Ce sentiment de l’été n’aurait probablement aucun intérêt si la jeune femme que l’on suit depuis son réveil ne s’effondrait pas, cinq minutes plus tard, en pleine après-midi, en plein milieu d’un parc, morte. Accident vasculaire, accident cérébral, on n’en sait rien, le chagrin s’en fout. C’est fini, c’est tout. Et le film commence, à suivre Zoé, la sœur de Sasha, et Lawrence, le jeune homme qu’elle a laissé dans son lit, un beau matin d’été.
Je me dis, c’est mal parti. Sasha avait un certaine grâce, je regrette que ce soit elle que l’on ait fait mourir plutôt que sa sœur, aux traits et à l’être pointus. Lawrence ne m’inspire pas davantage. Leur premier dialogue (peut-être les premières paroles du film) sonne faux. C’est maladroit comme un Rohmer qui ne s’assumerait pas.
L’accent de Lawrence1 gomme un peu cette maladresse, qui bientôt devient touchante. Peut-être même indispensable : il faut que ça sonne faux pour que ça sonne, que ça résonne, qu’on entende le vide que laisse la mort et l’absence de cris et de pleurs mélodramatiques.
Lawrence dira plus tard, à Zoé, à Paris, qu’il croyait avant d’y venir que tous les Français parlaient comme dans les films d’auteurs – douce ironie, de nuit, sur le toit d’un hôtel à Nation.
Sasha s’effondre sur la pelouse d’un parc, en plein soleil. C’est incongru, une mort en plein soleil. Je me souviens que Malraux employait ce contraste dans L’Espoir, les fusillades sur une place ensoleillée, avec ses pigeons. Là, ce sont des gens en vacances, qui mettent plusieurs secondes, de longues secondes, sereines, avant de s’apercevoir que, pour quelques-uns, l’univers vient de s’effondrer.
Le film ne se départit pas de cette lumière estivale, mois après mois après années, à Berlin, où vivait le couple, à Paris, où vit Zoé, à New York, où retourne Lawrence ; les ellipses reprennent toujours au solstice. Je n’avais jamais imaginé que la golden hour pouvait être aussi chargée de mélancolie que le soleil d’hiver, si bas si bref qu’il éclaire déjà le regret de sa disparition, trimballant avec lui la nostalgie des printemps passés et l’attente incrédule, lointaine, de son retour.
Il y a toute cette lumière et il y les sourires asymétriques de Lawrence et Zoé. C’est la même chose, en fait. La lumière émane des sourires ; les sourires la réverbèrent, brèches légères dans le deuil pudique des deux protagonistes. Ils font leur deuil, comme ils peuvent, mais surtout le deuil les fait : fragiles, forts, vivants. En alternance, en décalé, Lawrence hébété alors que la famille de Sasha et Zoé règlent tout avec zèle, Zoé paumée2 dans sa vie qui suit son cours et sort de son lit alors que Lawrence y invite une beauté brute et blonde, dorée comme la lumière qui décline le long des immeubles. C’est la fin de cet été, devenu indien au fil des années. Sasha est paisiblement oubliée en pleine lumière, à l’orée d’une obscurité où, le chagrin moins éclatant, se devine la promesse d’une nouvelle intimité.
Parfois, j’ai l’impression que le but ultime de l’art est de nous faire accepter notre condition d’être mortel – pas seulement en prendre conscience, pas seulement s’y résigner : l’accepter, et même, l’embrasser, vouloir les sourires qui sans cela n’aurait pas le même poids, celui de nous ancrer dans l’être, qui d’un instant à l’autre n’est plus, effondré, envolé, léger, léger. Avec ces instants qui, sans l’événement inaugural, originel, seraient anodins, Mikhaël Hers réussirait presque à nous faire avaler la pilule, dorée comme les peaux, les immeubles, la lumière que l’on devra un jour quitter mais que l’on peut encore, et pour cela même, savourer.
1 Je le pensais allemand : le personnage est américain et l’acteur, Anders Danielsen Lie, est norvégien…
2 Lawrence qui aime à nouveau, c’est Sasha que l’on enterre une seconde fois – larmes de Zoé de chagrin pour Sasha et de joie pour Lawrence.