Je me méfie des approches biographiques. Mais pour l’homme qui a cherché à comprendre les vies de Balzac, Nietzsche ou Marie-Antoinette, pourquoi pas. D’autant plus que le risque de trahison m’a paru plus mince en BD.
« Juif en Allemagne, Allemand en Angleterre. Étranger partout. » Stefan Zweig se retrouve au Brésil, avec sa seconde femme Lotte. Le bout du monde et la fin du voyage. La fuite s’arrête, l’exil s’enraye. Le passé. Ce n’est pas qu’il le hante : il n’en a plus. Détruit par les flammes, qui pourraient anéantir son dernier livre, ses mémoires, comme elles ont déjà brûlé en autodafé. Sans passé, la vie qui le mène en exil est fantomatique, et les tons chauds de la terre d’accueil, paradisiaque, se confondent avec le sépia du monde d’hier. Comme s’il n’y avait de justesse que le ton froid de l’ombre : la mer qu’il ne reprendra pas, la pénombre dans laquelle il tâche d’écrire, la noirceur de l’histoire qu’il a fuie, les ténèbres qu’il porte en lui.
L’image pour dire la fin des mots, entre l’indicible de l’horreur et l’émotion tue. Dès le début, les longs appendices qui rejoignent des bulles carrées en cascade montrent que la parole prend le temps de nous atteindre. Un temps qui devient décalage, comme lorsque la conversation du couple en taxi se perd dans une vue surplombante de Rio, ou que les paroles élogieuses de leur hôte à propos des livres de Zweig se trouvent soudain légender la vision d’un autodafé. Plus frappante encore est la redondance entre les mots et l’image : « Regarde cette vue, Stefan… », vallée panoramique, « Cette nature, ces fleurs ! Regarde, un colibri ! », qui volette, parfaitement dessiné, regarde, regarde, regarde… Lotte n’a de cesse de ramener dans ce monde celui qui ne le voit plus pour avoir détourné le regard. Stefan ne veut pas quitter ce monde : « C’est lui qui se dérobe. » Lorsque Singapour tombe aux mains des forces de l’Axe, que l’illusion rétrospective d’une histoire connue d’avance n’est pas encore là pour chasser le désespoir, et que l’exil en plein carnaval ne semble plus être qu’une survie de pacotille, lorsque alors Stefan et Lotte prennent leur décision, ils disparaissent de l’image et les paroles de leur dernière journée flottent sur des lieux vides. Ils ne réapparaissent que pour s’estomper de la vie, après avoir prononcé trois mots qu’ils ne s’étaient jamais murmuré qu’à l’oreille, y entendant probablement déjà leurs adieux.