Prokofiev, dansant ; Stravinsky, percutant ; Haydn, réjouissant ; Chostakovitch, poignant (pas émouvant, poignant : comme dans poignard) : voilà tout ce que j’aime dans la musique1.
Dès les premières mesures de la Symphonie n°1 de Prokofiev, j’ai eu la surprise de me retrouver sur scène, avec le tout premier morceau sur lequel nous avons dansé : à quelques pas près, je ne me souviens plus de la chorégraphie, mais la musique s’est inscrite dans mon corps et celle qui jaillit de l’orchestre vient derechef combler cette empreinte. Il en est pour moi de la musique comme des gens : plus je les connais, plus je les aime. On n’est jamais sûr de les reconnaître – et de replacer le premier mouvement dans la totalité de la symphonie.
Surprise encore plus grande que d’être familière aussi avec le deuxième morceau, Capriccio pour piano et orchestre de Stravinski. Alors que le nom que j’y associais spontanément était celui de Gershwin, ce sont des extraits d’un ballet avec Claude Bessy (début d’un vieux documentaire sur l’école de danse de l’opéra) qui me viennent à l’esprit. Allez savoir pourquoi, quand j’aurais du compléter la réminiscence balanchinienne de Palpatine rubis sur l’ongle : Joyaux ! Et pourtant, ce n’est pas faute de l’avoir vu trois (quatre ?) fois… Mais les voies des associations d’idées sont impénétrables et ce beau caprice musical prend bientôt l’allure d’un cartoon, avec le chef et ses mains en bec de canard dans le rôle de Donald Duck, et l’embonpoint débonnaire du pianiste dans celui du mignon cochon bégayeur (a-t-il un nom ?).
Tout cela est évidemment à prendre avec une pincée de sel, qu’Emmanuel Ax saupoudre au-dessus de son clavier dans le Concerto pour piano en ré majeur de Haydn. Il se frotte les doigts et nous, les babines : c’est un régal. J’imagine d’abord une fête rutilante puis, au milieu, une rencontre assourdissante qui met les festivités bruyantes à distance (la caméra tourne au ralenti, bande-son coupée ou remplacée par des froissements d’étoffe et des échos de stéthoscope), pour mieux les rejoindre ensuite, après quelques feintes espiègles dont on ne fera pas une histoire (seulement quelques plans souriants – lendemain de fête, des pieds qui courent sur le carrelage à damier bordeaux et crème, une porte à petits carreaux, des adieux sans rupture).
On retrouve ensuite Chostakovitch, dont la musique est beaucoup moins désolée quand il s’efforce de l’être (face aux chiens de garde du réalisme socialisme – les génies ont trop souvent à s’excuser de leur talent ; le compositeur russe n’a-t-il pas assez expié qu’on doive encore parler de ses rapports à l’URSS dans chacun des programmes ?). Il y a du joyeux foutage de gueule et des apothéoses qui n’en sont pas dans la Symphonie n° 5 : le remue-ménage de la grosse caisse éléphant voudrait bien provoquer l’implosion de l’orchestre qu’il écrase de tout sa bruyante puissance, mais l’orchestre toujours reprend comme si de rien n’était, un peu plus légèrement encore qu’on aurait pu imaginer ; les crescendos n’explosent ni ne retombent comme des soufflés, ils sont obstinément défaits, par un decrescendo patient ou d’un rapide pas de côté.
Je commence à être un peu fatiguée mais je ne veux pas le savoir et fixe mon attention sur le chef : presque comme si c’était de la danse, je vois la musique, le chef y est corps (et âme, j’imagine). Sa pantomime m’absorbe, même si elle n’est pas à strictement parler lisible pour moi qui sais tout juste lire la clé de sol. Son crâne rasé et sa baguette avaient fait surgir devant moi Voldemort au début du concert ; aussi, il y a bien quelque chose du mage dans ses gestes : il convoque les violons (leur tire un son, les force à être bien là, tout de suite), appelle les altos comme des esprits, lance un sort aux percussions, congédie les violons pour mieux envoûter les vents. Lorsque la fanfare fracassante déferle, on dirait un instant qu’il est possédé – buste en arrière, bouche grande ouverte sur un cri si déchirant qu’il reste muet– puis son regard tombe sur sa baguette et il semble se souvenir qu’il dirige. Autant dire que mes paumes de main n’ont été épargnées que par le spectre d’un RER citrouille.
Qu’elle est belle, ta chroniquette. j’aime beaucoup ton rapprochement chef-Voldemort. D’ailleurs, c’est parce que faire de l’orchestre (même amateur) me donne l’impression de figurer dans un Harry Potter que je continue de faire ça. (on part du Grand Rien, et paf, le son part d’un groupe de gens occupés – quelques instants plus tôt encore à glousser en buvant des cafés, c’est magique)
Bref.
« Sa pantomime m’absorbe, même si elle n’est pas à strictement parler lisible pour moi » : ne t’inquiète pas, bien des chefs ayant pignon sur rue sont illisibles – même pour des pros….
(Un ami apprenti-chef me racontait récemment que l’idéal était de bosser avec des enfants sans bagage technique : ils t’obligent à développer une gestuelle claire et nette de fanfreluches, mais surtout sincère!)
Tu as déjà vu une harpe jouer toute seule alors ? ou le Cerbère-chef n’a jamais réussi à être endormi ?
Alors les gestes ne sont pas codifiés ? Ce serait un mélange de mesure battue, d’invitation à se mettre à jouer, d’intimations au silence et d’encouragements pour jouer avec plus ou moins de douceur et de force. Réflexion faite, tous les chefs ne dirigent pas avec leurs seules mains ; certains semblent danser la valse (main haute, tronc très droit, qui se hisse sur le bout des pieds dans les moments d’intensité, jamais plus) quand d’autres feraient de parfaits contempo (dos ronds, contractions et relâchés, bien ancrés dans le sol).
En bref : une harpe qui part toute seule : oui ; un chef endormi : ça arrive aussi 😉
C’est un énôôôôrme débat que tu lances. Si je te rédiges un commentaire à l’arrache, je risque de te dore des bêtises. Tu me laisses qq jours (voire semaine) pour te concocter une réponse satisfaisante ? Ca prendra forme d’une chroniquette chez moi, je pense..(qui sera très très très longue, je crains)
Sachant qu’en plus, il n’y a pas de vérité universelle en termes de chef d’orchestre… Un chef lamba peut être apprécié par un musicien, voué aux gémonies par un autre, parfois même pour les mêmes raisons. Parfois deux musiciens peuvent avoir des attentes différentes qt au rôle du chef.
(c’est à peu près aussi complexe que les relations chef-subordonné en entreprise… j’avais une ancienne chef que hje détestais cordialement, une de mes collègues l’adorait..)
Cool, une très très longue chroniquette : j’adore les oxymores ! Prends tout le temps qu’il te faut, je sais ce que c’est d’être soudainement titillé par un thème à débattre.