Le ballet d’Astana, entre Wonder Woman, chinoiseries et néoclassique

Une demie-affiche dans le métro ; rien sur le site de la salle Pleyel ; une fin de répétition aperçue dans les studios d’Éléphant Paname : la venue du ballet d’Astana était pour le moins confidentielle.

Entre les invitations officielles et celles de la salle (privatisée ?), dont nous avons bénéficié via la balletomane connection, il semblerait que personne n’ait payé sa place. Loin de l’entre-soi attendu dans ces circonstances, le public est hétérogène et manifestement peu habitué à ces lieux : ça parle un peu partout ; on froisse un paquet de mouchoirs ou de gâteaux qui refuse de s’ouvrir ; un photographe arpente l’allée avec son trépied en plein pas de deux. La palme revient à notre voisin de devant, qui ne cesse de glousser comme un gamin de douze ans devant une scène de nudité qui le mettrait mal à l’aise. Le début du spectacle n’a pourtant rien de surprenant – le début, certes.

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La première pièce de la soirée et celle qui suit l’entracte sont de facture néoclassique. Love Fear Loss, pièce de Ricardo Amarante sur les thèmes des chansons d’Edith Piaf, ressemble à une idée de Maurice Béjart chorégraphiée par Helgi Tomassen. Trois pas de deux, corps athlétiques, costumes fluides (je veux bien la jupe orange fendue)… ne serait le type caucasien des visages, on pourrait se croire au San Francisco Ballet.


A fuego lento, du même chorégraphe, fleure le pastiche : c’est du Forsythe sur du tango. Les tours se terminent à la cheville, désaxés, le buste qui part en arrière, les pointes se font incisives, tchac tchac, on croirait voir le ballet de l’Opéra de Lyon dans Limb’s Theorem. De fait, cela fonctionne, le rythme est là, les danseuses assurent, et j’aurais bien pris un supplément du gringalet à la danse élastique (quatre danseurs pour une flopée de danseuses, on est bien loin de la parité).

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L’Héritage de la grande steppe, peut-être moins intéressant chorégraphiquement, l’est davantage sur le plan culturel. Ce pot-pourri constitué d’extraits de ballets qui nous sont inconnus et de pièces dédiées forme un fascinant creuset où le ballet classique (russe ?) s’aliène et s’enrichit de l’influence des danses traditionnelles kazakhes (chinoises ?). L’alliage est improbable mais il tient. Il a même un nom : l’ethno-ballet. Ce que je pensais une invention marketing de la danseuse-apprentie-chorégraphe croisée à mon cours de danse est en réalité un héritage bien vivant. Cela se sent : il ne s’agit pas de revêtir de riches costumes pour faire exotique, mais bien d’incorporer un état d’esprit et une gestuelle dans un art étranger pour le faire sien.

Cela donne par exemple un solo où la danseuse, au sol, reprend des ports de bras de la mot du cygne (une remontée sur le genou, la jambe en quatrième derrière rappelle aussi brièvement la bayadère), mais avec les coudes un peu trop pliés pour les battements d’ailes qu’ils sont censés suggérer. Peu à peu, cependant, le spectre du poulet s’éloigne ; on comprend que ces coudes pliés sont hérités de la danse traditionnelle, pour donner toute latitude au poignet. De même, les menés du cygne se fondent dans l’esthétique sinoïsante des pas très petits et très rapides, que l’on retrouve dans un tableau de groupe, qui aurait fait une affiche parfaite pour le palais des Congrès.

Les sept séquences permettent d’appréhender la diversité des influences, dont se dégagent deux tendances fortes : d’un côté, les chinoiseries, où de riches étoffes sont agitées par des poignets extrêmement souples et d’invisibles petites pieds qui transforment leurs belles en poupées à roulettes ; de l’autre, l’esprit guerrier, entre danses à la Akram Khan et démonstration mythologique qui transforme le corps de ballet en armée de Wonder Woman trottinant à travers les steppes. Féminité un peu précieuse d’un côté, girl power et empowerment de l’autre – celui-ci d’autant plus fort qu’il vient de celle-là ?

Découverte d’un style musical, aussi : d’habitude, les musiques folkloriques me tapent rapidement sur le système, mais la musique kazakhe a un côté planant qui rappelle par moments la composition de René Aubry pour Signes.

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L’ethno-ballet est certes déroutant, mais il se tient à distance du kitsch. On ne peut pas en dire autant du dernier ballet de la soirée, qui n’emprunte ni à la Chine ni à la Russie, mais… à l’Égypte. Palpatine a d’ailleurs rapporté avoir constaté moult pyramides dans l’architecture d’Astana. Nikolaï Markelov a chorégraphié Le Triomphe de Cléopâtre sur le Boléro de Ravel (c’est donc cela que j’avais aperçu à Éléphant Paname) : la future reine et sa sœur se défient et rivalisent de paillettes avec leur suite (l’une chasse l’autre en faisant flotter une grande bannière de soie, à la Rothbart) mais toutes sont assez rapidement écrasées par la musique. Un quart d’heures assez hallucinant, mais pas plus après tout que La Fille du pharaon remontée pour les Russes.

Au final, une soirée improbable, mais une bonne soirée.

 

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