Ör, d’Auður Ava Ólafsdóttir (2017) / Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu & Daria Nelson (2020) / Prodige, de Nancy Huston (1999) / Écoute. Une histoire de nos oreilles, de Peter Szendy (2001) / La Confiance en soi, de Charles Pépin (2018) / Les Infidèles, de Charles Pépin (2002) / La Joie, de Charles Pépin (2015) / L’Enchantement simple, de Christian Bobin (2001) / Chavirer, de Lola Lafon (2020) / Les Variations Goldberg, de Nancy Huston (1981) / La Présence pure, de Christian Bobin / Un assassin blanc comme neige, de Christian Bobin / Éloge du risque, d’Anne Dufourmantelle (2011)/ La Vocation, de Judith Schlanger (1997) / Les Chasses à l’homme, de Grégoire Chamayou (2010) / Manières d’être vivant, de Baptiste Morizot (2020) / La Rencontre, de Charles Pépin (2021) / Pourquoi il ne faut plus dire Je t’aime, de François Julien (2019) / Des choses qui se dansent, de Germain Louvet (2022) / Qui sait, de Pauline Delabroy-Allard (2022) / Danser, d’Hugo Marchand (2021) / Les femmes aussi sont du voyage, de Lucie Azéma (2021) / Je, d’un accident ou d’amour, de Loïc Demey (2014) / Des frelons dans le cœur, de Suzanne Rault-Balet (2020) / Un bruit de balançoire, de Christian Bobin (2017) / Classés sans suite, de Sophie Martin (2020)
Je ne sais plus trop comment partager mes lectures. J’ai des brouillons entiers d’extraits, qui attendent d’être publiés ou oubliés. Faut-il les mettre en forme de sorte que les extraits deviennent des citations insérées dans une critique structurée ? Les illustrer (je pense notamment à certaines phrases de Christian Bobin) ? Les livrer tels quels, leur extraction révélant assez mon regard de lectrice ? Moins chronophage, moins explication-de-texte, cette dernière option me tente assez, sur le modèle de Ce qui infuse, sur le nouveau blog de Blandine Rinkel (même si j’aimais beaucoup l’ancien, où elle réussissait à faire entendre comment la lecture avait résonné en elle).
En attendant de trouver la formule qui conviendrait pour chaque ouvrage, petit bilan annuel en survol des chemins empruntés. D’autant que je ne sais pas si ça m’était déjà arrivé, une année à lire plus d’essais (9) que de romans (7 + 2 autobiographies, certes). Ni d’inclure de la poésie sur une base plus courante (7).
2022 aura été l’année de ma rencontre avec Christian Bobin, peu de temps avant sa mort — je n’aurai pas lu bien longtemps un poète vivant. J’ai infusé ses poèmes au compte-goutte, souvent le soir dans ma chambre : ils rouvrent un espace de calme et de silence bruissant de lumière. À chaque fois ou presque, je me mets à percevoir le silence comme un volume (comme avec Bach !), je retrouve le calme du bleu-gris au mur et des moulures au plafond derrière l’agitation de mon monologue intérieur, chuinté à l’égal du vent quand on a refermé la fenêtre.
J’ai découvert Christian Bobin grâce à Charles Pépin, et celui-ci grâce à Pink Lady. Petite monomanie au début de l’année. Ses essais sont très simples à lire, au point qu’on a parfois l’impression que c’est simplet, qu’on pourrait être déçu de ne pas apprendre grand-chose. Mais tandis qu’une partie de moi évacuait la correction de dissertation de Terminale, oui bon, une autre se réjouissait de ce que ces mots me faisaient retraverser, tiens tiens. À la lecture, quelque chose se raffermissait en moi, quelque part entre la pensée, la volonté et la perception. Je reprenais en main mon esprit comme on se remet au sport, avec la surprise et le plaisir de sentir qu’il y a là quelque chose à remuscler qui déjà s’active.
On peut écarter les essais de Charles Pépin comme du développement personnel, ou on peut se réjouir que pour une fois ce qui se conçoit bien s’énonce clairement (mieux vaut pécher par excès d’explications pédagogiques que par complexité nébuleuse). D’une certaine manière, on renoue avec la philosophie comme apprentissage de la sagesse (cf. l’entraînement stoïcien) plutôt que comme amour de la vérité et du savoir — je remercie François Jullien de m’avoir ouvert les yeux sur la bifurcation qu’a pris la philosophie occidentale vers la recherche de la vérité, délaissant l’amour de la sagesse antique (et nous laissant désemparés pour appréhender la sagesse orientale).
Deux lectures de jeunes femmes que je suis depuis pas mal d’années sur les réseaux sociaux : Pauline Delabroy-Allard et Lucie Azéma.
Qui sait est mieux structuré que ne l’était Ça raconte Sarah, mais j’y perçois aussi moins la petite musique que j’aimais chez Pauline Delabroy-Allard quand elle n’était encore que Pauline, tu sais, celle du blog.
L’essai de Lucie Azéma m’a surprise : je m’attendais davantage à une réflexion sur le voyage que sur le genre du récit de voyage, dont je ne suis pas du tout familière — cet aspect m’a sans doute plus dépaysée que les lieux évoqués ! Les femmes aussi sont du voyage est renseigné (érudit, presque), intelligent et bien écrit ; je ne peux m’empêcher pourtant de préférer les passages plus personnels et poétiques, que j’aurais aimé encore plus nombreux.
Refermant Chavirer, j’ai pensé à Kundera, à sa formule comme quoi la seule raison d’être du roman est de dire ce que seul le roman peut dire. À ce compte, Lola Lafon est encore plus romancière que lui : rien d’extraordinaire à l’échelle d’un paragraphe ou d’une page (pas de pulsion de collecte au fil de la lecture, d’ailleurs), mais l’ensemble… Chavirer est une incroyable reproduction-démonstration des mécanismes d’emprise qui mènent l’héroïne à passer sous silence les abus qu’elle subit et à recruter pour ses agresseurs d’autres victimes. Il faut du temps, des chapitres entiers pour commencer à percevoir le glissement d’éléments de langage depuis les dialogues jusque dans le corps du texte, avec puis sans italiques ou guillemets, conduisant la victime à reconfigurer son vécu selon la perspective de son agresseur.
JoPrincesse m’a offert Éloge du risque lors de mon pique-nique-d’anniversaire-départ de Paris, et c’était tellement à propos dans ma vie (même si je ne l’ai lu/fini que l’été suivant). Ça mêle psychanalyse et philosophie, ça mêle et ça démêle, et parfois ça ne démêle pas, parce que c’est intriqué dans ses peurs et ses désirs qu’il faut se comprendre, à rebours d’un développement personnel bien ordonné. Ça m’a soufflée, cette perspicacité jusque dans l’obscur. Je pourrais reprendre tellement de passages qu’il vaudrait mieux entamer une relecture.
Il semblerait qu’il y ait toujours un enfant surgi de nulle part dans les romans d’Auður Ava Ólafsdóttir. Ör n’y fait pas exception, même si l’histoire ne se déroule pas cette fois sur une île nordique, mais bien plus au Sud, dans un pays en guerre qui va redonner le goût de vivre au protagoniste parti en touriste (mais avec sa perceuse !) pour s’y suicider loin de ceux qu’il pourrait encore blesser. C’est toujours improbable, plein de hasards dérisoires, mais peut-être encore plus dur et touchant que les autres livres que j’ai pu lire de la même romancière.
La Vocation, de Judith Schlanger : la première partie, plus générale, est celle qui m’a le plus intéressée, situant historiquement le passage d’un métier comme une charge dont on hérite, et dont on s’acquitte du mieux qu’on peut, à un métier qui correspondrait particulièrement bien à un individu, et dans lequel il parviendrait à s’épanouir. Cette dernière acception plus moderne sous-tend une idée de société où non seulement tout le monde peut trouver une occupation qui lui correspond, mais où ces aspirations diverses s’équilibrent aussi pour répondre aux besoins de la société dans son ensemble. Dit comme ça, on s’aperçoit vite que ce postulat a ses limites, et que l’idée de vocation va surtout venir couronner certaines voies estimées nobles par un certain idéal social.
La suite de l’ouvrage, centrée sur la vocation du savoir et sur la figure de l’érudit, est intéressante, mais un poil trop pointue et autocentrée pour me stimuler autant que ce qui a précédé (si vous êtes ou vous rêvez universitaire, en revanche, il y a matière à gamberger).
Intellectuel ou autre, existe-t-il un désir désintéressé ? Le désir de savoir est décrit comme un désir jamais lucide, toujours mêlé d’intérêts temporels. Certes l’occupation est d’ordre intellectuel, mais la motivation ne l’est pas, ni la récompense espérée. […] le désir de savoir est en réalité un désir de puissance […]
Pour le reste, je finirai peut-être par mettre en forme les extraits sauvagement photographiés au téléphone ou recopiés dans des brouillons de blog, si ça vous dit aussi.