La métaphore qui donne son titre à La Muraille de Chine s’est évanouie sitôt lue. Ce qui me reste en souvenir et avale à lui le reste du recueil de Christian Bobin, c’est cette ouverture formidable :
Tu n’es jamais venue ici. Tu n’y viendras jamais. Alors, que je te dise : c’est une maison dans la forêt. C’est une forêt dans l’univers. C’est l’univers dans le calice d’une fleur.
On dirait une ouverture cinématographique. Zoom out de la maison à la forêt, sans à-coup de la forêt à l’univers et là, zoom in out out of order l’immense était dans le petit, dissimulé, révélé dans une fleur qui ne peut être géante et monstrueuse, qui reste à sa taille, rétrécissant tout le reste pour le contenir en son sein. On dirait une gravure d’Escher. Tout est là et ne peut y être, s’y tient pourtant.
Petite moisson dans le reste du recueil :
Nous sommes de notre vivant un obstacle au meilleur de nous-mêmes.
Ne cherche rien, pas même à vivre.
Allongé au soleil, ne plus penser : les oiseaux prennent le relai de l’intelligence.
Presque est le nom du paradis.
Personne sur le chemin dallé par les chants d’oiseaux. Le clignotant jaune du coucou.
J’ai spontanément tapé le chant des oiseaux en recopiant. C’est fou comme il suffit de déplacer un pluriel pour lisser-ignorer une réalité diverse. Ça alarme-de-bagnole dans le jardin cependant.
La forêt est prise sous les reproches d’un orage.
Ne dites plus que vous avez la flemme, dites :
J’aurais pu devenir une légende chez les chats.
Un maître c’est quelqu’un qui fait beaucoup d’erreurs et qui, lorsqu’il s’en aperçoit, sourit.
Padawan pleure.
Écrire est déblayer, entrevoir une somme de joie sous la somme de douleur.
Il y a deux instants très purs dans notre vie, celui où l’on s’apprête à tomber amoureux […] — et celui où on vient d’apprendre la mort d’un être cher : une main invisible écarte le monde et nous dévoile l’indifférente lumière qui en fait le fond. Nous voilà séparés de nous-mêmes et reliés à tout par le don de cette mort. Le sautillement d’un moineau suffit pour nous briser.
L’émerveillement c’est Dieu qui vient nous tuer pour nous faire vivre.
Le plus beau d’un livre est cet instant où, sous le choc d’une phrase imprévue, il éclate comme du verre.
L’Hôtel-Dieu en versant ma vie dans une chambre qui n’était pas vraiment une chambre […] me donna ce bain de réel qui d’abord comprime la vie, puis l’élargit infiniment. En face de mon lit, au-delà de la fenêtre, un mur de béton incurvé à son sommet. Le vieux lion du soleil le léchait. J’ai aimé ce mur infranchissable, cet implacable défenseur du vide. Vraiment je l’ai aimé. Te voilà, me suis-je dit. Te revoilà, vieux fronton de pelote basque, silence massif du dieu. […]
La jeunesse ne se connaît que longtemps après. La conscience de la faveur prodiguée à nos vingt ans […] n’advient que tard […].
Les herbes folles des cimetières de campagne ruinent la mort.
Une montagne au loin comme le soulèvement d’une poitrine heureuse.
Qui se penche sur une fleur n’aura pas vécu en vain.
Christian Bobin qui se penche sur une fleur ne me fait pas le même effet que les poètes-qui-louent-les-fleurs. Ce n’est pas un prétexte à s’écouter écrire ; à la limite, ce serait une incitation à gommer — ou brûler : « Je brûle sur la terrasse, dans un brasero, les pages d’un manuscrit. Elles se changent en fumée, montent au ciel avec la légèreté qui leur manquait ». On sent une cohérence de vie et d’émerveillement, une certaine forme de pureté face à la beauté qui fracasse le chagrin (elle ne cache rien de son intensité lors même qu’il se dissout en elle). Une tentative de rendre l’ego dérisoire en s’absorbant-dissolvant dans l’observation du monde, sur un ton plus ludique qu’élégiaque. Des mots espiègles et sincères comme un sourire de vieil enfant.