Il y avait cette curiosité passive pour la question de l’asexualité, réactivée il y a quelques temps par un épisode de Heartstopper (série parfaite pour les cœurs en guimauve woke). Mais surtout, si je suis honnête, le désir de comprendre pourquoi le désir sexuel se fait aussi stable qu’un néon en fin de vie pour moi ces derniers temps. J’ai bien tenté de Googler le désir, mais je me suis pris une avalanche d’articles sur la perte de libido et ses origines maléfiques (stress, charge mentale, contraception…). Or, non. Petit a) je n’ai pas perdu ma libido, c’est elle qui perd le fil et se fait la malle sitôt après avoir amorcé un rapprochement. Surtout, petit b) pourquoi la fluctuation de la libido serait-elle nécessairement un mal à solutionner-médicamenter de suite ? Pourquoi serait-ce forcément au partenaire avec la libido moindre de remédier à une situation dont il ne souffre pas (lorsqu’il n’en souffre pas, puisque tel est mon cas ; je parle de moi à la troisième personne comme si j’étais Jules César si je veux) ? Bref, j’avais besoin d’un peu moins de norme et d’un peu plus de pistes. Et qui mieux que les asexuels et abstinents pour questionner la norme en matière de sexe, hein ?
Autant ruiner le suspens de suite : je n’ai pas eu de révélation à la lecture de La Révolution du No Sex, petit traité d’asexualité et d’abstinence. Mais j’ai ouvert un peu mes horizons, appris qu’être asexuel n’exclut pas nécessairement les relations sexuelle (on peut y consentir sans grand désir, en mode pourquoi pas — même si bon, hein…), mais surtout qu’être asexuel ne signifie pas forcément n’éprouver aucune pulsion sexuelle (même si pour certains oui) : cela signifie avant tout ne pas éprouver de pulsion sexuelle pour autrui (et n’exclut donc pas la masturbation). Bref, l’asexualité, c’est tout un spectre. Le didactisme de Magali Croset-Calisto m’a fait reconsidérer mon préjugé selon lequel se disent asexuelles des personnes qui n’ont pas encore ressenti d’attirance et/ou de plaisir (ou qui ont eu des expériences telles que toute sexualité s’est mise à leur répugner) — préjugé qui est d’ailleurs similaire à celui que j’ai pu rencontrer en revendiquant ne pas vouloir d’enfant : c’est parce que tu n’as pas rencontré le bon / tu dis ça maintenant mais tu verraaaaas. Je vois que je suis à un âge où les enfants pullulent dans mon cercle amical et où mes amies nullipares commencent à entendre parler de congélation d’ovules par leur gynéco : et non, vraiment, toujours pas, je préfère donner cours de danse à des enfants que je peux rendre à leurs parents à la fin du cours, émoticone diablotin ravi, demerden Sie sich.
J’ai surtout trouvé très intéressante l’hypothèse de l’autrice selon laquelle la mouvance no sex fonctionnerait un peu comme l’inconscient de notre société, en mode ras le bol de la sexualisation à outrances et des VSS, on coupe les ponts et on privilégie un rapport apaisé à soi et aux autres (on sublime à donf, dégénitalisation des rapports, « érotisation d’autres territoires » comme le désir de savoir…). L’absence de pulsion sexuelle n’équivaut pas à l’absence de pulsion de vie : la pulsion d’auto-conservation prend simplement le pas sur la pulsion sexuelle.
L’autrice pousse jusqu’au paradoxe en comparant le no sex à l’amour courtois et aux troubadours « qui chantaient la sublimation du sexe au nom de la protection d’un désir durable qui ne se lasse ni ne s’épuise de lui-même ».
« Et si la sublimation du désir et des rapports sexuels permettant au final de maintenir le désir du désir ? »
La révolution du No Sex aurait tout d’une révolution astronomique, quoi. Je vous laisse sur un extrait de la conclusion, voir si vous seriez tentés de lire le (court) essai en entier :
Le sexe actuel, avec ses soutènements porno-commerciaux, a envahi l’ensemble des espaces publics et mentaux. […] Les personnes asexuelles, abstinentes ou en baisse de libido n’ont jamais été aussi visibles (et décriées) que dans notre modernité. Derrière cette nouvelle visibilité, le message du No Sex est que le sexe est à réinventer. Car les raisons de ne pas, ou ne plus, faire l’amour sont nombreuses : par orientation, par réaction, par déception, par choix, par protection, par guérison, etc. […] Face au burn-out des couples, face à la surconsommation et à l’appauvrissement des ressources naturelles, face à l’inflation constante, la sobriété est de mise. […] La pulsion de vie a changé de registre. Le monde des plaisirs fait place à celui de la modération. La pulsion sexuelle se met en retrait, au profit de la pulsion d’autoconservation. […] Désormais, avant de penser au sexe et à la jouissance, l’humain pense d’abord à sa sécurité. À sa pérennité. Car pour pouvoir jouir et éprouver du plaisir, encore faut-il être en vie. La révolution du No Sex vient nous le rappeler : il s’agit de se recentrer pour pouvoir durer.
C’est pourquoi les jeunes qui n’ont plus envie de faire l’amour (tel qu’il se fait), les personnes d’orientation asexuelle et les personnes abstinentes délivrent un message fort à la société : en isolant la pulsion sexuelle de leur mode de vie, ils la protègent du mortifère ou de l’asphyxie. Cette mise au repos donne au désir un nouveau souffle, via la sublimation et la création. […] Ils questionnent le monde des envies au profit de l’en-vie.
À la suite de cette lecture, j’ai regardé sur Arte le documentaire No sex. Une jeune femme témoigne de son chemin pour se reconstruire après un viol. Un homme, qui m’a immédiatement été antipathique au possible, y parle d’abstinence subie ; il m’a fallu faire preuve de persévérance pour pousser outre l’aigreur et entendre la souffrance, réelle, poignante, qui l’a conduit jusqu’à la tentative de suicide. Un couple asexuel répond à des questions auxquels ils sont rompus sans jamais se lâcher la main, comme ne manque pas de le remarquer l’interviewer… qui ne souligne pas le seul moment où la jeune femme récupère son autonomie : lorsque son compagnon parle de masturbation. La chose semble lui répugner, et c’est cette répugnance qui m’a replongée dans le doute, dans le flou entre normal et pathologique.
Est-ce qu’on n’érigerait pas des théories pour justifier nos constructions de traviole ? Est-ce qu’on ne colmaterait pas de bonnes raisons nos angles morts ? Et en même temps, ces théories offrent une alternative bienvenue à la pathologisation de tout ce qui s’éloigne de la norme… Face au couple asexuel présent sur le plateau, ma première réaction a été de me dire que, quand même, ils en tenaient une couche. Est-ce que j’écoute cette réaction spontanée comme une forme d’intuition ou est-ce que je l’écarte comme production de préjugés hérités de la société (parce que bon, d’habitude la neuroatypie ne me paraît pas si bizarre que ça) ? Est-ce que je ne laisserais pas plutôt infuser la force de vie qui émane de la jeune femme, dont l’enthousiasme et la joie me rappellent la camarade de prépa qui se destinait à rentrer dans les ordres (et vous pliait une explication de textes de Laclos avec une élégance et une décontraction totales) ?
J’étais restée très perplexe et dubitative après le visionnage du documentaire sur Arte… Par ailleurs, les questions que tu (te) poses tout le long de ce billet sont très intéressantes et je les partage sans avoir trouvé beaucoup de ressources enrichissantes jusqu’ici.
Merci pour la découverte de ce livre que je rajoute à ma liste de lectures futures.
Oui, les ressources ne sont pas si nombreuses et éclairantes qu’on pourrait le penser. J’ai lu ensuite « Le désir est un sport de combat », une analyse sociologique qui apporte un nouvel éclairage et à propos duquel je ferai bientôt un autre billet de blog. J’ai bien aimé l’idée d’explorer des constructions sociales, indépendamment des mécanismes corporels et des histoires personnelles dont se chargent habituellement la biologie et la psychologie.