La passion est un plat qui se mange froid

Cold War, le dernier film de Paweł Pawlikowski, est l’histoire d’une passion. Wiktor est musicien, sillonne la Pologne soviétique pour collecter des chants folkloriques et monter un ensemble. Zula auditionne pour cet ensemble, et retient son attention par son tempérament. Ils baisent dans les toilettes et, allongés dans les blés, elle lui avoue, lui assène plutôt, moucharder sur lui auprès du référent soviétique de l’affaire. C’est une passion sans Christ, mais une passion tout de même.

On met un peu de temps à le comprendre ou l’accepter, parce que le contexte historique fournit quantité de commodes empêchements dans leurs innombrables retrouvailles manquées ou écourtées de part et d’autres du rideau de fer, après qu’il soit passé à l’Ouest lors d’une tournée à Berlin. Elle ne l’a pas rejoint au point de rendez-vous. Sur le moment, on la croit empêchée par le communiste de service, qui la traîne auprès d’officiels après la représentation ; on n’est pas sûr de savoir pourquoi elle ne quitte pas le bar une fois qu’elle s’est débarrassée de sa compagnie.

Quelques mois ou années plus tard, on assiste à la plus surréaliste des conversation lorsque Wiktor rentre auprès de son amante française après avoir brièvement revu Zula dans un café à l’occasion d’une tournée parisienne :
– Tu étais chez les putes ?
– Je n’ai pas d’argent pour les putes. J’étais avec la femme de ma vie.
– Très bien. Laisse-moi dormir, alors.

La femme de sa vie : celle qui la dicte et la détruit. La femme de sa vie ne tente aucune défection à Paris ;  elle explique n’avoir pas voulu le rejoindre parce qu’elle n’aurait pas été aussi bien que lui ; en le suivant, elle aurait perdu son ascendant sur lui ; il n’aurait plus si bien voulu ce qu’il avait. Cela ne l’empêche pas de lui reprocher d’être parti sans elle ; elle ne l’aurait pas fait, elle. Elle : ne veut pas ce qu’elle désire. Seule la souffrance qui empêche ses désirs les maintient, et la maintient en vie.

Tous les ingrédients de la passion sont là ; on s’y refuse. Ce n’est pas la passion, c’est la guerre froide, la défection impossible, le renvoi manu militari hors du pays. À chaque fois pourtant, l’impossible ne l’était pas tant que cela a posteriori : elle aurait pu passer à l’Ouest avec lui illégalement, ou comme elle le fait plus tard, déjà trop tard, se marier avec un homme du bloc de l’Ouest pour sortir légalement. L’évidence éclate à Paris, une nouvelle fois : ils sont enfin ensemble, et rien n’est pareil, rien ne la satisfait ; il n’est plus l’homme qu’il était autrefois, lorsque l’adversité le forçait à faire montre de ce qu’elle juge viril. Elle repart en Pologne ; il la suit, acceptant pour cela la prison. Déjà prisonnier de sa fascination pour elle, il le devient manifestement. Elle peut à nouveau l’aimer, derrière les barreaux, ses belles mains de musiciens mutilées : il est inaccessible et souffre pour elle, désirable comme jamais. Puis il sort et elle a un enfant avec l’infâme soviétique mouchard de service. Il sont à bout tous les deux, et cela se termine comme toute passion ne peut que se terminer : en se jurant d’être à l’autre pour l’éternité avant d’avaler une ribambelle de somnifères disposés comme des bonbons au-dessus de l’autel. S’aimer toute la vie et vivre est trop risqué ; mieux vaut l’éternité qu’offre la mort.

Une fois qu’on l’a vue, qu’on a accepté de la voir, la mécanique de la passion est implacable : Denis de Rougemont aurait pu utiliser cet exemple-ci aussi bien que celui de Tristan et Yseult pour la démontrer. Chaque obstacle est déploré autant que chéri des protagonistes ; ce sont des occasions à saisir, qui seules permettent de faire durer, de prolonger un peu ce feu qui les consume. Dans le fond, ce fond commun dont parle François Jullien, là où les contraires prennent leur source, c’est une même incapacité à vivre que l’on retrouve dans Cold War et dans Ida, précédant film du réalisateur où une jeune fille se montre plus résolue que jamais à rentrer dans les ordres après avoir découvert la vie, ses compromis, la tendresse pourtant. À l’amour incarné, elle préfère l’amour divin, absolu, et c’est une autre manière de se refuser à vivre.

L’un et l’autre film puisent dans une même incapacité à vivre, et produisent pourtant sur moi des réactions radicalement différentes. L’intransigeance d’Ida m’éblouit ; ma sensibilité me porte tout entière vers elle, vers sa détermination lumineuse. J’y aspire à mesure de ma nostalgie pour un absolu. Zula au contraire me révolte. Son refus du bonheur me scandalise ; je lui en veux de son acharnement à tout saboter, tout gâcher minutieusement, médiocrement. Son refus du monde n’est pas le geste splendide, pour ainsi dire noble, d’Ida, qui n’entraîne personne à sa suite ; c’est une irrésolution alcoolisée et larmoyante, lente déchéance où l’on entraînera l’autre dans sa perte. Comme toutes les errances, les vies autosabotées, cela me révolte, viscéralement. Malgré l’empathie pour les personnages, la poignante beauté noire et blanche de leurs visages en perpétuel déchirement, la colère s’installe, d’autant plus facilement que je sais que Palpatine, à côté de moi, y retrouve quelque chose de son ex, de son tempérament fougueux et instable. J’entends dans son empathie encore trop de tendresse, opportunément assourdie par un bourdonnement sourd : je lui en veux à elle de se saborder, comme nous pouvons tous en avoir à un moment la tentation de le faire, comme nous ne le faisons souvent que trop bien, je lui en veux de se consumer et de paraître si belle et vivante dans cette vie de destruction que jamais je n’oserais ; et je lui en veux à lui, que je ne peux écarter par le mépris comme elle, comme une âme par avance perdue, parce qu’il me plaît avec son visage slave marqué (contrairement à son visage à elle, par moments flou et bouffi de sensualité), à lui je lui en veux de ne pas renoncer, de ne pas s’arracher à sa fascination. Et sur le fond de cette rancune cathartique persiste, s’épanouit, la beauté des visages, des regrets, des impossibilités – le destin devenant une expérience esthétique, lointaine, belle… achevée… apaisée.

Cette fois-ci, c’est de Tomasz Kot (Wiktor) que Paweł Pawlikowski me fait tomber amoureuse…

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