Laver les ombres

Recommandé par Anna Coluthe dans le cadre du challenge 12 mois, 12 livres suggérés par 12 personnes, Laver les ombres a été davantage qu’une bonne surprise, m’a fait l’effet d’une rencontre, presque. Si l’on était dans un magazine féminin, je résumerais l’affaire par une de leurs équations à double connus :

Alessandro Baricco + Claude Pujade-Renaud = Jeanne Benameur

D’Alessandro Baricco : le mystère, la maîtrise narrative, des destins en maison close, l’Italie, l’horreur tout en délicatesse, des héritages intimes troubles.

De Claude Pujade-Renaud : la justesse du geste, la danse, le désir, l’abandon, le mouvement dans ce qu’il cache et révèle d’intime.

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Laver les ombres, en photographie, signifie mettre en lumière un visage pour en faire le portrait.

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La ville

Elle a besoin d’horizon.
En ville, elle a appris que c’est par le haut qu’il se donne.

Lea soupire fort. Un homme qui passe lui sourit. Elle sourit aussi, comme les enfants, en retour. Le sourire demeure et lui fait du bien. L’homme n’en saura jamais rien. C’est ce qu’elle aime dans la ville.

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Danser, l’espace, le vide

Danser c’est altérer le vide.
Pourquoi inscrire un mouvement dans le rien ? […] […] Elle se sent intruse. Depuis toute petite.
Alors elle danse. Il faut qu’elle trace, avec son corps, les lignes qui permettent d’intégrer l’espace. Seule la beauté du mouvement peut la sauver.
C’est sa façon de trouver place dans la vie.

La concentration totale sur chaque vibration d’archet et une absence tout aussi totale à soi-même. Alors seulement quelque chose a lieu.
[…] À nouveau, peu à peu, elle entre dans l’espace. Elle y a droit. Alors son monde lui appartient. Et elle, elle appartient au monde.

Danser, c’est attirer le vide.
Un péril intime.
Ce péril-là, c’est elle qui le choisit. On n’échappe pas à la seule forme de liberté qu’on s’est donnée soi-même.

(Cette dernière phrase…)

Danser c’est altérer l’espace. Lea le sait.
Rien n’est intact. Jamais.
Aimer, c’est partager l’altération.
Elle partage.

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Le non-désir de maternité

Toutes les femmes de son âge veulent un enfant. Panique à bord. Les quarantièmes rugissants… elle se moque mais elle se regarde depuis quelque temps comme on retourne une poche vide. Ce désir-là, elle ne l’a pas. Elle ne l’a jamais eu.

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Le refoulé

Elle n’a pas de clef pour fermer sa porte. Rien dans sa bouche pour articuler un refus. […] Elle connaît maintenant la guerre par la peau.
Leur sueur, leur odeur, le toucher de leurs doigts ont fait d’elle un palimpseste vivant de la guerre. Ils ne savent pas qu’ils inscrivent chacun leur histoire sur elle, en elle.
Tatouée, à l’intérieur.
[…] Pour les viols, les tortures, il ne paient pas.
Pour elle, oui. Et très cher.

Pour être libre, il faut apprendre. Elle n’a pas appris.

Épouser, pour lui, c’était tout remettre en ordre.
Il avait dit Je te l’avais promis, quand la guerre serait finie.
Mais elle, elle était morte entre-temps et il n’avait rien vu.

Une à une, elle déchire les pages de son vieux livre d’amour, les laisse tomber dans l’eau. […] Et là-bas, à Naples, personne ne lui a jamais demandé de mots d’amour. Elle les connaît par cœur pourtant, ne les a jamais osés.
Il faut bien que les mots d’amour se disent un jour. Même si personne ne vous prend dans ses bras pour les entendre.
[…] Elle ignorait qu’elle avait tant et tant de phrases inscrites, à l’intérieur d’elle. Sous la peau.
Des passages entiers. Comme des blocs de falaise usée qui s’écroulent.

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Le corps du désir

L’odeur de Bruno, le poids de ses épaules dans ses mains, son ventre chaud, toujours chaud. Bruno, c’est son océan.
Si un jour il s’écarte d’elle alors il n’y aura plus rien pour relier son corps au monde et elle sera devenue une île. Inabordable.

Les caresses de Jean-Baptiste n’en finissaient pas de l’émerveiller. Elle découvrait qu’elle avait un ventre, des seins, une bouche. Mais la joie la plus profonde, c’était son regard sur elle.
Il lui donnait son poids sur terre.

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Le corps de la danse

[S’abandonner] Avec le mouvement de la danse, elle traque exactement l’inverse. La conscience dans chaque muscle, aiguë, que le cerveau appelle.
Rassembler tout l’être dans le corps, le tenir, le tenir.

Tant que Lea mettait toute sa passion dans la danse, elle était à l’abri. Romilda le savait d’instinct.

Elle va poser pour lui.
[…] Maintenant elle est nue et ce n’est pas pour faire l’amour.
[…] Ce qui est terrible c’est d’être nue, sous le regard de Bruno, sans les gestes de l’amour.
[…] Il ne comprend rien. La nudité, pour un spectacle, c’est pensé, c’est décidé. Il y a une justesse. C’est un choix. Et sur scène c’est elle qui conduit le regard du spectateur. Elle est libre.
Il ne comprend pas ?
Ici elle n’est pas libre.
[…] Elle est encore plus nue d’entendre nommer ses épaules qu’il faut relâcher, son ventre. Il dit Laisse, ça va se faire tout seul.
Il faudrait hurler Non rien ne doit se faire tout seul. Je ne veux pas. Ce n’est plus moi. Moi je ne peux pas lâcher mon corps une seconde tu entends ?

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Aimer : tentatives

Elle n’aura plus jamais assez de toute sa vie pour l’aimer.

On croit qu’il suffit d’aimer pour faire corps avec le reste. C’est faux.
Dans la lumière rasante de cette fin de journée, il apprend qu’il aime et que cela ne suffit pas.

Est-ce qu’aimer, ce n’est pas vouloir rejoindre, sans relâche ?

Aimer c’est juste accorder la lumière à la solitude.
Et c’est immense.

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Apprendre à trébucher.
Intégrer le faux pas.
En faire sa danse.
Apprendre la marche imparfaite de tous ceux qui ont dans le corps un poids qui se déplace et les entraîne. Sans qu’ils y puissent rien.
Et danser avec ça.
Tous. Des semblables. Qui tentent de rétablir l’équilibre. À chaque pas. Entravés, empêtrés dans les vies et les histoires qui s’agrippent, déséquilibrent.

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Il reste encore de la place pour 3 voire 4 suggestions, car l’un des ouvrages a été retiré du catalogue de la médiathèque (c’est l’un de mes deux critères : lecture courte, disponible à Roubaix).

Une réflexion sur « Laver les ombres »

  1. Ma maman m’avait offert Les demeurées pour un Noël parmi une pile de livres que je mets des années à descendre. Je l’avais piqué car il semblait petit donc rapide à lire – et a commencé ainsi mon addiction à cette auteure. J’ai a-do-ré.
    Laver les ombres est le deuxième que j’ai lu, et qui m’a aussi marquée très fort. Beaucoup de sensations sont revenues en lisant tes extraits choisis ; amusement aussi de constater qu’on ne retient pas les même passages.
    Ravie que tu aies fait cette rencontre-ci et qu’elle t’ait parlé aussi 🙂

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