Samedi 1er juin
Remplaçante de remplaçante, je donne un cours one-shot avec les élèves de première année, à tâtons. Un radiateur grille-pain tente de faire monter les 17° du studio ; les élèves se stockent devant à leur arrivée. Autant dire qu’on a arpenté la salle à coup de grands pas glissés et sautillés avant de se mettre à la barre. Ah, vous n’avez pas encore vu les dégagés derrière ? Et vous les faites face à la barre ? Alors, on va les faire devant et côté face à la barre ! Arrivés au milieu, je commence à les trouver chou, alors qu’on s’entraîne aux triplettes tous ensemble dans un grand cercle. Les sautillés rencontrent toujours un franc succès ; j’ajoute au bout deux petits tours en piétinant sur soi pour travailler la tête des tours, comme me l’a appris ma tutrice : ils n’ont jamais fait ça et s’en sortent très bien !
La seconde heure est occupée par un atelier sur la pantomime. On apprend quelques gestes ensemble et on sous-titre un passage vidéo pour qu’ils puissent ensuite inventer leurs propres histories par petits groupes. Ils se trucident à tout va, et semblent adorer ça. Comme ils ressuscitent facilement, je n’y vois pas d’inconvénient. À la question finale de savoir quel était le meilleur mime, je me garde bien de répondre, même si j’ai un faible pour le résumé éclair du Lac des cygnes avec princesse des cygnes, promesse d’amour, mariage et trahison.
Je leur souhaite un bon week-end et les enfants me demandent si ce sera moi la semaine prochaine — non — ou l’année prochaine, alors, est-ce que j’ai les deuxième année ? — non, non plus — mais est-ce que c’est moi qui choisit, qui ne veut pas être là l’année prochaine ? — non, je reviendrais avec plaisir, mais ce n’est pas moi qui décide, je ne suis que remplaçante — deux secondes de déception et ils sont en week-end.
Une fois le studio vidé, j’aperçois devant le radiateur grille-pain un sweat et un livre éventré par une lecture interrompue — tiens, les enfants d’aujourd’hui lisent encore les aventures des orphelins Baudelaire. Je ramène ces objets trouvés à l’orée du vestiaire, des mains s’en emparent, le livre était ouvert page 52, je précise. En repartant vers le studio, j’entends une petite voix s’exclamer « Elle est trop sympa » et mon petit cœur les trouve, eux, trop sympas.
L’après-midi, le remplacement concerne une classe de fin de deuxième cycle que j’ai déjà eu une fois — un bon groupe bosseur. J’entends mal un prénom et déclenche les rires en répétant, un peu incrédule, Huguette ? (Depuis que j’ai croisé des Lucien et Lucienne parmi les plus jeunes, je ne suis plus sûre de rien.) Huguette qui n’est donc pas Huguette le prend bien, elle serait capable d’en faire une running joke.
La fin du cours technique est joyeuse, un peu bordélique, avec des piqués sur une musique électro et un grand pas en manège qu’elles n’ont pas l’habitude de faire. Elles commencent à fatiguer alors je les rassure, il n’y a qu’un seul pas un peu difficile dans cet exo, dont je commence la démo : pas de valse en tournant… pas de valse… posé tour développé seconde… Ah bah, il est là ! s’exclame une élève. Le pas un peu difficile. Elles ne l’ont jamais travaillé, mais plus de peur que de problème, elles s’en sortent pas mal du tout. L’une d’elles restent même suspendue la jambe en l’air, surprise par son propre équilibre (j’adore ces moments).
On passe ensuite au travail des variations pour leur examen, et qu’est-ce que j’aime ce travail individuel d’accompagnement ! Les personnalités ont toute la place de se développer, et les difficultés propres à chacune mettent en évidence la cohérence d’une organisation corporelle qu’on ne faisait qu’apercevoir par bribes lors du cours collectif. J’embête chacune sur un terrain différent : monter sur la pointe et pas la carre pour L., trouver davantage de rotation dans tous les mouvements pour A., mettre moins de tension pour É. qui en finit avec le pied légèrement en serpette, définir le trajet des bras pour V., les habiter davantage pour L. et relever les yeux, pardi ! Son regard la déséquilibre, je ne la lâche pas, mais je mets du temps à comprendre qu’elle ne regarde pas tant par terre qu’en elle-même. C’est sur le trajet du retour que je le comprends : « Mais je regarde quoi, du coup ? » Elle demande quoi et pas où : regard fovéal et non périphérique. J’aurais dû lui dire que c’est comme quand on attend quelqu’un sur le quai d’une gare : on ne scrute aucun point précis, mais on balaye l’espace pour y voir surgir ce quelqu’un.
Pendant la majeure partie du cours, A. semble sur la défensive quand je tente de lui donner des corrections… et se détend quand je lui suggère d’aborder sa variation d’examen avant la même présence folle qu’elle avait sur scène pendant le spectacle. À la fin des trois heures que nous passons ensemble, je sens qu’elle reçoit mes corrections non plus comme une critique, mais comme une tentative de ma part pour l’aider. Le dialogue est ouvert quand je lui explique que j’ai le même défaut qu’elle, les jambes arquées pour avoir forcé l’en-dehors sans la rotation adéquate, mais qu’on peut rééduquer ça avec de la patience, et que ça soulagera probablement son psoas douloureux (c’est de là que s’est engagée la discussion). Sans avoir la même morphologie ni le même caractère qu’A., je me suis un peu retrouvée en elle, dans l’impasse de progression où elle va vite se trouver, à être solide techniquement, solaire sur scène, mais mal placée, presque en-dedans à force de sous-exploiter son en-dehors. Est-ce donc ça, devenir professeur, tenter de donner aux élèves ce dont on a manqué, pour les voir briller ? Et s’en trouver nourri dans le même mouvement, comme si une réparation s’opérait ? J’ai l’impression de retrouver l’élan de mes années de conservatoire, non par procuration, mais par imprégnation, en étant à une autre place avec elles, mais dans la même vitalité.
Les dernières minutes s’éparpillent en étirements, rangement, conversation, au milieu de quoi L. me dit avoir adoré le cours, c’était génial — mais c’est vous qui êtes géniales, bordel, je ne dis pas bordel, je ne dis pas non plus le début, ça me surprend toujours autant que ça me ravit. Foncièrement heureuse avec le sentiment d’être à ma place, je traîne mes courbatures précoces à toute allure sous la douche puis à l’Opéra de Lille, où je renoue avec mon ancienne vie de balletomane-mélomane en assistant à la générale de La Chauve-Souris. Il n’y a personne pour poser une main sur mon genou pendant la représentation, mais il y a le velours des fauteuils, l’orchestre qui s’accorde, l’obscurité vivante de la salle, l’inventivité folle, follement joyeuse, de la mise en scène et, parmi les figurants, une danseuse croisée au cours la semaine passée.
Euphorie peu avant minuit, lorsqu’en discutant avec une ancienne camarade récemment diplômée, j’entrevois une solution possible pour ménager la chèvre et le chou (conservatoire et école privée) sans avoir à me dupliquer le samedi matin à la rentrée prochaine, ni à me dédire et mettre quiconque dans la panade. Dans cette perspective, je lui cède des cours plus rémunérateurs et récupère des cours moins éloignés de chez moi, sans éveil-initiation (l’idée de faire 1h20 de trajet pour me trouver à 9h face à 18 petits monstres me terrifiait un peu —dix-huit dans un studio de danse !). J’espère que ça pourra se faire, je sens à ce que ça dénoue en mois que c’est ce qui me conviendrait. Le sentiment de libération est tel que j’ai du mal à trouver le sommeil.
Dimanche 2 juin
Rêve. Je me réveille (dans mon rêve ?) au moment où je me faisais draguer par Gaspard Ulliel. Je prends un car pour Saint-Rémy-lès-Chevreuse et, une fois dedans, ne parviens plus à me souvenir pourquoi… une histoire de remboursement lié à des transports… à une journée à Disneyland ? La gare ferroviaire et routière de Saint-Rémy a tellement changé, presque méconnaissable ainsi modernisée en espace souterrain ATM avec des portes coulissantes et des boutiques — dont une un peu tarabiscotée de matériel d’art et produits culturels. Il n’y a pas le DVD que je cherche, mais des pinceaux de calligraphie chinoise qui m’inspirent des usages érotiques, calligraphier sur le ventre avec les sécrétions transparentes récupérées un peu plus bas.
Du Preljocaj à la télé ! Je regarde Mythologies assise sur mon coussin jaune, par terre, comme un enfant au milieu de ses camardes, mais seule, adulte, simplement parce que je regarde si peu la télé qu’elle est éloignée du canapé jusqu’à l’autre mur. Ça me suffit généralement pour bitcher d’un œil distrait, mais là je veux voir, les gestes, les corps, la chorégraphie, j’ai besoin de me rapprocher, de rester assise, attentive, au milieu de la pièce sur mon coussin jaune, radeau d’enfance, de jeune adulte, depuis lequel je renoue avec ce plaisir un peu oublié de spectatrice — recevoir les images, s’en étonner, interpréter et changer d’hypothèse à mesure que les indices et les tableaux fluctuent.
Lundi 3 juin
Une nouvelle fois, je me retrouve seule à un cours collectif, qui devient de facto un cours particulier. Cette fois-ci, c’est le cours de stretching postural et on travaille sur l’arabesque. La prof m’asticote puis, tenant ma jambe pour que je me concentre uniquement sur le buste, m’enjoint de me regarder dans le miroir : ce n’est pas une belle arabesque, ça ? De fait, c’est une belle arabesque, avec un dos joliment creusé que je ne m’étais jamais vu. Mon corps en est donc capable ; reste à en devenir moi capable, et à pouvoir reproduire la torsion qui me manquait au niveau des côtés. Je ne sais pas si la connexion neuronale-musculaire n’a jamais été établie ou si elle a seulement été « débranchée » suite à la hernie discale, mais il me faut le cours entier (et une manipulation pour détendre le carré des lombes, complètement réfractaire) pour convoquer le mouvement. Je n’y réussis qu’à grande peine, devant sans cesse lutter contre des mouvements parasites (décalage des côtés, rotation des épaules…), alors que la prof tourne à ce niveau aussi facilement que pour faire des non de la tête.
Mardi 4 juin
Rêve. Je retrouve mon ex qui n’est pas ex, nous n’avons pas formellement rompu quoique cela fasse quatre, cinq mois que nous ne nous sommes pas vus, lui avec sa copine, moi avec le boyfriend. Il me fait visiter sa cuisine refaite, la salle de bain aussi, nickel, équipé, ça pue l’argent, la manière dont il en fait étalage, très arriviste, montre argentée au poignet, j’ai décidément changé de vie par rapport à lui. Nous nous essayons à fricoter, nous embrasser, mais ça ne prend pas, il ferait mieux de retrouver sa copine, factuellement, car je n’éprouve aucune jalousie, rien, il a cessé d’avoir une emprise affective sur moi, il faudrait seulement acter ce qui a cessé d’exister. // Bravo mon inconscient d’arriver à cette conclusion trois-quatre ans plus tard.
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Les maisons de Roubaix et des environs ont souvent des fenêtres arrondies en haut, l’arche soulignée par des briques de couleur. En bus, j’aperçois un immeuble plus récent que ces maisons typiques, où les fenêtres tout ce qu’il y a de plus rectangulaires sont surmontées par un petit arc de briques plus claires, sans autre soubassement que la tradition : les fenêtres ont des sourcils ! Il a suffi d’un décalage de vingt centimètres entre la fenêtre et son arche pour que s’y glisse cette poésie.
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On m’a donné rendez-vous au centre sportif Domyos pour d’éventuels cours de danse. Le lieu est une espèce de dystopie commerciale new age : on rentre dans un espace typer hangar avec d’un côté une cafétéria et l’entrée au club de sport, de l’autre un espace boutique non délimité, comme en libre service. Une femme se plante devant une caisse automatique, paye son dû, repart, pas de temps à perdre, pas de vigile ; les gens circulent là-dedans en sachant où ils vont, comme des voitures autonomes. Tous en legging : des clones en combinaison. Je me demande un peu ce que je fais là dans mon pantalon noir à pinces, i.e. le pantalon un peu informe que j’enfile comme un jogging un peu moins crasseux, un peu plus passe-partout — sauf ici, donc, où il est tout sauf neutre.
La prof avec qui j’ai rendez-vous me fait passer par une porte réservée aux collaborateurs et, après avoir traversé un espace de co-working dans lequel ça co-work chill, me fait découvrir la salle de danse, avec miroirs, sans barres. Je comprends immédiatement pourquoi la salle est utilisée pour les cours de yoga : la longueur qui fait face aux miroirs est entièrement vitrée et donne sur un plan d’eau artificiel, au-delà duquel quelques personnes baguenaudent sur des bancs et tables de pique-nique — une aire d’autoroute sans le passage des voitures. Le studio, très silencieux, est en soi apaisant. On y passe près d’une heure ou deux à discuter de ce qu’on pourrait y faire, de nos parcours, de comment on envisage les choses. C’est tellement autre chose qu’un entretien d’embauche, d’être sur un plan d’égalité, même s’il y a asymétrie. J’espère qu’on réussira à faire des choses ensemble ; il me plairait de revoir cette personne et de travailler avec elle.
Mercredi 5 juin
C’est l’anarchie. Les enfants m’ont demandé si on pouvait réviser l’examen, et les sentant un peu inquiets, j’ai fait l’erreur de dire oui. Je ne maîtrise plus rien. Ce n’est pas moi qui ai réglé les exercices, je ne les connais pas, et eux… les connaissent mieux les uns que les autres. À chaque fois que je demande à un élève de faire la démonstration de l’exercice avec les comptes (pour que le pianiste, qui n’est pas plus dans la confidence que moi, ait une idée de quoi jouer), c’est la foire d’empoigne : t’as oublié un dégagé, non on a changé mardi dernier, n’importe quoi t’étais pas là, en fait jeudi… Je m’emploie à les faire revenir à un silence plus fécond, sans avoir la présence d’esprit de revenir au cours que j’ai préparé et d’imposer ce dont j’ai la maîtrise. N’ayant pas l’initiative, je n’ai pas non plus le dernier mot. Tout le cours en devient laborieux, même quand la démonstration fait l’unanimité. Je réussis quand même à leur faire améliorer leurs pas de valse en tournant, leur faisant répéter jusqu’à ce qu’ils passent en brossant par la première position, jusque-là escamotée. Ils pourraient progresser tellement plus vite s’ils n’étaient pas si dissipés ! Et avoir du plaisir à danser, au lieu d’être coincés dans ces temps de discipline inter-exercices. Un petit garçon très calme affiche un visage ostensiblement blasé par la situation ; je sais que je lui fais défaut.
L’agacement grandissant, je dois me retenir de rabrouer cette petite fille avec des facilités incroyables qui vient me trouver pour une fois de plus se lamenter qu’elle n’y arrive pas, alors qu’elle y arrive très bien, une fois sur deux, certes, mais c’est un pas nouveau, c’est normal. Son caractère geignard a tendance à m’exaspérer ; je dois me rappeler que c’est juste une petite fille en mal d’attention, juste une petite fille avec un besoin immense d’attention, auquel je ne peux ni entièrement céder (outre que ce ne serait pas lui rendre service, c’est pas possible avec le reste de la classe) ni tourner le dos. C’est là que je vois un manque crucial dans la formation : des notions de psychologie, pour savoir comment gérer certains comportements et quels comportements soi-même adopter, qui puissent réellement aider les enfants.
À la pause, une autre enfant demande à me parler : d’autres élèves ont mal parlé d’elle dans son dos pendant le cours. Une copine la rejoint, puis une autre et bientôt nous sommes un petit groupe dans le coin de la salle. Je les écoute attentivement, reçois leur parole, mais n’ayant rien entendu moi-même, ne veux évidemment pas prendre parti. J’ai en revanche ma responsabilité dans le bazar du cours ; je n’ai pas réussi à maintenir un cadre tel que ces commérages aient été impossibles pendant le temps du cours. J’apprends au passage que c’est le bazar chez moi et chez l’autre jeune prof, mais pas chez la doyenne, dont ils ont peur. On fait quoi alors ? On ne va quand même pas régner par la terreur…
D’un coup, la parole se libère. Une jeune fille me raconte : elle s’est fait crier dessus une fois et n’est pas revenue au cours la semaine suivante car elle en avait mal au ventre ; une autre : quand cette prof passe auprès de chaque élève pour corriger une posture, elle la saute systématiquement (et cette enfant qui n’a pas un corps particulièrement arrangeant se doute bien que ce n’est pas parce que sa posture est juste à chaque fois) ; une autre : elle m’a donné une seule correction depuis le début de l’année (être ignoré en cours est à la longue d’une grande violence ; je le sais et fais de mon mieux pour quand même établir un lien avec les élèves à qui je ne trouve pas spontanément quelque chose à dire)… Me voilà bien embarrassée : je connais cette professeure, ai moi-même suivi ses cours et sais d’expérience comment on peut être affecté par ses sautes d’humeur. Et je suis adulte, je sais que son ton parfois cassant n’est pas dirigé contre moi ni contre personne en particulier. Il résulte seulement d’une intense fatigue : en l’absence de la directrice, elle gère toute l’école à bout de bras. C’est globalement grâce à elle si les cours ont lieu… mais à peu près tout le monde se prend son stress en pleine tronche à peu près tout le temps.
Que faire dans un cas si contraire ? Dans l’immédiat, passer au cours du culture chorégraphique. La descente des Ombres rencontre un beau succès, les enfants veulent recommencer encore et encore… pour être devant, certes. Ça se chamaille dans la colonne avant que la musique commence, puis tous jouent le jeu et ils sont beaux, appliqués dans leurs arabesques de guingois et leurs ports de bras inspirés. À la fin de la séance, il y a une belle harmonie et synchronicité dans ce corps de ballet houleux… Certains veulent faire un dernier tour de manège, c’est d’accord mais seulement ceux qui veulent, c’est un peu dur pour les jambes à force. On me répond que c’est surtout les bras. Le petit garçon, lui, confirme que ce sont les jambes, mais il veut quand même le refaire une dernière fois — ça me rassure sur sa mine que je pensais triste et qui n’est simplement pas souriante. Ça ne sert à rien de sourire, lance-t-il à une camarade en rangeant ses affaires. Et de décocher un sourire comme s’il faisait la grimace.
Jeudi 6 juin
C’est curieux comme je comprends assez rapidement ce qui cloche pour certains élèves, mais sèche pour d’autres — et presque toujours les mêmes, comme si je loupais quelque chose dans leur organisation posturale. Je vois que ça part de traviole, sans réussir à trouver quoi actionner pour rectifier le tour ou l’enchaînement. Ça me donne envie de m’excuser, ils ne méritent pas une prof en carton. Puis je montre à une autre élève comment anticiper et soutenir le mouvement avec les bras, et son entrelacé s’en trouve immédiatement métamorphosé. Je pressens qu’il va falloir se méfier de cet effet d’immédiateté si satisfaisant en tant que professeur, et ne pas lâcher l’affaire avec les autres.
J’ai aussi corrigé deux postures d’arabesque… défaut très similaire à celui qu’on m’a corrigé cette semaine. Combien de choses ne vois-je pas parce que je ne les ai pas bien incorporées ?
Vendredi 7 juin
Mon visage est une soupe où tombent des cheveux blancs. Leur présence loufoque m’amuse, ils ne savent pas se tenir et zébulonnent. J’en ai découvert de nouveaux aujourd’hui et j’ai compris que, si je les aime bien, c’est parce que j’ai l’impression qu’ils se surajoutent aux autres, comme les années à ma petite existence. Tant que c’est en plus, ça me va. Mais si je songe que c’est à la place de, que ce sont des cheveux qui ont perdu leur couleur, et qu’à force, je pourrais perdre ma couleur, comme on perd le fil de son identité, alors là j’aime beaucoup moins les cheveux blancs. Alors je n’y songe pas, et je chéris mes cheveux blancs qui ne sont pas blancs, d’ailleurs, mais argentés. Châtain avec des rehauts en fil d’argent, c’est chic, non ?
Samedi 8 juin
Rêve. Le boyfriend a changé de corps, mince-fuselé, je sens ses crêtes iliaques contre moi, ses os, ça me plaît. Il a aussi changé de tête ; lui sur moi, je n’avais pas remarqué. Il me charrie : je croyais que tu n’aimais pas les blonds. C’est vrai, bon, ça ne se voit pas trop. J’aime son nouveau corps, dans lequel il n’éprouve pas de douleur, c’est la première fois qu’il parvient à le revêtir dans le désir. Je crains pourtant de regretter son ancien corps, douillet et douloureux, c’est que j’y suis attachée à son ancien corps, même s’il est moins proportionné, moins directement excitant peut-être, j’y suis attachée à son corps que je connais, je l’aime — mais comment puis-je regretter un corps qui lui procure de la douleur ?
Le grand beau ciel bleu ne devrait le rester qu’une heure ou deux alors je file au parc Barbieux sans même me doucher. Les pâquerettes ne sont pas encore réveillées, j’avais oublié que, comme d’autres fleurs, elles se recroquevillaient dans la rosée (je les préfère ainsi, délicates plutôt qu’immuables). Je reste sur la rive ensoleillée puis dans l’arène du mini-amphithéâtre, bordé par un olivier, où je ne m’étais encore jamais vraiment attardée. Évidemment, je fais un manège de piqués pour prendre possession des lieux (évidemment). Un buisson de fleurs me happe pendant un moment, j’essaye de photographier la douceur translucide des pétales, traversée en pleine ombre par le soleil ; quand je me retourne, quelqu’un a libéré la Palestine en lettres de couleurs, sur une marche dont je n’avais perçu que l’aspect minéral. Je n’ai vu ni senti personne passer. À quelques pas de cette troublante manifestation colorée, je bouquine un improbable essai poétique, militant, jusqu’à ce que s’avancent les nuages annoncés. Une voix impérieuse gueule près du pont en contrebas, photo ou poisson, je ne distingue pas, les deux sont également probables et improbables, le coin est photogénique et traversé d’un cours d’eau artificiel — à la répétition, je comprends que ça a mordu, ça canne à pêche dans l’étang.
Dimanche 9 juin
Dans mon bureau de vote, une femme de mon âge, habillée elle aussi en robe T-shirt noir (moi avec un sweat, elle avec un joli bijou fantaisie et une poussette), prend les deux mêmes bulletins de vote qu’il y a, pré-pliés, dans mon sac. Moi seule est happée par ce jumelage secret, aucun lien ne s’établit, je finis mon origami de A6 à A7 seule dans l’isoloir.
Mon quota journalier d’énergie décisionnelle a été aspiré dès le matin par le départage entre les deux listes de gauche ; je passe ainsi le début de l’après-midi à hésiter en boucle entre profiter du soleil et profiter d’une réduction sur les billets pour aller voir Secrets du ballet. Une demie-heure après n’avoir rien décidé au parc Barbieux, le soleil commence à se voiler — le non-choix n’est jamais un bon choix. Heureusement, le narrateur de mon roman mange une pomme, et ça me déclenche une envie de pomme aussi puissante que si c’était un mi-cuit au chocolat : en quartiers croquants trempés dans du peanut butter, c’est extatique. Le dîner bâclé pour finir le tofu soyeux et les résultats de l’élection, beaucoup moins. Les trois derniers épisodes de Derry Girls me font sourire et renouer avec l’espoir historique.
Nouvelle recette : mieux qu’un polanski, une polantarte, aka ratatouille sur lit de polenta.
Lundi 10 juin
Aujourd’hui, au menu du cours de posture, la rotation de la hanche et l’engagement du couturier dans le retiré… ce qui m’a ensuite permis, pour la première fois de ma vie, de trouver la sensation de reculer pour mieux avancer-rotationner-présenter la jambe développée en quatrième devant dans la jambe sur la barre. Le tout en débriefant-bitchant avec une camarade de la formation. Ça me met la patate pour la journée.
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Mum m’a mis en copie de son dernier mail à Foncia qui, trois ans après avoir récupéré les clés de mon appart parisien, n’a toujours pas rendu la totalité de la caution. Ils prétendent n’avoir pas récupéré le dernier relevé de charges… ce qui ne les a pas empêchés de clôturer mon dossier. J’imagine qu’ils arnaquent souvent les gens comme ça. Sauf que le gens, ici, a une maman juriste, ascendant pitbull. Extrait de son dernier mail : « Votre politique est l’inertie mais sachez que je n’abandonne jamais. » Je la connais depuis 35 ans, les gars, ce n’est pas du bluff. Je serais vous, je rendrais le pognon fissa.
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En ouvrant le sachet de gyozas pourtant surgelés, je suis assaillie par l’odeur de la viande. L’agression se répète les jours suivants à chaque fois que j’ouvre le congélateur, alors que l’odeur de la viande en train de cuire reste généralement alléchante pour la végétarienne que je suis devenue. Puis l’arôme fruits rouges du bonbon Kréma avalé par le boyfriend se diffuse autour de lui avec la même intensité que si c’était le nuage d’une cigarette électronique, et alors je fais le rapprochement (qui ne passe pas par la gélatine de porc) : à l’approche des règles, mon odorat est bizarrement décuplé — timing parfait pour profiter pleinement de l’odeur dégueulasse du sang…
Mardi 11 juin
Tiens, si on regardait The Fabelmans ? Le boyfriend n’aime pas trop Spielberg, mais il veut bien tenter. Le film est tellement plan-plan, tellement américain, que j’attends que quelque chose d’autre que le petit train du gamin déraille. Mais toujours rien au bout de 25 minutes, le héros est désespérément sur les rails d’une carrière au cinéma. C’est tellement mauvais que je prélève quelques carottes dans le reste de la timeline et c’est tout vu, on arrête là les frais. Pour ne pas rester sur un échec, le boyfriend lance le premier épisode de The Office : c’est un second échec.
Mercredi 12 juin
Un petit garçon du cours de danse est victime de harcèlement de la part de trois de ses camarades — l’affaire a éclatée samedi dernier. Le directeur du conservatoire passe faire une intervention auprès des élèves. Très calmement, sans identifier personne, il rappelle la définition du harcèlement, insiste sur le caractère répétitif de cette violence — s’il s’agissait d’une seule occurrence, son auteur pourrait ne pas s’en rendre compte, pourrait faire une blague, par exemple — expose les peines prévues par la loi, et réinscrit son intervention dans un cadre bien plus large qu’un rappel d’autorité. Il explique comment se situer au sein du groupe, que la compétition c’est avec soi-même mais pas avec les autres, qu’on grandit soi artistiquement et humainement avec les autres, en s’entre-aidant. Malgré son costume qui tire aux entournures, il est assis par terre avec les enfants, en cercle, prend son temps pour bien se faire comprendre, sollicite et répond aux questions. Il fait ça très bien, j’en prends note au cas où ce genre de recadrage m’échoirait un jour. Pendant qu’il parle, je regarde les élèves, que je n’ai jamais vu aussi attentifs, je scrute les attitudes et les regards. On m’a communiqué des noms en aparté, et l’une des bullies regarde ses chaussons pendant la majeure partie de l’intervention — j’imagine que le message est passé. J’ai du mal ensuite, à l’encourager autant que les autres élèves pendant le cours.
Le cours reprend, les conversations avec : je n’ai vraiment aucune autorité, ni naturelle ni artificielle. À la fin M., une élève que je ne reverrai pas (le groupe a examen la semaine prochaine et elle sera partie en vacances la semaine d’après) me demande si je veux bien lui écrire un petit mot dans son cahier en souvenir. Oui, bien sûr, si ça peut lui faire plaisir. Mais aussitôt, quoi écrire ? Je me lance, deux autres élèves par-dessus mon épaule s’étonnent de mon écriture — j’avais oublié l’effet que produit une cursive fine et régulière sur mon prochain (ça et le stylo-feutre fuchsia, me revoilà collégienne). M. remercie, sort de la salle puis revient : elle a été contente de m’avoir comme professeur — et moi comme élève ! — est-ce qu’elle peut avoir un câlin ?
Un bel été pour M., belle danseuse à la fois discrète et solaire.
Toï toï toï pour tes examens et au plaisir de te revoir danser sur scène l’année prochaine.
Pas sûre que ce soit éthique et responsable, comme disent les vrais profs de l’Éducation nationale. Je n’ai pas été briefée sur le harcèlement et les petits mots dans le cahier.
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Je suis contente de découvrir Tenet en streaming avec le boyfriend pour qui c’est un second visionnage : on peut appuyer sur pause quand le besoin s’en fait sentir et débriefer de ce qu’on a vu à l’aune de ce qu’il revoit. Le boyfriend m’avait prévenu que c’était difficile à suivre et je craignais de m’énerver en quête de sens, mais c’était sans compter sur l’excitation que les paradoxes temporels génèrent chez moi. Ces films ne manquent pas de sens, jamais, tout au plus en ont-ils trop : trop de sens de lecture et relecture, d’hypothèses et interprétations possibles. Ça me va, le surplus de sens, je gère beaucoup mieux que la vacuité de son absence, surtout quand on a des failles dans lesquels le balancer — ce qui échappe se met aisément sur le compte du paradoxe, je l’admets bien plus volontiers. Bref, j’ai kiffé. Et la poésie des oiseaux qui s’envolent à rebours dans le monde à entropie inversée…
Jeudi 13 juin
Après une journée de YouTube politique :
— C’est la sénatrice, là…
— … celle qui fait exploser les têtes.
— Ah mais oui !
Les souvenirs reviennent peu à peu tandis que nous commençons la saison 4 de The Boys.
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Le boyfriend est d’humeur indienne, ce qui est assez rare pour commander : je découvre ainsi le saag paneer, au goût plus riche (et épicé) que le palak paneer que je pensais retrouver. Apparemment, la crème y est optionnelle et les épinards peuvent être mêlés à d’autres types de légumes verts tels que des feuilles de moutarde. Je me régale aussi de la touche à peine perceptible mais umamiesque qu’apporte l’eau de rose à mon naan kashmiri, qui en devient un dessert.
Vendredi 14 juin
Rêve. La directrice de l’école de danse avec qui j’ai une entente pour la rentrée prochaine m’annonçait que, finalement, il n’y aurait que 5h de cours sur la dizaine prévue ; les autres, ce serait l’encadrement de la partie gymnase, nettement moins rémunérées. Je peste de m’être fait avoir, mais décline et y trouve finalement mon compte : ça libère le jeudi pour des cours à Domyos, cette fois-ci actés. Je me suis réveillée presque déçue que cet arrangement n’ait pas eu lieu.
Samedi 15 juin
Le boyfriend m’emmène à ma première manifestation. Il y a du monde, mais pas trop, pas au point d’avoir peur de la foule, de fait plutôt familiale. Après avoir piétiné pendant une heure de discours (je me distrais en cherchant la créativité dans les pancartes), on se met en marche. À tout moment, des gens rallient ou quittent le cortège, reviennent avec une bière trop chère, rejoignent une connaissance. C’est un peu comme une promenade du dimanche, avec vraiment beaucoup de monde qui fait sa promenade du dimanche en même temps, un samedi, au milieu de la rue, avec des drapeaux qu’il faut éviter quand il sont maniés avec désinvolture par plus petit que soi, juste devant soi.
Ça y est, nous avons trouvé notre nouvelle série à regarder ensemble : Fargo, thriller perché qui fait buguer plus que peur.
Dimanche 16 juin
Menues tâches que je procrastinais néanmoins : résilier ma carte UGC Illimité, désherber la terrasse. C’est fou l’énergie qu’il en coûte de se mettre à faire ce qui n’en requiert en vérité que très peu. Une information à chercher, un formulaire à remplir, une tâche simple à effectuer… c’est comme si je ne pouvais faire qu’une ou deux de ces choses dans la journée, en matinée, et ensuite le quota est épuisé, il faut attendre le lendemain matin, pour au final me demander ce qui là-dedans était si sorcier.
L’inertie du boyfriend installe sur le canapé un trou noir auquel je veux, voudrais, n’essaye même plus de résister. Je supporte un temps les voix qui sortent continuellement de sa tablette, des voix enjouées, déprimées, qui s’enthousiasment ou s’engueulent, s’invectivent souvent — des piques de son qui m’agressent d’autant plus que j’essaye de les ignorer, me faisant gratter la couenne par le boyfriend qui a parfois d’un côté le chat et moi de l’autre. J’ai quelques jours de résistance, puis je demande la grâce des écouteurs, quand je commence à déteste la personne velléitaire que je me sens devenir. Contrairement à ce qu’il pense, ce n’est pas une question de savoir profiter de ne rien faire, de prendre plaisir à pas grand-chose, c’est justement que je n’y prends aucun plaisir ; mon plaisir passe par tout ce qui peut naître du silence.
Lundi 17 juin
Me bziter à l’oreille à chaque fois que je suis sur le point de m’endormir est une technique assez sûre pour me mener au bord de la crise de nerf. À deux heures du matin, le boyfriend m’entend pester et me sauve du moustique qui me harcèle en proposant d’échanger de pièce. Il ne l’entendra pas de la nuit.
À chaque fois que le boyfriend s’en va, c’est la même chose, ça va, ça va aller, puis c’est l’appel d’air de la tendresse suspendue, ma peau esseulée, et ça me tombe dessus, une tristesse antérieure qu’il faut purger, laisser s’écouler par la cornée et la trachée. Je m’agite pour éloigner le spectre du jamais plus, vide la litière du chat, ramasse les verres, les mouchoirs, un papier de Michoko, compresse une bouteille de Coca vide, remise la seconde couette, range, nettoie, efface toute trace de présence pour ne pas ressentir l’absence. Un tour au parc Barbieux et c’est bon, je peux rentrer chez moi, je n’y suis plus seule, seulement chez moi.
Au parc Barbieux : Elle passe son temps au cinéma, les derniers films, elle les a tous vus. Elle n’a pas vu un film depuis, depuis que. Je n’entends pas l’évènement perturbateur. Un autre binôme : Tu peux te réjouir pour elle ; elle a un bon salaire, ta sœur… Après une après-midi passée à écouter des vidéos anticapitalistes affalée sur le boyfriend comme du fromage à raclette, ça fait étrange. Je mets enfin le doigt dessus : Frédéric Lordon a des airs de Fabrice Lucchini.
Mardi 18 juin
Cours de stretching postural. J’ai senti mes ischio-jambiers (en contraction, parce qu’en étirement, j’ai l’habitude).
Mercredi 19 juin
Ravitaillement à la médiathèque. J’ai besoin d’apaiser mon esprit qui stresse pour le cours de demain : est-ce qu’on fait un atelier de composition chorégraphique, par exemple en transposant leur variation comique en mode tragique, sur le Lacrimosa utilisé pour l’une de leur variations personnelles ? Mais ils en ont soupé, de leur variation. Alors profiter de ces heures de fin d’année sans plus d’objectif pour travailler sur le placement, à la recherche de sensations fines ? Mais ce n’est pas très fun, et je ne suis pas certaine d’avoir du matériau pour deux heures s’ils n’entrent pas dans le jeu. Une nouvelle variation, alors ?
Je cherche une variation « unisexe » pour un atelier avec mes 3e cycle (en 2h, on ne va pas travailler deux variations différentes). J’ai Vaslaw en tête, mais persuadée que c’est de Béjart, ne trouve aucune vidéo. Quand je comprends que je fais erreur, qu’il s’agit d’une pièce de Neumeier, le prix de Lausanne me vient en aide. Leurs archives sont une mine d’or (même si je regrette de ne pas trouver le coaching, qui aurait été utile pour comprendre l’esprit de certains passages). Sur les trois candidates, je choisis de me fier à celle dont les comptes sont les plus clairs, même si je préfère l’interprétation d’une candidate qui n’a apparemment pas allée en finale. L’apprentissage est laborieux ; j’ai beau alterner entre analyse frontale et ordinateur face au miroir, j’ai toujours des problèmes de latéralisation dans les changements de direction, surtout quand la caméra fait des plans serrés et que je perds de vue les coulisses.
En feuilletant l’autobiographie d’Aurélie Dupont, j’ai crains un style type procès-verbal (qu’on retrouve souvent dans les ouvrages de qui n’a pas l’habitude d’écrire), mais le dialogue en cause était une fausse alerte : c’est très intelligemment mené, à l’image de l’artiste et de sa danse.
L’idée de créer une chaîne YouTube consacrée à la culture chorégraphique commence à faire son chemin et même à m’obséder. J’ai du mal à m’endormir, rêvant hors sommeil à des vidéos sur le ballet blanc, la présence, les mains, les métaphores…
Jeudi 20 juin
Heureusement que j’ai prévu un travail un peu structuré ; on avait oublié de me prévenir que le cours était portes ouvertes. Heureusement bis, il n’y a qu’une seule maman, adorable. Puisqu’on a du public, je propose qu’on commence en mode spectacle par les variations de l’examen qui est déjà passé. La maman est gênée, il ne faut rien changer pour elle, elle va se faire toute petite et regarder ce qu’il y a à regarder, tout est intéressant, que je fasse comme d’habitude, surtout. Elle est quand même contente de voir sa fille danser, me remercie ; les parents assistent au spectacle de fin d’année, mais ont rarement l’occasion de voir le travail fourni pour les examens. Les filles passent toutes, et se saisissent de l’occasion pour se filmer les unes les autres, pour montrer à leurs parents, justement.
On s’attaque ensuite à la variation de Vaslaw. Le garçon qui avait contraint et orienté mon choix est absent ; je me dis que j’aurais pu en choisir une autre… Mais elle plaît manifestement aux quatre filles qui sont là ce soir, et même très fort à l’une d’elle (je savais qu’elle lui irait), alors ça va. Évidemment, dans l’élan, j’oublie devoir ne pas arrondir le dos ; la ceinture lombaire me permet d’assurer le reste du cours, mais le mal est fait. Trop tard, tant pis. Je suis épatée par la vitesse à laquelle la variation entre dans leur corps, malgré la rapidité des pas et mon décryptage parfois approximatif. Il y a quelque chose de fascinant à voir cette danse passer d’une candidate du prix de Lausanne à ces élèves, de la vidéo au studio, par l’intermédiaire de ma personne qui jamais ne l’a dansée. Je peux donc transmettre quelque chose que je ne possède pas, comme à table on passe un plat que l’on n’a pas préparé.
Puis vient le moment de se quitter, je n’avais pas anticipé leurs retours adorables. Je les imaginais tolérer les tâtonnements d’une prof débutante, elles m’apprennent que je donne des supers conseils et qu’elles se sont senties moins délaissées grâce à ma présence. Tous nos petits cœurs fondent, nous discutons une bonne vingtaine de minutes, échangeons nos comptes Insta — est-ce éthique et responsable, aucune idée, elles sont pour certaines majeures, pour d’autres pas encore ; toutes ont un petit choc en découvrant que je n’ai pas 5 mais 15 ans de plus qu’elles. On finit par se quitter, je les laisse prendre des selfies souvenir dans ces studios qu’elles quittent après des années et des litres de sueur, et croise dans le couloir la maman qui attend que sa fille se rhabille après avoir attendu vingt minutes de discussion : « On ne sort jamais vraiment d’ici. » Elle me dit que sa fille lui a parlé de ces cours, et d’une autre phrase avec un accent slave émerge le mot « inspirant ». Je repars en serrant contre moi le petit pot de fleurs tout rond d’arrangement et de forme que sa fille m’a offert — autant de volume que ses cheveux détachés lorsqu’elle dansait la pièce contemporaine de sa classe lors du spectacle.
Vendredi 21 juin
Gloria au cinéma : ça me donne la patate.
Le micro de mon téléphone est bel et bien HS. Il faut remplacer tout la façade avant : 185€, m’annonce le génie du bar Apple. Heureusement sa collègue laisse traîner une oreille et me suggère d’utiliser les écouteurs, avec micro intégré : cela tiendra ainsi jusqu’à la fin de la batterie.
Dimanche 23 juin
Vers 1h (donc techniquement lundi), je finis d’intégrer les dernières corrections : le manuscrit de mon bouquin sur la danse est terminé.
Joie : j’avais commencé en 2015 (je me souviens être stoppée dans l’élan du NaNoWriMo par les attentats du Bataclan).
Abattement : jamais je ne trouverai d’éditeur.
Lundi 24 juin
Cours de stretching postural : encore beaucoup de rotation à acquérir.
Maria au ciné. Il faut croire que je suis sur une lancée de films féministes redresseurs de torts passés.
Mardi 25 juin
Quand je n’ai pas mis mes chaussures depuis plusieurs jours, je vérifie qu’aucune araignée ne s’y est glissée : l’inspection ne révèle la présence d’aucun insecte, mais de plein de petits morceaux de papier à carreaux. Intriguée, je fais tomber tout ce que contient la chaussure, défroisse et tente de recoller les bouts… pour comprendre qu’il s’agit d’un petit mot glissé par une élève… il y a quinze jours ! Cela fait quinze jours que j’écrabouille un mot doux, glissé dans mes chaussures de marche comme dans des souliers par le père Noël. Je ne sais pas si je suis plus éberluée par le fait de n’avoir rien senti (les chaussures sont un peu larges) ou qu’il reste encore assez de morceaux pour que le message puisse être reconstruit avec son autrice.
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Il y a toujours quelque chose à observer au parc Barbieux. Aujourd’hui, des chiens et leur maître sont stationnés, respectivement assis et debout, à un mètre et demi de distance les uns des autres, sur l’allée qui serpente sous les branchages bas du hêtre pourpre. On dirait la répétition d’une parade ou d’un défilé à l’arrêt. Je remonte la file et les dépasse par la pelouse.
Une autre fois, un mec adulte court comme un enfant avec son seau pour puiser de l’eau dans le canal et venir arroser un énorme poisson qui gît sur une toile noire — vraiment énorme, très très dodu. Je me demande pourquoi il ne le rejette pas à l’eau s’il ne veut pas le voir mourir, et je comprends en apercevant son énorme réflex qu’il prolonge l’agonie (ou la délivrance ?) de l’animal pour pouvoir le photographier.
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J’y suis conviée le matin pour le soir : assister aux cours de danse adulte que je vais reprendre à la rentrée, pour voir le style de cours dispensé et rencontrer les gens. La barre à terre est du genre bourrin, ce qui tout à la fois me rassure (le public est bosseur) et me laisse dubitative (j’ai le quadriceps tétanisé et, quatre jours plus tard, encore des courbatures aux cuisses, soit pas franchement ce que je vise comme renforcement — work smarter, not harder). Le cours suivant, j’observe. La barre est complète, costaude, un peu chorégraphiée, avec des exercices qui se concatènent, mémorisés pour être enchaînés et gagner du temps ; je comprends mieux comment le cours peut ne durer qu’1h15. Assise par terre, je suis épatée par les demi-pointes hyper hautes ; ce n’est manifestement pas un hasard statistique. L’ambiance est folle, tout le monde rigole et se charrie, au moins autant qu’ils bossent. Ça se confirme à l’apéro de fin d’année et de départ à la retraite qui suit, auquel je suis conviée sans avoir rien apporté. Ça va, on ne t’a pas trop effrayée ? me demandent les unes et les autres. Que nenni. Il est 23h passées quand une jeune femme me raccompagne au métro ; elle vient d’obtenir son master de droit et embraye en deuxième année de médecine. That kind of danseur amateur.
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Le boyfriend aimerait bien lire mon manuscrit. Il a l’impression que je fais de la rétention alors que je me retenais surtout de faire l’enfant de 5 ans qui a besoin qu’on regarde ce qu’il fait — ça, je le fais pour un dessin, parce qu’un coup d’œil ne mange pas de pain, mais 196 pages, c’est autrement plus indigeste.
Découverte du soir : le boyfriend fait très bien le speaker des années 20-30. La voix nasillarde et gouailleuse, les césures dans la phrase, le vocabulaire désuet, c’est incroyable.
Mercredi 26 juin
J’ignore si c’est dû à la chaleur (31° dans le studio) ou à la présence des parents en cette journée de portes ouvertes, mais les enfants sont d’un calme exceptionnel. Il reste encore trente minutes quand on arrive au point où l’on devait s’arrêter les cours précédents. La vérification est éloquente ; les bavardages font perdre un tiers du temps d’habitude… Comme ce n’est pas le dawa, j’ai la disponibilité d’attention pour remarquer les progrès, les pieds présentés sans serpette à la barre et tout le monde qui tourne dans le même sens dans les pirouettes au milieu.
La présentation des chorégraphies créées par les enfants en petits groupes récupère l’attention des parents qui s’éventent. Lorsque j’explique qu’on est parti de l’idole dorée pour s’inspirer de son esthétique, sans travailler la variation en elle-même qui est beaucoup, beaucoup trop dure, la maman qui corrigeait des copies a laissé échapper un « ça, c’est sûr » — et une maman balletomane, une ! À l’autre bout des bancs est assis un papa qui manifeste son empathie pour tous les enfants, et pas seulement sa progéniture. Les ridules autour de ses yeux s’animent aussi quand un petit garçon lit consciencieusement son exposé sur Carmen — tout pour l’opéra et pas un mot sur le ballet de Roland Petit, ça m’a fait sourire. Un autre groupe pitche Raymonda comme si c’était une princesse Disney incarnant un message de développement personnel. Mes sourcils se sont probablement levés un certain nombre de fois. Ils sont un peu petits pour se livrer à un tel exercice, demandé par la professeure que j’ai remplacée. Je leur ai proposé de les présenter uniquement pour qu’ils sentent leurs efforts valorisés et n’aient pas l’impression d’avoir travaillé pour rien.
Et puis, rien, c’est fini. J’écris deux mots pour deux enfants qui arrachent une page de leur cahier à cette fin, rassure une maman pour lui dire que tout se passe bien avec sa fille, et apprend de l’administration que j’aurais pu avoir 8h de cours l’année prochaine — 8h à 12 minutes à pied de chez moi, mais comme il ne m’en ont rien dit, c’est trop tard, je me suis engagée pour 10h à 1h30 en transports de chez moi. Et, comme ça, ce sont les vacances.
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Le boyfriend prend son rôle de boyfriend relecteur très au sérieux. J’ai droit à des messages de retour au fil de sa lecture (sachant que ce n’est vraiment pas un mode de communication qu’il adopte spontanément) et presque à une critique littéraire le soir. Je suis touchée, et songe à faire une revue de presse pas du tout biaisée avec les retours de mes proches :
« La lecture est très fluide, oscillant entre analyse pointue, légèreté amusante et sensibilité poétique. » — Le boyfriend
« C’est clair, pédagogique sans être ennuyeux et les traits d’humour donnent une respiration agréable. » — Mum
Jeudi 27 juin
Une réunion Zoom est programmée par l’école pour présenter la nouvelle organisation des conservatoires. J’envoie un message pour demander si cela a du sens que j’y assiste sachant que je ne ferai pas partie de l’équipe pédagogique à la rentrée, espérant esquiver poliment le pensum, mais la directrice me répond que si, si, ça complètera à merveille ma formation, je suis la bienvenue. Cinq minutes après m’être connectée, je le regrette déjà. Pourquoi ne pouvais-je pas m’en foutre ? Il faut une bonne heure pour arriver aux nouveautés concrètes — c’est dense, se plaindra une participante après une vingtaine de minutes où, enfin, le rapport entre quantité d’informations délivrées et temps passé est décent.
J’admire surtout la poker face d’une ancienne camarade que je vois prendre connaissance de mes messages WhatsApp idiots sans que l’expression de son visage soit en rien affectée, et je travaille la mienne quand j’entends une professeure confirmer que, oui, elle a guidé les élèves pour leur composition personnelle, ils ont crée seuls puis elle leur a donné des indications et y a mis son grain de sel — les mêmes élèves qui m’ont dit se sentir livrés à eux-mêmes et démunis par les remarques très vagues qui ont accueilli la présentation de leur work in progress, que nous avons pris le temps de retravailler plus en détail ensemble. J’ai du lutter pour que mes sourcils ne se haussent pas à la découverte de cette réalité alternative. Finalement, la réunion a été fort instructive.
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L’air semble contenir bien peu d’oxygène, comme poussiéreux, comme si toute la ville était en travaux, saturée par les effluves de meuleuse. C’est, plus que la chaleur, ce qui me rend meh, incapable de me projeter dans grand-chose jusqu’à ce que le vent se lève et les températures tombent. J’en profite pour finir l’autobiographie d’Aurélie Dupont, en alternance avec la magnifique bande-dessinée Céleste.
Vendredi 28 juin
Se rendormir deux heures : se réveiller dans un état où l’anodin retrouve sa saveur. Je lis L’Art d’être distrait et découvre des nénuphars au parc Barbieux. Une grosse mouche est garée dans ma rue, carrosserie vert-bleu et pare-soleil en alu irisé rouge.
Samedi 29 juin
Sur la table de l’ostéo, je m’imbibe de sa tristesse. Quelqu’un qui répare si bien les autres mériterait plus de chance — oui, je sais, la chance ne se mérite pas.
Au petit Carrefour à côté du cinéma, le vendeur s’excuse de ne pas pouvoir me donner une petite cuillère pour mon sundae, il y a les caméras, vous comprenez, je comprends. À vrai dire, je ne comprends pas, pourquoi il est peiné de me vendre un set de couverts en carton-bois à 0,75€. Le questionnement fond comme sundae au soleil, c’est parfait, j’ai eu mon shoot de ville à la petite cuillère.
Kristen Stewart est terriblement attirante dans Love Lies Bleeding. Je crois que c’est même pour ça que je suis allée voir ce film. Je veux dire, je suis sûre d’être allée le voir parce que Kristen Stewart y joue ; je crois aussi y être allée parce que je soupçonnais qu’elle serait sexy dans cette improbable histoire d’amour et de meurtres avec une bodybuildeuse. À la sortie, il pleut, je cours sur les pavés et sous les auvents.
Dimanche 30 juin
À la sortie de l’école-bureau de vote, une petite fille tourne en vélo autour de sa mère qui discute avec une connaissance : Allez, maman ! Elle continue à scander : Allez, les Bleus ! Allez, ma-man ! Allez, les-Bleus !
De retour du ciné, une porte s’ouvre dans la rue : un vieil homme en blouse de chimiste apparaît dans l’encadrement, puis la tête d’un aspirateur. Chirurgien nostalgique à la retraite ? Peintre dans une phase Malevitch blanc sur blanc ? Grand-père ayant récupéré la blouse de son petit-fils collégien ?
Au cinéma : Elle & lui et le reste du monde — « le reste du monde » en tout petit, mais bien là néanmoins parce qu’Elle & lui était déjà pris. Et parce que la comédie romantique qu’on entrevoit dans la bande-annonce est surtout l’écrin qui aide à faire passer la médiocrité du monde, ascenseur en panne, photocopieuse capricieuse, V-lib’ HS, flics surmenés, agressés, relation toxique, travail de nuit, travail au noir, travail merdique, licenciement et arrestation en vue. Le film n’est constitué que de contretemps et s’achève quand la comédie romantique commence, quand les deux protagonistes se sourient dans le premier métro. C’est un écrin sans bague, avec menottes —un film qui aurait pu figurer dans l’Éloge des fins heureuses de Coline Pierré, la fin heureuse et politique, comme perspective depuis laquelle se donner la force d’envisager le reste.
J’ai beaucoup aimé aussi l’animation typographique du générique, où quelques lettres changent aléatoirement de couleur, de police voire s’envolent en exposant.
J’ai beaucoup aimé lire ces mots du quotidien, je n’étais pas venue ici depuis très, très longtemps, et je m’aperçois que j’admire toujours autant ta prose, aussi légère que soignée. Elle me fait penser à mes souvenirs de lecture de Donna Tartt, va savoir pourquoi !
Merci pour ton passage par ici et le mot que tu as pris la peine d’y déposer.
Je n’ai rien lu de Donna Tartt, mais j’avais entendu parler du Chardonneret — peut-être l’occasion d’en tenter la lecture !
Oooh, bravo pour le manuscrit terminé !!
Hiiii, merci !
(Il faut maintenant que je passe à l’étape : tenter de trouver un éditeur. Je procrastine déjà sous couvert de dernière relecture par Mum.)
Merci pour le rehaut. Je ne connaissais pas ce mot, c’est une belle découverte.
La forme verbale rehausser est peut-être moins étrange — ce qui l’est, en revanche, c’est que je le prononce spontanément avec un accent, réhaut, réhausser, comme un réhausseur pour enfant sur le siège arrière de la voiture.
Je croise pour le manuscrit 😀 Quel aboutissement !
Hiii, merciii !