir des aubergines cuisinées dans une sauce fort piquante, mais fort goûtues. C’est ce qu’ont en commun les plats végétariens que nous commandons, tous relevés, avec des saveurs inhabituelles, très travaillées. Le dîner en devient festif : on s’esbaudit de chaque bouchée, chaque saveur goûtée du bord de la fourchette puis ravitaillée, ravivée à pleines fourchettées. Entre la salle sombre et les ingréidents grillés, fumés, on ne voit le voit pas très très bien ce que l’on mange, mais le dîner monopolise la conversation, on ne parle que de ça, on goûte, re-goûte de-ci de-là, les sauces séparément, ensemble, et bientôt en croisant les plats, qui se succèdent de plus en plus rapidement, au point de se juxtaposer par cuillères entières dans nos assiettes, carottes rôties au miso, aubergines façon barbecue ribs et bananes plantains. Le dessert arrive avec une bougie plantée dessus (de la glace au quinoa fumé, imaginez !) et on nous offre deux shots de liqueur, pas très fort nous assure la serveuse — Mum, qui se ne laisse pas démonter maintenant qu’elle carbure au prosecco, begs to differ.

Le quadruple A du Pachamama

Saint Christopher's place, éclairage violet de nuit

Lumières nocturnes

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Mercredi 9 août

Tout comme les chips au vinaigre, c’est à Londres que les toasts à la marmelade d’orange amère s’apprécient vraiment. Re-enactment au petit-déjeuner.

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Sous la douche, je constate avoir le corps couvert de boutons, et reprenant la notice de l’antibiotique (une infection du conduit auditif interne), je fais soudain le rapprochement avec la tension des nerfs oculaires que j’ai notée depuis plusieurs jours et la démangeaison des muqueuses ressentie dans la nuit (dénomination pudique pour dire que tu as envie de te gratter l’entrejambe comme un vieux kangourou). Mes symptômes sont en gras dans la liste des effets secondaires potentiels, et la notice exhorte à consulter un pharmacien ou un pharmacien sans tarder, l’allergie pouvant être dans de rares cas mortelle. Lorsque j’explique mon cas à la pharmacienne la plus proche, celle-ci répond que ce n’est certes pas ce qu’on a envie d’entendre lorsqu’on est en vacances, mais qu’il faut aller vérifier aux urgences, une piqûre pourrait être nécessaire — l’hôpital est juste derrière.

Long story short, on a beaucoup poireauté, Mum à la limite de faire un malaise à force de rester debout (mais refusant mordicus d’aller s’assoir plus loin dans un coin de verdure), jusqu’à ce que l’infirmière de triage, très patiente avec mon vocabulaire médical limité (les muqueuses ont été remplacées par lips et down there), prenne ma température, ma tension et estime qu’il n’y a pas besoin de piqûre. Je décline auprès de la dame censée m’enregistrer les trois heures d’attente pour voir un médecin (I can’t tell you what you do, but I would do the same) et retourne à la pharmacie acheter les mêmes anti-histaminiques que j’aurais pu me procurer trois heures plus tôt.

La pharmacienne me reconnait, me vend ce qu’il faut et me rattrape alors que m’apprête à sortir pour m’expliquer que je peux augmenter légèrement la posologie indiquée, vu qu’il s’agit d’un médicament sans ordonnance. Sa voix est douce mais ferme, posée ; on la sent compétente, d’une compétence qui ne l’a pas départie de son empathie. Mum a la même impression : cette femme inspire confiance ; si elle habitait ici, c’est elle qu’elle choisirait comme pharmacienne. C’est probablement ce que je garderai de positif de toute cette précaution inutile : l’image discrètement chaleureuse de cette professionnelle de santé, cheveux noirs, peau mate, blouse blanche, probablement d’origine indienne ou pakistanaise.

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La journée est bien entamée, le programme compromis. On tente tout de même les Kew Gardens, chaudement recommandés par Melendili et repoussés au jour du départ pour cause de météo. C’est tout de suite (après 45 minutes de métro) un émerveillement et un regret : j’aurais dû prendre les anti-histaminiques de suite pour profiter plus longtemps de cet endroit qui mérite d’y passer la journée, nonobstant les avions qui rasent le site à intervalles réguliers. Même la portion de ville qui sépare la station de métro des jardins botaniques est mignonne à s’y attarder.

Détail de l'architecture e la serre, en forme de fleur

Au milieu de jardins à la française que nous n’aurons pas vraiment le temps de parcourir, une serre de palmiers nous propulse en pleine jungle. On peut en admirer la canopée en accédant à une galerie surchauffée par des escaliers irrésistiblement coloniaux avec leur peinture blanche écaillée autour d’ornementations métalliques. Pour un peu, on pourrait nourrir un tyrannosaurus depuis cette position en surplomb.

Serre des palmiers aux Kew gardens, vu d'en haut

Merci de ne pas monter si vous avez des problèmes de santé, c’est l’aventure tropicale par 38 degrés. Une plante tente l’évasion, a trouvé une ouverture où déployer une racine téléphonique. De retour à une hydrométrie et des températures plus clémentes, on se dévisse la tête, on compare la forme des feuilles, de toutes ces essences exotiques. Je découvre comment pousse le poivre et m’amuse d’un petit tronc qui ressemble à une asperge géante — mais pas autant que de la statue d’une licorne altière dehors, que je ne peux m’empêcher de légender proud unicorn.

Mum la tête renversée pour admirer les palmiers

Une deuxième serre est consacrée aux moules à tarte flottants nénuphars, dont certaines variétés géantes, et une troisième à toutes sortes de plantes grasses et cactus. C’est déjà l’heure de repartir, sans peluche radis ni carte postale splendide — la boutique est elle aussi un lieu de perdition.

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Il n’y a pas que la Circle line et la District line qui circule aux Kew Gardens : nous l’apprenons à nos dépends, nous découvrant égarées sur une ligne orange. Entre ce pseudo-RER et un arrêt en pleine voie, notre avance fond comme neige au soleil. Le trajet retour inclut ainsi : une longue station assise sous tension, des instants de panique, un sprint entrecoupé de longues foulées essoufflées pour récupérer les valises à l’hôtel et moi qui en ressort en courant de guingois une valise cabine à chaque main (Mum me confiera dans l’Eurostar avoir du réprimer un fou rire à cet instant), le tout culminant par du slalom et des petites roues à grande vitesse dans les couloirs du tube. À l’embarquement de l’Eurostar, Mum bipe et passe, je reste coincée : l’heure maximale d’embarquement est passée entre nous deux, c’est dire si nous étions juste. Heureusement, Mum a invoqué ses anges gardiens et un employé bien luné me laisse passer, nous épargnant le supplément de 160£ par personne pour n’importe quel train ultérieur de la soirée. Moralité de cette journée : ayez toujours des anti-histaminiques et de l’avance en voyage.

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Jeudi 10 août

Canapé intensif.

Relecture d’un nouveau chapitre du roman de M. C’est de mieux en mieux de chapitre en chapitre. Préparez-vous à ce que je vous harcèle avec à sa sortie. J’hésite encore sur la punchline que Télérama lui accolerait si c’était un film dans son programme TV. Ma première take était : chick-litt de transfuge de classe ; mais quid d’intrigue en open-space ? Start-up perverse narcissique ? Le diable s’habille en sneakers ? My Little Vanity Fair?