J’ai toujours aimé les vendredi 13. Par esprit de contradiction, sans doute. Vendredi midi, alors que ma collègue avait annoncé prendre son après-midi et que tous les feux piéton étaient au vert sur le chemin de la danse, je me suis dit que tout était un peu trop parfait. Puis j’ai entrepris de casser mes nouvelles pointes, et dansé de manière si gauche que je ne me serais certainement pas souvenue avoir pensé ça s’il ne s’était pas passé ce qu’il s’est passé.
Dans la voiture, #Mum me raconte une blague qu’on lui a racontée mercredi : c’est l’histoire des trois petits cochons ; le vent a soufflé, tout ça, ils sont dans la dernière maison, terrorisés ; le loup entre… et lance « Salam alekoum ». Trois petits cochons soulagés. J’ai ri.
Sauf que le loup n’a pas lancé « Salam alekoum » en entrant au Bataclan.
Nous avons dîné dans un restaurant vietnamien près de chez moi, sans imaginer ce qu’il se passait de l’autre côté de la frontière gastronomique, au Cambodge.
SMS de JoPrincesse qui me demande si tout va bien. On se demande souvent si tout va bien, avec JoPrincesse – plutôt sur Hangouts, mais par SMS aussi parfois. Alors je réponds oui oui, vite fait. Le téléphone vibre à nouveau : « Prends soin de toi. » Je me dis, tiens, la princesse a un coup de blues, et puis, par acquis de conscience, quand même, je demande pourquoi elle me dit ça. Peut-être que c’est un gros coup de blues.
C’est une fusillade.
J’allume la télévision. Je ne connais même pas le canal de BFMTV.
Le tout-Twitter est sur le qui-vive. L’ensemble de ma TL est bientôt géolocalisée sous l’égide du hashtag #PorteOuverte. Suis-je la seule à penser vols, viols et violence ?
Sirènes des ambulances : la Pitié-Salpêtrière est en bas du boulevard et ce sont des convois d’ambulances qui passent. Alors que j’ai tardé à me lever pour aller jusqu’à la fenêtre, j’en compte une dizaine.
En plus, elle est hyper-jolie, je me surprends à penser devant les avis de recherche. Comme si la mort de quelqu’un de moins beau avait moins d’importance. Je m’en rends compte et me justifie : la beauté est une affirmation de la vie au carré.
Les pensées idiotes ne s’auto-censurent pas : au moins, avec le portrait que Renaud m’a fait, mes amis auraient une photo potable à diffuser. Le narcissisme mal placé, dommage collatéral de l’empathie par égocentrisme.
Je n’ai jamais mis les pieds au Bataclan. Au théâtre des Champs Elysées, ça donnerait quoi ?Vaudrait-il mieux passer par l’escalier principal ou par celui proche de l’avant-scène ? Et à la Philharmonie ? Les terroristes se seraient perdus dans les couloirs. Voilà le principe architectural de Jean-Nouvel enfin dévoilé : c’est une architecture anti-terroriste !
C’est un spectacle. Spectaculaire. Qui marque d’autant plus les esprits qu’il n’y a pas de cible définie. Être marqué, c’est penser en pleine nuit, en sortant d’un dîner dans le XVe arrondissement : Le renfoncement de cette porte cochère pourrait constituer un abri éphémère si une fusillade se déclarait. La police recommandait de rester chez soi. Mais qu’y aura-il de différent lundi, quand tous les parcs, les centres commerciaux, les musées et autres auront rouvert ? Quand il faudra retourner travailler ? Rien. Alors autant ne pas laisser la peur nous paralyser. Essayer. Il n’y avait presque personne dans les rues. Ce presque qui est à la fois trop (sans personne, il n’y a personne pour vous porter préjudice) et trop peu (pas assez pour vous porter secours). Presque personne un samedi soir.
Sur Twitter, quelqu’un se demande : et si on avait eu des armes ? Paris serait en bouteille. Paris serait peut-être Columbine. Bowling for Columbine.
Des suicidaires et des martyres. Qu’est-ce que tu feras, mec, quand tu auras décapsulé tes 70 vierges ? Sans même parler du fait qu’Eros n’a pas sens que par rapport à Thanatos, c’est long, l’éternité – surtout sur la fin. Tout ça au nom d’Allah, alors que ça fait belle lurette qu’il est mort, Dieu. Vous n’avez pas vu le certificat de décès, rédigé par Nietzsche ?
Le djihadiste est un homme irrationnel. Le dernier Woody Allen fait froid dans le dos, soudain, avec son personnage de professeur de philosophie alcoolique que ni le sexe ni l’intellect ne suffisent à exciter, mais qui retrouve goût à la vie au moment où il décide de tuer un juge pourri. Au moment où il décide de tuer la jeunesse d’un Occident perverti. Tuer des gens, c’est tout ce que la kamikaze a trouvé : ni les filles, ni le sport, ni le plaisir, ni le savoir, ni l’art, ni la gastronomie, aucune nourriture terrestre ou spirituelle n’a pu donner sens à sa vie. On le qualifie de fou ou d’illuminé pour ne pas avoir à y regarder de plus près. Pour ne pas voir que les failles béantes dans lesquelles s’engouffre le terrorisme existent chez d’autres individus.
Le XIe arrondissement n’est ni le XVIe (ce sont des riches de toutes façons) ni le XVIIIe (ce sont des immigrés de toutes façons) : le quartier bobo-populaire avec une population à laquelle il est facile de s’identifier. L’existence d’une stratégie rassurerait presque, malgré son efficacité. Elle aide à oublier que rationnel n’est pas raisonnable. On se prend presque à espérer qu’il y ait derrière les kamikazes des gens assoiffés de pouvoir, cyniques et stratégiques, qui ne croient pas à la rhétorique qu’ils emploient. Or la raison peut délirer : c’est l’idéologie.
Mais on ne va pas jusque là. Pas dans l’immédiat.
Et si cela avait été moi ? Je suis fondamentalement lâche : non seulement je voudrais mourir sans avoir mal, mais aussi sans avoir peur. Je reste fascinée – horrifiée mais fascinée – par le savoir de l’imminence de sa propre mort. Le témoignage du jeune homme présent dans le Bataclan risque de s’ajouter aux scénarios qui se rejouent à mon insu dans un demi-sommeil : que ferais-je si… que ressent-on quand… on se sait condamné par un cancer ? on était envoyé au fond de la mine pour déclencher le coup de grisou ? on est coincé dans l’enfer d’une prise d’otage sans revendication ?
Et si cela avait été Palpatine ? Comment pourrait-on envisager la mort d’autrui qui nous est proche ? Ce qui dépend de moi, ce qui ne dépend pas du moi… je connais la chanson. Mais s’il est question de substituer l’image de Palpatine à l’un de ces corps sans vie, ne serait-ce qu’hypothétiquement, ne serait-ce que pour exercer ma compassion, pour essayer de prendre la mesure de l’irréel : le stoïcisme n’existe plus. Quand bien même on a érigé la passion comme modèle repoussoir, il n’y a pas d’amour stoïque. J’voudrais pas crever. J’voudrais pas crever seule. Et j’voudrais pas vivre seule non plus.
Dimanche matin, aux aurores, j’ai râlé parce que Palpatine m’a réveillé ; mais quelques heures plus tard, au réveil, au vrai, après s’être enfin rendormis, on s’est enlacés comme si on se retrouvait. Bien contents d’être là l’un avec l’autre. Parce qu’au final, l’arbitraire des terroristes usurpe celui de la mort. On pourrait aussi bien mourir renversé par une voiture ou, cloîtrés à l’abri chez nous, par une explosion au gaz. Ou faire une rupture d’anévrisme. Ou mourir dans une maison de retraite. Il sera toujours trop tôt. Alors j’ai râlé pour la forme en découvrant la masse de cheveux laissée par Palpatine dans la baignoire et nous sommes sortis profiter du soleil de novembre. Une promenade dominicale conclue par des profiteroles au chocolat Valhrona chez Bofinger.
Toujours ça que les Boches Daech n’aura pas.
Fanfaronnade ? Fatalisme, plutôt. Du fatalisme d’autruche, peut-être. Peureuse comme pas deux, je ne brave pas la menace, je l’occulte. En grande pratiquante du refoulement, j’ai découvert que c’était un mécanisme fort utile sur le court terme. Et pour défouler, je vais me prescrire beaucoup de danse, de marche, de sexe et de lecture sur l’actualité, même si, pour cette dernière, je vais grimacer au moment de me l’administrer.
J’ai tiqué en lisant Comme une image demander ce que les attentats avaient changé : « Avez-vous changé votre vision du monde ? Avez-vous perdu votre insouciance ou l’avez-vous retrouvée ? » L’insouciance ? Puis j’ai compris : il faut la perdre pour la retrouver.
C’est le moment de la perdre.
La Fête de l’insignifiance m’attend sur le dessus de ma PAL, pour après, quand je l’aurai retrouvée.
Mais perdons-la d’abord. Sans quoi ce serait refouler, et tout serait à recommencer.
Je ne me sens moins seule dans mon foutoir de sentiments grace à des témoignages tels que le tien. Merci d’y avoir posé des mots.
C’est bizarre, tout de même, ces pensées mi-prosaïques mi-indésirables qui passent tranquillement sous le nez du surmoi tétanisé. Une autre aussi, peu avouable : *si ça se trouve, le prix de l’immobilier va baisser dans le quartier*.