Il y a des villes pour lesquelles on aimerait avoir un plan en trois dimensions. À Édimbourg, par exemple, on apprend vite que le plus court chemin d’un point à un autre n’est pas nécessairement la ligne droite et que le dénivelé est une donnée au moins aussi importante que la distance. Bien que l’île de Hong Kong soit vallonnée, le relief n’est pas un réel problème : le centre de la ville, construit sur un terre-plein gagné sur la mer, est tout à fait plat, et les quartiers qui montent, derrière, sont desservis par les escalators des Mid-Levels (oui, des escalators en pleine rue !), les plus longs du monde. Non, la raison pour laquelle on aimerait avoir un plan en trois dimensions à Hong Kong, ce sont les passerelles qui permettent de traverser des rues, voire des quartiers, hostiles aux piétons. Elles sont, elles vont, elles passent partout : dans les centres commerciaux, les immeubles de bureaux, les banques, les stations de métro, jusqu’aux débarcadères pour les ferrys qui traversent la baie.
Il n’y avait pas un jeu de construction / de société avec des tuyaux transparents, un peu comme ça ?
Le touriste qui souhaite prendre un peu de hauteur sur la rue trouve d’abord amusantes ces passerelles, ludiques échangeurs humains qui dominent, pour une fois, les automobiles. Pour un peu, on se prendrait pour une voiture volante de film futuriste, à flotter au-dessus des voies rapides. On voit du paysage (urbain), parfois des fresques (mais pas de graffiti) et, le week-end, des hordes de Philippines qui pique-niquent, discutent et se font les ongles de pied assises sur (parfois dans) des cartons, dans le froid, le bruit et la pollution – une conception des loisirs qui tient beaucoup du camp de réfugiés. On s’amuse comme on peut : la Philippine avec ses cartons, le touriste avec ses passerelles. Mais le touriste déchante lorsqu’il comprend que la passerelle qu’il cherche à emprunter, et dont l’accès reste introuvable, est l’unique moyen de traverser la route. Commence l’errance dans les couloirs, les boutiques qui s’enchaînent, niveau, podium, allée, les boutiques de luxe, les échoppes, d’autres couloirs encore, certains fermés, d’autres en extérieur, des places intérieures, des cours, des halls, des tours, des détours ; ils nous rendront chèvre et nous finirons comme décoration de Nouvel An, aimables biquettes de centre commercial.
Et si cette mignonne chèvre-pelote était en réalité un bouc-Minautore de centre commercial qui tricote-traficote le fil d’Ariane ?
Car si tous n’en sortent pas, tous les chemins mènent à Rome au mall. La plupart des passerelles, comme des grandes stations de métro, débouchent sur un centre commercial – l’illustration parfaite de Métrologie, petit essai de littérature expérimentale dans lequel Michel Fieux décrit la logique de désappropriation de soi qu’entraîne le métro, labyrinthe souterrain qui brouille nos repères, nous pousse à agir comme des robots (on bipe) et nous prépare tout naturellement à devenir un consommateur répondant passivement aux stimuli publicitaires. Le sentiment d’être pris au piège est total au Peak : l’attraction touristique qu’est le funiculaire débouche sur un centre commercial vertigineux (le but est d’avoir une terrasse avec vue imprenable et payante), dont il est difficile de s’extraire – non pas à cause de l’attrait de la marchandise, mais de la sortie, qui n’est nulle part indiquée. Après avoir tourné pendant un quart d’heures comme des souris en cage, mutualisant nos relevés topographiques avec d’autres compagnons d’infortunes, nous finissons par nous retrouver dans des cuisines à l’air libre. La sortie n’était pas au rez-de-chaussée ni au premier étage (grand classique) mais au deuxième étage (on avait sous-estimé le dénivelé en misant sur le premier). Remotivation de la catachrèse : un attrape-touristes.
Le centre commercial du Peak. Enfermement vertigineux.
Il n’en va pas de même pour la population locale et, au cours du séjour, le malaise diffus qui accompagne le passage obligé par le centre commercial s’estompe. Habitude ? Conditionnement, déjà ? M’y perdre m’exaspère toujours, mais il n’y a plus ce sentiment d’écoeurement. Pour les Hongkongais, le centre commercial est mainstream ; c’est un centre, on y vit, on y passe (il y a très peu de bancs et beaucoup de panneaux indiquant qu’il est interdit de s’asseoir sur les rebords), sans s’attarder ni trop réfléchir. C’est un chemin comme un autre, qui a le mérite d’être à l’intérieur (j’imagine que c’est plus qu’appréciable pendant la mousson), avec des restaurants à portée d’estomac (on trouve de bons restaurants dans les centres commerciaux à Hong Kong ; les chaînes n’y sont pas forcément synonymes de qualité moyenne).
Les sols et les vitres sont si brillants qu’on repère souvent une boutique par son reflet… Ici, la sortie.
Je ne sais pas où j’ai lu ça, dans le magazine Air France de l’avion, je crois : un homme mi-Européen mi-Américain qui expliquait que les centres commerciaux sont une véritable culture aux États-Unis, que cela a quelque chose d’authentique, contrairement à ce que l’on perçoit sur le vieux continent. Malgré l’import culturel que cela représente, il y a de cela aussi à Hong Kong. Il suffit de remarquer le peu de monde dans les boutiques pour comprendre que le centre commercial ne pousse pas plus que cela à la consommation.
Le matraquage publicitaire est à l’extérieur, dans les rues saturées d’enseignes lumineuses ; les centres commerciaux, eux, sont reposants avec leurs couloirs presque vides, calmes et climatisés. Les boutiques sont presque vides, elles aussi, et pour cause : ce sont très souvent des boutiques de luxe. Palpatine a failli faire une syncope en découvrant que Berluti et Dunhill pouvaient se trouver dans un centre commercial et qu’Hermès jouxtait H&M dans la liste des marques sur la borne d’information. Trouver les Tiffany’s et les Cartier est presque devenu un jeu. Mystère sur la rentabilité de boutiques aussi nombreuses (même si on a constaté au Peak qu’on pouvait effectivement avoir une envie pressante de sac Furla). On énumère, à n’en plus finir : Armani, Bulgari, Chanel, Chaumet, Dior, Givenchy, Gucchi, Hugo Boss, Lalique, Lanvin, Loro Piana, Mui Mui, Ralph Lauren, Roberto Cavalli, Valentino, Vuitton1… On dirait une liste de divinités. Peut-être qu’en les ajoutant à celles, tout aussi peu identifiables, du taoïsme, on atteindrait les 99.
N’était l’impossibilité de brûler l’encens, le centre commercial serait un temple comme les autres, avec ses idoles dorées et ses rites rassurants. Il suffit de voir des temples et des rites étrangers pour observer la continuité de la religion et de la superstition. Là où l’on ne voit dans un geste de croix qu’un signe d’appartenance à la religion catholique, on s’étonne de ces bâtonnets secoués jusqu’à tomber, des numéros desdits bâtonnets soigneusement recopiés sur des papiers qui ressemblent aux grilles à cocher des commandes de dim-sum et sont apportés au devin pour qu’il interprète les signes (cependant qu’un Sisyphe d’entretien ne cesse d’éteindre et jeter les bâtons d’encens, toujours rallumés par de nouveaux fidèles). Même dans le temple de Man Mo, qui porte le nom des dieux de la littérature et de la guerre, on ne sait pas trop qui on adore ; la statue est surtout une présence : tiens, voilà du Bouddha (élue blague pourrie du séjour).
Ci-dessus : temple de Man Mo.
Ci-dessous : monastère et jardins de Chin Li.
Pour trouver une certaine spiritualité, il faut aller au monastère de Chi Lin : est-ce l’esthétique du temple, avec ses toits en bois ; celle des jardins, emplis de bonsaïs et de plans d’eau ? Il n’y a pas cet aspect toc que donnent les couleurs criardes du temple de Sik Sik Yuen Wong. Pas d’encens ni d’agitation. Sensation de détente l’espace d’un instant. L’ambiance est au recueillement. Aussi calme que… dans un de ces centres commerciaux de luxe. La spiritualité est un luxe, que ne peut s’offrir le peuple laborieux. Il passe devant et s’incline. Il a des bâtons d’encens à brûler et la marmite à faire bouillir. Quand on a goûté aux noodles qui y cuisent, on ne peut que se féliciter de tant de sagesse. Va porter la bonne nouvelle Hermès, on passe bientôt à table !
1 La France est encore plus représentée dans les produits de beauté : Estée Lauder et Clarins font office de Marionnaud / Sephora local, tandis que l’Occitane joue sur ses origines pour se taper l’incruste.
Mui Mui ? Une petite faim qui t’a donné envie d’écrire boui-boui ?
(ne corrige pas ensuite, c’est un régal, ces petits lapsus )
K.
Oui-oui (dans sa voiture jaune et rouge…) !