Cette fois-ci, mon butin de la médiathèque était sous le signe de la lettre K : Kerninon et Kristof, respectivement Julia et Agota. Je crois que j’avais ajouté L’Analphabète, récit autobiographique à « ma liste d’envies » suite à un tweet du Vates ; il y est resté longtemps. Jusqu’à ce que j’en fasse K, donc. Pas un grand cas non plus, mais assez pour que cela avive ma curiosité et me donne envie de tenter la lecture du Grand Cahier — et là…
Comment devient-on écrivain ?
Il faut tout d’abord écrire, naturellement. Ensuite, il faut continuer à écrire. Même quand cela n’intéresse personne. Même quand on a l’impression que cela n’intéressera jamais personne.
Cinq ans après être arrivée en Suisse, je parle le français, mais je ne le lis pas. Je suis redevenue une analphabète. Moi, qui savais lire à l’âge de quatre ans.
À l’exaltation des jours de la révolution et de la fuite se succèdent le silence, le vide, la nostalgie des jours où nous avions l’impression de participer à quelque chose d’important, d’historique, peut-être […].
Nous attendions quelque chose en arrivant ici. Nous ne savions pas ce que nous attendions, mais certainement pas cela : ces journées de travail mornes, ces soirées silencieuses, cette vie figée, sans changement, sans surprise, sans espoir.
Il est encore question d’écriture dans Une activité respectable. C’est même l’activité respectable en question, avec la lecture. J’ai adoré que la lecture devienne cette activité aussi noble que l’écriture, qu’elle n’en soit pas le préalable mais la finalité. Lire non pas pour passer le temps ou apprendre à écrire ou apprendre autre chose, lire comme manger, comme activité vitale, centrale. Je me suis sentie redevenir avide de vie et de lecture aux côtés de Julia Kerninon, qui m’avait déjà acquis à sa cause avec Liv Maria. On peut dire que j’ai un (gros) crush pour elle. Du coup, c’est vrai, j’ai beaucoup recopié :
Dans la douche, à travers l’eau ruisselante je cherchais du regard tous les mots imprimés, je lisais les notices de shampoing, les six faces des boîtes de tampons de ma mère, les étiquettes douces de mes vêtements.
(Je faisais ça aux toilettes…)
[…] mais après tout, la photographie et l’amour sont deux arts distincts […]
C’est seulement quand la naissance à venir de ma sœur a commencé à être évoquée de plus en plus régulièrement que j’ai découvert l’expression les enfants qui m’a rendue très confuse, parce que jusque-là je n’avais pas du tout saisi que je n’étais pas tout à fait comme eux, puisque nous faisions exactement la même chose — aller à l’école et en revenir pour lire. […] découvrir aux environs de six ans que j’étais encore simplement un enfant n’était pas très gratifiant.
Sa mère lui montre la chambre pleine de livres qu’elle lui a préparé :
Il y avait quelque chose dans ses yeux qui suppliait et qui s’en voulait de supplier, quelque chose qui ne voulait rien imposer à une si petite fille mais qui redoutait pourtant de ne plus rien avoir à faire avec elle si elle ne passait pas l’épreuve.
La lecture comme atavisme familial :
Nous le faisions tous les trois, tous les week-ends, dans la maison silencieuse, mon père allongé sur son grand lit de bois au rez-de-chaussée, avec un lourd volume historique et une tablette de chocolat, ma mère roulée en boule dans sa mezzanine, plongée dans son livre du moment qui pouvait être absolument n’importe quoi, elle lisait tout, elle n’avait de mémoire pour rien d’autre […].
C’est elle aussi qui m’a convaincue de renoncer à décrire physiquement mes personnages — arguant que dans les livres d’horreur parfaits qu’elle avait lus, les créatures monstrueuses ne sont décrites qu’à travers les bruits qu’ils font ou l’odeur qu’ils dégagent […], et c’est dans ce silence que le lecteur est le plus à même d’assembler le monstre intime qui lui fait vraiment peur à lui, personnellement, parce qu’on ne peut pas exactement deviner ce qui effraie quelqu’un d’autre que soi.
[Cela impliquait aussi que] dans la réalité les autres étaient impénétrables […] et que par conséquent il était plus sûr de se tenir autant que possible en dehors des activités incluant d’autres êtres humains — à l’exception notable de l’amour.
(Une exception notable qui se note dans ses romans.)
[…] fière de la même fierté de caillou.
[…] il m’a dit au revoir sur le parking et nous pleurions tous les deux, sans larmes.
Une phrase de sa coloc’ albanaise :
Personne ne nous rend la liberté qu’on lui a abandonnée.
Après une enfance baignée de lecture, et d’écriture déjà, sur une machine à écrire dont le bruit rassure toute la famille, il y a une adolescence assez incroyable déjà pour l’adolescente disciplinée que je n’ai jamais cessé d’être, des nuits blanches lycéennes où elle rejoint un club de vieux poètes dans Pigalle, et surtout surtout ensuite une année sabbatique à écrire seule à Budapest. Melendili le dit mieux que moi : « Sans parler de l’année d’écriture à Budapest qui m’a butée »
Quand j’ai peur d’être seule, quand je doute de finir un texte, que je me sens en danger, je reviens toujours à la jeune fille que j’ai été à Budapest, il y a dix ans, qui travaillait sans se soucier de rien sinon des livres à lire et à écrire, et dont personne d’autre que moi ne peut avoir le souvenir.
Melendili met toujours direct le doigt sur ce que je mets des plombes à cerner. Trois phrases pour partager ses impressions de lecture et paf, ceci : « j’ai envié cette ardeur qu’on devine chez elle » C’est exactement ça. Ça me fait rêver cette espèce d’obstination, d’avoir l’énergie de ça, de cette ténacité obsessionnelle. Lire et écrire, écrire, pendant des heures et des jours, des marathons de lecture et d’écriture. Savoir ce qu’on veut sans même savoir si ça marchera.
[…] j’ai toujours aimé les mêmes choses, je ne sais pas changer, je suis comme une pierre au fond de l’eau, tout au plus puis-je m’arrondir à la mesure de mon usure […]
J’ai vu ma mère capable de tout […] mais je n’ai jamais compris, je n’ai jamais vraiment compris qu’elle avait appris toutes ces choses d’abord en échouant. […] tout le temps de l’apprentissage de ma mère m’a échappé. Je ne l’ai jamais vue en train d’apprendre, je n’ai jamais rien su de ses échecs répétés — de ma mère je ne connais que son infaillibilité et la grâce avec laquelle elle l’exerce qui m’a, heureusement ou malheureusement, convoyé la certitude qu’étant son enfant je la possédais aussi, naturellement, moi qui n’ai pas un trait de son visage […].
(Je n’avais jamais songé à ça, qui s’applique aussi à ma mère, son infaillibilité acquise par une ténacité que je lui connais bien mais dont je n’ai jamais vraiment imaginé ou considéré les échecs.)
L’autrice, elle, ne voit d’elle que véhémence, impatience : elle tape mal à la machine, mal car vite, veut aller vite en toute chose, c’est la seule chose qui l’intéresse, elle écrit, et ça me semble en contradiction avec la lenteur de l’écriture romanesque, l’obstination qu’il faut pour persister à travers la lenteur du processus. C’est toujours pareil : plus un portrait est fouillé, plus il se brouille. Au début sont posés des traits de caractère comme des lignes claires, saillantes, évidentes, puis la nuance s’ajoute, finit par tout barbouiller et il faut tout reprendre, ligne à ligne, ça me brûle de tout recopier, des lignes et des lignes.
Aujourd’hui, je lis toujours le matin, pendant des heures, dans mon lit, un miracle technique dû à une autre leçon apprise d’un homme très aimé — l’important, c’est d’avoir du temps libre — pour la caillasse, tu sauras forcément te débrouiller — mais le temps libre, il faudra toujours le braconner, m’avait-il dit sans ciller.
Elle explique avoir travaillée comme serveuse sur la côte pendant 5 ans. Serveuse et écrivain, j’ai repensé à Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? Et de fait, c’était bien elle, Julia Kerninon ! Dont je n’avais pas mémorisé le nom parce que je ne l’avais pas encore lue.
Il y avait du sens dans le travail physique, dans la douleur, dans l’humiliation, même, si la contrepartie était la liberté.
Mettre des mots sur des choses, encastrer les événements passés dans des phrases […].
Les histoires ne sont que des histoires, elles permettent une respiration mais ne réparent rien, elles sont ce qu’on peut fabriquer avec les petits débris retrouvés après les catastrophes […]
Mes deux parents croyaient aux livres, ils croyaient à la solitude, à la vie intérieure, à la patience, à la chance […]
J’ai beaucoup aimé que l’autrice ait un rapport presque sociologique à ce que d’autres n’auraient pas hésité à appeler une vocation. Elle n’était pas destinée ou prédestinée, mais son éducation a favorisé ce qu’elle est devenue, qu’elle a repris à son compte, comme une forcenée — parce que tel était son caractère et parce que son milieu n’était pas si favorisé qu’il lui permette de ne pas avoir à travailler. Comme le résume Melendili : « Elle maîtrise l’équilibre dans l’art de ne pas se la péter mais presque. »
[Elle cite L’Autre journal de Michel Butel] Je lisais des livres. Je n’étudiais pas. Je ne voulais donc pas d’un métier. Je ne connaissais rien de ces histoires, les métiers, les études, les rémunérations, les emplois du temps, le via normale. Je ne voyais pas qu’il y avait une vie normale. Pourtant, elle était autour de moi. Elle s’en prenait à ma vie anormale.
Aussi risible que ce soit, il y a vingt-cinq ans que j’écris, que j’essaye d’écrire des livres. Depuis qu’ils sont publiés, les gens estiment, légitimement, que tout va bien — mais je crois qu’ils ont oublié comment c’était avant, quand j’écrivais dans le vide, quand je sacrifiais à l’aveugle des choses immenses simplement pour pouvoir être seule et écrire, à ce moment où ma vie n’avait de sens pour personne. Aujourd’hui, bien sûr, toutes les choses semblent avoir trouvé leur place — mais j’ai vécu seule la peur des années où ce n’était pas le cas […] Maintenant, mes livres sur des étagères de librairies paraissent logiques, évidents, on peut s’en servir pour justifier tous mes manquements, mais je me rappelle du moment où mes failles n’avaient pas encore d’explication, où il était possible qu’elles n’en aient jamais, et que je reste pour toujours à la porte de ce qui est important.
Ça m’a émue (peut-être de manière kitsch et égocentrée parce que j’ai peur moi aussi de rester à la porte de ce qui est important ?).