Journal de lecture : Le Jeune Homme

Lu en octobre 2023

Le Jeune Homme d’Annie Ernaux a été publié en 2022, mais le récit est situé avant la rédaction de L’Événement, paru en 2000 : A., le jeune homme du titre, habitait non loin de l’hôpital où Annie Ernaux avait été transportée après son avortement. J’ai été comme perturbée de revenir à un temps antérieur, alors que la narratrice se pose comme une femme mûre, en décalage avec son amant.

L’ouvrage comporte peu de pages, des pages qui seraient à immiscer entre d’autres, contribuant à articuler les écrits précédents de l’autrice — un addendum à une œuvre déjà fournie. On y trouve des résonances avec…

… l’origine sociale de La Place

Il y a trente ans, je me serais détournée de lui. Je ne voulais pas alors retrouver dans un garçon les signes de mon origine populaire, tout ce que je trouvais « plouc » et que je savais avoir été en moi. […] Que je m’aperçoive de ces signes — et peut-être, plus subtilement encore, que j’y sois indifférente — était une preuve que je n’étais plus dans le même monde que lui. Avec mon mari, autrefois, je me sentais une fille du peuple, avec lui j’étais une bourge. 

… la passion de Passion simple et Se perdre

La relation avec A. se donne comme le miroir inversé de Passion simple, une compensation tardive : la voilà aimée avec une ferveur dont elle n’avait jamais été l’objet, seulement le sujet brûlant auprès d’un amant plus détaché — comme elle l’est à son tour.

Le renversement n’est pas seulement personnel, il est aussi social, la femme étant rarement la plus âgée dans un couple avec un grand écart d’âge :

Mais je savais […] que si j’étais avec un homme de vingt-cinq ans, c’était pour ne pas avoir devant moi, continuellement, le visage marqué d’un homme de mon âge, celui de mon propre vieillissement. Devant celui d’A., le mien était également jeune. Les hommes savaient cela depuis toujours, je ne voyais pas au nom de quoi je me le serais interdit.

… le passé et le temps dans lequel on s’inscrit

Il m’arrachait à ma génération mais je n’étais pas dans la sienne.

Il était le passé incorporé. / Avec lui je parcourais tous les âges de la vie, ma vie.

[…] j’avais l’impression de rejouer des scènes et des gestes qui avaient déjà eu lieu, la pièce de ma jeunesse.

Le jeune homme transforme sa vie “en un étrange et continuel palimpseste”. “Il me donnait du plaisir et il me faisait revivre ce que je n’aurais jamais imaginé revivre” en échange de voyages, d’argent — un deal dont elle fixe les règles.

A. regarde vers le futur quand Annie Ernaux regarde vers le passé, et cette impasse nourrit leur présent :

Nous communions imaginairement dans notre perte réciproque avec un plaisir extrême.

Cela n’en reste pas moins une impasse, à laquelle on se heurte. Je trouve poignant ce passage où le jeune homme tombe sur une photo d’Annie Ernaux jeune :

Le désir que lui inspirait […] cette fille qu’il ne verrait jamais, ce désir-là était sans issue. Comme l’avait traduit implicitement sa réaction spontanée, « cette photo-là, elle me fait de la tristesse ».

… l’écriture à venir (de L’Événement et pas seulement)

Annie Ernaux a entrepris le récit de son avortement, relaté dans L’Événement, après avoir rompu avec A. et mis fin à une relation (mort-née ?) qui, par la répétition qu’elle rejouait, la faisait se sentir à la fois morte et éternelle.

Si je ne les écris pas, les choses ne sont pas allées jusqu’à leur terme, elles ont été seulement vécues.

Progressivement, l’aventure était devenue une histoire que nous avions envie de mener jusqu’au bout, sans bien savoir ce que cela signifiait. 

La principale raison que j’avais de vouloir continuer cette histoire, c’est que celle-ci, d’une certaine manière, avait déjà eu lieu, que j’en étais le personnage principal. / J’avais conscience qu’envers ce jeune homme, qui était dans la première fois des choses, cela impliquait une forme de cruauté.

Cette cruauté se sent dans l’écriture — peut-être émane-t-elle de l’écriture, laquelle acte le détachement d’Annie Ernaux envers A., à peine un individu, tout juste un “jeune homme”. Cette “cruauté” m’a un peu gênée et, en même temps, si je suis honnête, c’est aussi ce qui m’a saisie au cours de ma lecture, l’autre comme moyen de s’élucider soi-même et de se relancer dans l’écriture.

2 réflexions sur « Journal de lecture : Le Jeune Homme »

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