Forsythe à table

« There is a problem with doing ‘a Forsythe work’ » soulignait le chorégraphe lui-même lors de la reprise de The Second Detail par le Boston Ballet. « Everyone starts to over-muscle and ‘modernize.’ » À la lecture de l’article, j’étais perplexe. En voyant danser le ballet de l’Opéra de Lyon, quelques semaines à peine après le Dresden Ballet, j’ai compris pourquoi il insistait sur la limpidité du mouvement : « No matter how fast you are moving, it should be pristine, like court dance. » Comme une danse de cour. Cette comparaison, étrange de la part d’un homme qui a poussé le classique dans ses retranchements, perd de son étrangeté lorsqu’on voit le ballet de l’Opéra de Lyon danser Workwithinwork et que, ce qui paraît en transparence, c’est McGregor. L’espace d’un instant, je revois Genus, avec les danseurs qui attendent sur le bord de devenir à leur tour l’un de ces couples décentrés, formés hâtivement au hasard des entrées et sorties en arrière-scène. Que McGregor se soit ou non inspiré de Forsythe m’importe peu : on voit comment Forsythe débouche sur McGregor, comment le style de Forsythe évolue et se perd dans celui de McGregor, comment le mouvement classique, poussé à des extrêmes de vélocité et d’extension, tend à devenir illisible. Le mouvement se brouille dans l’œil du spectateur : les danseurs vont trop vite – ou pas assez, donnant l’impression de courir derrière la musique. Exactement comme pour Infra / Chroma / Limen, je me mets à regretter que l’accalmie offerte un instant par un pas de deux ne donne pas à la pièce entière son tempo – un comble pour moi qui aime la vitesse et n’apprécie que moyennement les adages. Heureusement, un épaulement un peu plus étiré que les autres, une pointe plus vivement piquée, et la sensation revient, j’éprouve à nouveau ce que je vois. Soulagée mais inquiète : il s’en faudrait de peu que le plaisir ne nous anesthésie. Vite, vite, rappelez-vous de la danse de cour, avant qu’il ne faille disséquer l’anatomie de la sensation, morte d’hyperactivité.

À moins que la sensation ne meure de confort. Sarabande n’est pas désagréable mais je ne suis pas certaine qu’elle soit grand chose d’autre. Comme la plupart des pièces du nouveau directeur de la danse de l’Opéra de Paris, je le crains. L’entrée du premier danseur me rappelle celle de Benjamin Millepied en danseur brun dans Dances at a gathering, mais je ne retrouve pas l’émotion du couple Chopin-Robbins et ce, malgré Bach, malgré l’élan et la camaraderie virile de la chorégraphie de Millepied. Dieu sait pourtant que Bach rend émouvant à peu près n’importe quel geste pris dans son flot musical.

One flat thing, reproduced : voilà qui me satisfait pleinement d’être là où je suis. Au théâtre de la Ville pour assister à cette soirée. Et en haut de la salle. Après avoir, de cette place, vu dans Workwithinwork deux danseuses couchées entre deux laies de lino comme deux soupirs sur une portée musicale, les rangées de tables de One flat thing, reproduced m’apparaissent comme cette illusion d’optique où l’œil voit des intersections grises là où il n’y a que des carrés blancs sur un fond noir (ou inversement). Sauf que les points gris sont en réalité des danseurs hauts en couleurs. Entre les tables, sous les tables, sur les tables, ils apparaissent comme des taupes et l’on entre dans le jeu avec nos yeux comme marteau. Je crois n’avoir jamais vu pièce si récréative : les danseurs se déplacent dans les travées comme les fantômes de Pac-Man, se balancent entre les tables comme dans une salle de classe, mettent les pieds dessus, et le reste, parce que ce sont de parfaites maisons pour jouer à chat (perché), s’attrapent, se phagocytent, entrent en collision, rebondissent puis rembobinent la partie pour rejouer de plus belle. Le tout sur une bande-son qui tient du bâton de pluie Nature & Découvertes remixé avec la neige de la télévision hertzienne, post-synchronisé avec des toons rembobinés, quelque part dans une usine hantée. Bruyant mais ludique. Inutile de dire que je me suis bien amusée.

À retenir : les tables sont de bien meilleur augure que les chaises en danse.