Juillet 2024, journal

Lundi 1er juillet

Je pars pour Paris un peu à reculons alors que je me stabilisais dans une routine-reprise en main. Mais le boyfriend et nos discussions et son amour, ce qu’il me fait comprendre de moi, enveloppée dans sa tendresse.

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Mardi 2 juillet

Rêve. Fête familiale. Mon ex fait un malaise, il faut faire vite, les numéros d’urgence ne fonctionnent plus, le 18, rien, 118-218 n’est pas adapté, il est raide, il va mourir, je m’escrime sur mon téléphone, il meurt, il est mort, je suis secouée de spasmes insurmontables. Je ne sais pas si ce sont eux qui me réveillent ou les enfants du dessus.

Un bon ramen au bouillon épais, mousseux presque, avec sésame, cacahuète, noix de cajou : je me brûle un peu les papilles dans ma hâte-appétit.

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Mercredi 3 juillet

Rue du Maine, deux imbéciles à deux roues manquent de me renverser en voulant dépasser une file de voitures arrêtées, alors que, les ayant dépassées sur le passage clouté, je vérifiais les véhicules qui auraient pu arriver en sens inverse. Cri. Ma transpiration se met à puer.

Mon ancienne carte bleue de bibliothèque est découpée aux ciseaux, consciencieusement en six morceaux. Cela m’attriste un peu, mais je lutte contre la nostalgie : elle est remplacée par une carte rouge aux lettres blanches qui me fait par contraste prendre conscience du graphisme daté de celle qu’elle remplace. À nous deux (ressources numériques de la ville de) Paris !

Le boyfriend et moi retrouvons Mum dans une crêperie de Montparnasse pour se voir et fêter la non-retraite mais quand même départ de Mum, que ça chiffonne, les choses pas carrées. Elle est enfaitée de sacs et en sort : un guide de vacances de l’Angleterre avec un post-it coloré qui mène directement aux Cotswolds ; des petites boîtes en carton allongées qui contiennent des éventails corporate (j’ai failli les refuser puis me suis rappelée que je suis prof de danse, maintenant, et que cela peut être fort utile pour travailler la variation de Kitri) ; mon manuscrit pour me montrer ses corrections, que je prends en photo au téléphone — nous sommes côte-à-côte. En face de moi, le boyfriend s’aperçoit quand sa galette arrive devant lui qu’il a oublié de la demander dans une crêpe de froment, mais se régale sans que son allergie au sarrasin déclenche autre chose que mon inquiétude.

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Jeudi 4 juillet

Rêve. Embauchée dans le corps de ballet de l’Opéra (!) c’est mon premier spectacle. Je me rends compte juste avant que je n’ai pas de collants roses ni de poudre blanche pour l’acte blanc. Pas de faux chignon non plus pour coiffer mes cheveux courts. Et il faut que je révise la chorégraphie que je ne connais qu’à peine, c’est la panique. Tellement la panique que je n’entre pas en scène, je me saborde, on ne voudra jamais me garder après ça, c’est la panique. Mais quand je m’explique-excuse auprès de Claude Bessy (mon inconscient a vraiment du retard), elle semble comprendre. Je dois me reprendre, travailler.

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Vendredi 5 juillet

16 km dans Paris, avec C. (nous suivons le GR75) puis L. (nous poursuivons l’idée d’une glace Berthillon, qui se transforme en sorbet). On parle d’argent, de budget, pas mal (avec C. et avec L.), de ce qu’on mange ou grignote quand les soirées se font sur l’heure du dîner, de changement professionnel et des fleurs qu’on se met à apprécier en vieillissant, c’est un truc de vieux, des trentenaires qui disparaissent dans leur famille (avec C. dont la sociabilité se reforme autour de compagnons culturels gays) et des gens qui semblent plus beaux à Paris mais qui sont probablement juste mieux habillés, peut-être aussi plus riches et mieux soignés (suggère L.).

Je prends des nouvelles de Paris : la ligne 14 à Maison Blanche et la voile tendue au-dessus de la station, qui de loin semble refléter les moirures d’une étendue d’eau et de près se morcelle en milliers de carrés de papier qui ondulent sous le vent ; le prix des glaces Berthillon grimpé à 6,50€ chez les revendeurs les moins chers ; les barrières métalliques partout à cause des JO, les gradins vides le long de la Seine boueuse, des palmiers sur le pont Louis-Philippe-sur-la-Croisette ; la flèche de Notre-Dame ré-érigée, construction bicolore que la pollution n’a pas encore harmonisée.

J’ai enfin la sensation de profiter des longues soirées d’été, les fesses posées sur diverses pierres, diverses marches sur les quais de Seine puis dans un square près de Saint-Michel — jambes et salive épuisés.

Survoltée, j’assaille encore le boyfriend avec le récit de la journée. Il trouve comment m’ôter les piles : en me massant les jambes. Je grogne de plaisir et douleur mêlés, glissant toute douce toute huileuse d’arnica dans un pré-sommeil sans courbatures.

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Samedi 6 juillet

Rêve. J’ai un devoir à rendre avec des réponse sous forme de dessins, mais le temps mais la tâche, ça m’échappe.

La chouine de m’arracher au boyfriend (concomitance de chouine hormonale, je réaliserai dans le train).

Goûter de balletomanes. On se croisait il y a tellement d’années que (hormis IkAubert, que j’ai davantage côtoyée) les retrouvailles ont des allures de rencontre. C’est techniquement vrai pour deux des trois pulls rayés : S. est venue avec ses filles de 9 et 12 ans, dont j’ai peut-être eu vent de l’existence bébés. Pour les adultes, les mères, je mélange pseudos et prénoms, mais je reconnais les visages, retrouve leurs expressions, leur beauté approfondie par les années, plus personnelle, plus elles. On hésite, on commande : mon moelleux à la crème de marron n’est pas très grand mais il est très moelleux, et le thé vert glacé gingembre-citron-menthe me ravit, sans trace de ce goût âcre que donne souvent le thé trop infusé. Je sirote et la boisson et la conversation avec plaisir. Tout le monde est encore fervent balletomane, même si tout le monde ne pratique plus aussi assidûment depuis le Covid, depuis les enfants, depuis l’inflation aussi. Nous connaissons mieux désormais les noms des étoiles qui partent ou sont parties à la retraite, remplacées par les anciens petits jeunes eux-mêmes remplacés par des visages et des noms dont nous avons perdu ou commençons à perdre le fil. IkAubert nous appâte avec des programmes de ballet dont elle voudrait se délester et qu’elle sort de son sac — c’est la ruée vers le passé, les dates sur les tranches décorrelées de mes souvenirs. Les quatre petits cygnes s’envolent pour le Lac à Bastille (la team rayée, rejointe par une cousine) et nous sommes encore trois à discuter trois quarts d’heure sur la place. La prochaine fois, avant dix ans.

Les trois-quarts de l'image sont occupés par un bâtiment noir et se découpe un rectanglee de ciel avec une moitié d'arbre
Géométrie vespérale à Roubaix

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Dimanche 7 juillet

Kinds of Kindness au cinéma.

On me demande le matin en allant voter si je veux bien venir dépouiller. Les résultats de ma circonscription ne devraient pas être trop déprimants, je veux bien. Dans ma tête, je vais dépiauter, pas dépouiller : dépiauter, c’est culinaire, papillote, c’est joyeux ; dépouiller, ça pue la mort, la démocratie n’est pas encore un cadavre à qui on ferait les poches.

À 18h, on installe les tables dans la cantine, on répond à l’appel de nos cartes d’électeurs et c’est parti. On attend. À notre table de quatre, le small talk est apolitique mais citoyen, nous avons des habitués du dépouillage qui se gardent bien de toute référence partisane. Les accrochages de la cantine scolaire divertissent le temps qu’il faut ; j’aime bien les hiboux vert, jaune et rouge où sont accrochées des pinces à linge au nom des enfants. Ma voisine à la beauté aristocratique éthérée est complètement hors sol ; dans l’attente des enveloppes, elle… prie ?

Le départ est difficile, avec deux nuls sur les quatre premières enveloppes,  difficiles à cataloguer. L’enveloppe vide ou avec un papier blanc, c’est facile, mais deux moitiés de bulletin déchirés tombent-elles sous le coup des deux bulletins dans l’enveloppe ou du bulletin déchiré ? Je me sens idiote de ne pas trouver le bon code pour ce bulletin nul, d’avoir à lire toute la liste à voix haute. Je me demande si les gens qui votent nul ont déjà dépouillé ; s’ils ont vu comme c’était laborieux, de catégoriser, agrafer et faire parafer l’anomalie par tous les responsables du bureau de vote. Blanc, je ne dis pas, mais nul ? La seule consolation à ce traitement chronophage est l’inventivité dont ils font parfois preuve.

Deux moitiés de bulletins déchirés et glissés dans la même enveloppe

Le stylo que j’ai attrapé à la dernière minute avant l’oubli est en fin de vie, je suis obligée de crayonner à chaque barre du décompte, sachant que les pointillés imprimés pour guider sont très rapprochés. Ma voisine et moi traçons des bâtons puis on échange au lot suivant, ma voisine ouvre les enveloppes et j’annonce à voix haute les noms pour les messieurs qui sont déjà sur leur feuille parce qu’ils ont aperçu par transparence la couleur ou la mise en page du parti. J’écorche le nom du candidat RN ; Leys comme les chips ? Je dis David Guiraud des dizaines de fois, la table derrière ne dit même plus David, juste : Guiraud, ça pop dans la salle comme si c’était un gazouillis d’oiseau. À la sortie, on se demande si dépouiller a été une diversion éphémère dans une enclave protégée du RN ; en réalité, le soulagement est national.

Ma voisine et moi rentrons d’un même pas. Je laisse affleurer mon étonnement pour les voix RN dans une ville caractérisée par son vivre-ensemble, et la jeune femme perchée me répond dans un rire un peu triste, sans animosité, que ce n’est pas son expérience, qu’elle s’est faite harcelée pendant toute sa scolarité. Je n’en suis pas malheureusement surprise : ses airs surannés de portrait en camée l’auraient désignée comme drôle d’oiseau à parquer dans n’importe quelle cour de récré. L’enfant est un loup pour les zèbres-brebis.

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Lundi 8 juillet

Pourquoi l’envie de faire se mue chez moi en devoir faire ?

Par hasard sur Arte.tv, alors que c’est le dernier jour de (re)diffusion : Le Carré noir, une comédie allemande donc barrée avec Sandra Hüller.

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Mardi 9 juillet

Comme ça, j’ai eu envie de mettre à jour ma blogroll. La page datait de 2017 et j’ai dû télécharger un éditeur de code parce que je n’en avais jamais installé sur cet ordinateur. J’ai Ctrl C, Ctrl V puis tout cassé (Ctrl C, Ctrl V en sens inverse) ; j’ai tâtonné, bidouillé, me suis acharnée au point de ne pas avoir envie de m’arrêter pour déjeuner (ce que j’ai tout de même fait après avoir réalisé que je venais de manger la moitié d’un Babybel familial). J’avais oublié comment ça pouvait obnubiler, de bidouiller du HTML / CSS. Jusqu’à en avoir mal aux yeux, devenir fébrile devant l’écran. J’avais oublié aussi la satisfaction qui en découle, quand ça tombe bien, quand les colonnes sont alignées ou une icône pivote dans le bon sens (en réalité est remplacée par une autre) quand on clique dessus. Dans la foulée, j’ai rétabli les icônes FontAwesome : adieu petits rectangles qui envahissaient discrètement le blog comme des mauvaises herbes. C’est in fine assez inutile, mais très satisfaisant.

J’ai pris conscience que c’était probablement ce qu’essayait de m’expliquer le boyfriend à propos des jeux vidéos « très punitifs » qui l’énervent souvent mais dans lesquels il s’obstine : d’être retardée, la satisfaction n’en devient que plus gratifiante. On a mis beaucoup d’effort dans quelque chose qui ne sert objectivement à rien (une blogroll en 2024, lol), mais je suis d’accord, « c’est très satisfaisant ». Ça m’a même fait beaucoup de bien de m’acharner sur quelque chose de si futile : ça replace l’envie au centre, plutôt que de se focaliser sur un résultat et ce qu’il peut avoir de vain. (L’été est souvent un moment de lutte contre la vacuité, chez moi. J’imagine que ça vient avec la vacance.)

Après dîner, un tour de pâté de maison et du parc Barbieux pour évacuer la fébrilité, puis encore de l’écran pour visionner Written on water, une fiction sur une chorégraphe qui crée une pièce sur le désir. Je l’ai regardée parce qu’Aurélie Dupont y joue, mais c’est la peau et les lignes d’Alexander Jones qui m’ont fascinée (thématique désir, on ne l’a pas choisi pour rien).

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Mercredi 10 juillet

Phase de détestation de soi-même. Attendre que ça passe.

Bouquet de campanules blanches rendues translucides par un soleil de fin de journée

Lu une très belle BD : Au-dedans, de Will McPhail. Qui m’a fait rire au-dehors et placée à la lisière des larmes.

Il y a quelques jours, l’idée de changer de signature a émergée. Comme une mue, laisser la signature adolescente toute barrée-barricadée — imitation de la graphie de ma mère avec le nom de mon père. Au stylo fuchsia, j’ai tenté quelques grigri-gribouillis sur une feuille de brouillon où j’étais en train de lister les livres que je voulais chroniqueter, et avant que j’en ai vraiment pris conscience, une bourrasque d’initiales s’est abattue là-dessus commune nuée de criquets. Je voudrais faire apparaître l’initiale de mon prénom, mais ne sais pas très bien comment l’harmoniser avec l’initiale de mon nom de famille ; je ne les dessine pas dans le même alphabet : la famille est restée dans la graphie scolaire bien déliée tandis que le prénom s’est approprié des fioritures traversées en calligraphie — je découvre d’ailleurs un angle pointu dont je n’avais pas conscience. À un moment, je passe l’initiale familiale en minuscule et je la termine d’un point, comme si l’affaire était réglée : elle ne l’est pas, mais ça m’apaise étrangement.

…Jeudi 11 juillet

Rêve. Nous sommes dans l’appartement de Sanary, des petits taureaux passent dans la chambre, nous nous abritons derrière mon canapé-lit orange renversé, les cornes dépassent quand ils l’embrochent, attention, on se recule, heureusement que ce ne sont pas des adultes, on ne survivrait pas ; ils passent et se stockent sur le balcon. Avant ou après, il se passait autre chose, avec un grand drap rouge que l’on tentait de faire tomber-blouser comme au théâtre dans les pièces de danse contemporaine.

Au réveil, les cornes du taureau se confondent avec les initiales pointues. L’après-midi, je remarque sur la grand place un restaurant qui a presque repris la silhouette de Buffalo Bill.

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Aspirateur superficiel, poussière de-ci de-là, micro-rangement d’une pièce à l’autre, relève de la lessive, séance cardio vidéo sur la terrasse, marche jusqu’au bon pain, jusqu’au supermarché asiatique : je travaille à m’épuiser. Et ça marche, retourné activement contre moi mon énervement se dissipe. Il faut, non pas que je fasse quelque chose, avec un résultat productif, mais que je m’active, que mon corps soit de la partie. Vers 16h30 enfin, je peux ralentir, et j’ai plaisir à lire au soleil, à sentir ma peau caressée et mon corps stocker de la chaleur — l’été est enfin là, pour une journée, dans le ciel et dans ma tête.

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Vendredi 12 juillet

Rêve. Je donne mes premiers cours, ce n’est pas dans le bon bâtiment, je découvre les niveaux, une barre au sol débutants, une barre au sol sportive, j’improvise.

Lors de la séance cardio d’hier, j’ai pris la plupart des options « low impact » proposées pour les débutants, les femmes enceintes et les personnes en surpoids bien que n’étant rien de tout ça, mais j’ai quand même senti mes quadriceps se tétaniser et ce matin, le grand dentelé me donne l’impression d’avoir des moignons d’ailes dans le dos à chaque fois que mes omoplates bougent. Nouvelle séance en évitant toutes les fentes-tueuses-de-cuisses : je découvre les pogo jumps, le nom me ravit.

Il pleut des cordes, ça scintille d’impacts sur la terrasse. L’après-midi se passe en ligne avec Mum à effectuer toutes les réservations pour notre voyage dans la campagne anglaise. Can’t wait to meet Bobby-the-cat dans l’un des cottages AirBnB.

Vers 22h, fringante, j’essaye de créer sur Canva un template de publication pour mon Instagram danse. Grave erreur. Je suis avalée par l’infini des variations, il y a toujours une autre forme, une autre typo, une autre couleur avec laquelle ce serait mieux, et quand je vois l’heure, rien ne change, les formes, les couleurs et les possibles continuent leur danse macabre dans ma tête, dans mon lit.

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Samedi 13 juillet

Rêve. Mon ex se prend une balle de son cousin, mais j’ai quelque part où je dois être alors j’y vais et ce n’est qu’après que je panique, si ça se trouve il n’est pas mort, et la police, je cherche et pianote fébrilement le numéro du commissariat de sa ville, en vain, encore s’efforcer, s’inquiéter, ne pas parvenir. // Cher inconscient, tu l’as déjà tué il y a 11 jours.

Mini feuille de pak chou trop choupie tenue à bout de baguettes
Bébé pak choï

Recette adoptée : tofu au gingembre et pak choï.

Sur la grand-place que j’ai ralliée d’un bon pas, la petite foule familiale est en place pour le feu d’artifice. Ceux des villes moyennes sont maintenant ceux que je préfère ; la musique n’empêche pas d’entendre les explosions, et le spectacle est beau sans que la débauche soit telle qu’on ne puisse plus apprécier quelques fusées individuellement. Roubaix a le bon goût des fusées dorées — et des palmiers fous dont les branches se subdivisent en têtes chercheuses qui s’éteignent après ricochet (on est plus dans la métaphore vidéoludique que végétale). Je découvre au passage qu’il existe tout un lexique des feux d’artifice et que les palmiers sans tronc sont des pivoines ; les saules pleureurs sont bien des saules pleureurs, en revanche. Sur le retour, je prolonge les festivités d’un cornet de glace — industriel, un peu dégueu, mais qui a quand même le goût des vacances.

Comme tous les soirs, j’ai ouvert la fenêtre de la chambre pour aérer avant de dormir. Bien mal m’en a pris. Quand je suis revenue dans la pièce, l’air était irrespirable, empli des fumées de pétards tardifs. J’ai déplié le canapé-lit dans le salon.

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Dimanche 14 juillet

Screenshot de Duolingo
Phrase à traduire en italien : "Qu'a fait le peuple de Paris le quatorze juillet ?"

La colère-restlesness est passée. Calme, les abords de l’eau, moi qui coule paisiblement dans le parc. Il ne reste rien des pétarades de la veille si ce n’est quelques touffes d’herbe ou de macadam brûlé, des bouts de fusées dans l’herbe. Un homme me demande si je suis d’ici, il cherche les jeux pour enfants ; oui (je serais d’ici !), derrière le restaurant. Des petites feuilles vert clair sont apparues sur le pourtour de la caverne formée par un hêtre — j’aime percevoir les transformations silencieuses qui métamorphosent discrètement le parc. Les canards font des bruits de canard en plastique — si ce n’est pas une pensée de citadine. Des enfants leur intiment de se taire, taisez-vous les canards, et hurlent plus fort que cancanneront jamais lesdits canards. Pas moins fort en revanche que les gros muscles qui courent, traînent des pneus et font des roulés-boulés sur la pelouse. Lorsque le gars qui court avec un gros sac sur l’épaule en attrape un second et continue sa course un gros sac sous chaque bras, oscillant comme un personnage de dessin animé, je me revois courant comme une folle avec les deux valises cabine de Mum et moi pour ne pas louper l’Eurostar, le rire me rattrape.

Plaisir à retrouver du plaisir à chroniqueter mes lectures. Plaisir de sentir son corps se gainer jour après jour (narcissisme abdominal). Plaisir à regarder nuages et feuillage après les étirements, à deux doigts de m’endormir sur mon tapis de sport. Plaisir de voir le visage du boyfriend sculpté par la pénombre de la visio et de parler, longuement, de toucher à.

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Lundi 15 juillet

Y’a des jours comme ça, où la première recherche Google du jour, c’est « trajet nerf fémoral » et oui, même si je ne l’avais jamais éprouvé dans cette section, il va jusqu’au bord interne du genou, c’est bien lui que j’ai réveillé en étirant l’ilio-psoas hier. La douleur reflue quand je marche pendant un moment.

Sursaut à la fin de la lecture de ce billet des Carnets de la Grange : c’est toujours étonnant de se découvrir exister chez les autres. Ses extraits de lecture mêlés au récit de son quotidien me donnent envie de rassembler ici les extraits que je dépose sur Twitter et Mastodon.

Hydrangea ? Hortensia japonais ? Les fleurs semblent des papillons qui virevoltent autour d’elles-mêmes, manège de chaises volantes. C’est tout autre chose que j’entreprends de dessiner, un hêtre comme un massif.

Io sono l’amore sur Arte.tv : pour la langue italienne, le charme italien (des Italiens ?) et Tilda Swinton. La métaphore des plaisirs de bouche pour ceux de la chair est à la fois convenue et enivrante, tout comme l’étreinte de la belle bourgeoise et du bon gars de la campagne filmée au ras des épis de blé et des insectes — L’Amant de Lady Chatterley sous des températures plus clémentes (je ne suis pas la seule pour qui le parallèle est évident, même si je suis en revanche complètement passée à côté des références à Vertigo). Comme la scène n’a pas la puissance du livre, j’ai surtout été agacée par ce truc de la femme qui ne peut que recevoir (le corps, le sexe, la semence, le plaisir, la révélation), révélée à elle-même passivement, sur le dos, par un homme, dans le sexe forcément. Ça se finit un peu en eau de boudin, mais eau de boudin fracassante.

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Mardi 16 juillet

Rêve. Il ne faudrait pas, mais l’amoral disparaît dans le désir : sexe avec mon ex, son dos qui contente mes mains et pas loin de ma bouche son sexe dont je n’avais pas ce souvenir, long et fin comme une asperge. Mon écart me traîne à la porte de quelqu’un d’autre (un twittos je crois), qui m’accueille dans son appartement immense, j’abuse, dans un coin ombragé que je n’avais jamais remarqué se tient une table aussi grande que celle de réception où s’attardent quelques amis à lui, c’est estival, l’appartement se confond avec la terrasse, il n’y a plus forcément de toit, on voit loin, toute la Seine en enfilade, jusqu’à la mer tout au fond, je ne savais pas qu’on voyait jusque-là depuis son appartement. // Mon inconscient, cette grosse feignasse d’IA qui a tout repompé sur le film de la veille ! La grande tablée, l’été, la vue imprenable, la scène de sexe… Il a transformé un épi en asperge, piqué une transition issue de Dès que sa bouche fut pleine, deux deepfakes et youpla boum.

La chroniquette sur l’Éloge de la fadeur m’occupe une bonne partie de la journée. D’abord ça me rend guillerette, ça se tient, ça se tisse. Puis plus. J’écris en roue libre, feuillette le livre à la recherche de quelques citations, voudrait rajouter des oublis et la complétude se défait dans la tentation de l’exhaustivité. Écrire ne domestique plus le chaotique, redevient un exercice d’enregistrement vain.

Temps pluvieux, venteux. Lors d’une éclaircie, je sors avec l’intention de me promener ; arrivée au bout de la rue, j’hésite, stationne trente secondes et rebrousse chemin. Le boyfriend me comparera au chat qui met la patte sur le rebord de la fenêtre et décide que, finalement, rien de tel que le bac à chaussettes. Tapis de yoga pour moi, sur lequel je ne fais pas cette fois du yoga mais du cardio.

Le moustique vespéral ne m’aide pas à rétablir une heure décente de coucher. Le rythme 1h-9h est trop bien implanté.

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Mercredi 17 juillet

J’aimerais rencontrer des gens, oui, mais pas nécessairement un gars de 40-50 ans qui fait demi-tour à vélo après m’avoir vue esquisser quelques pas de danse et insiste pour avoir mon numéro après un échange que je pensais bon enfant sur la danse kabyle. Googler Massa Bouchafa pour voir comment danse cette chanteuse dont je n’ai jamais entendu le nom, oui, avec plaisir, essayer de reproduire ses gestes, c’est marrant, mais non, je ne veux pas aller m’asseoir un moment à l’ombre pour mater des vidéos YouTube que je devine très bien sur mon écran. Dire que je me suis soupçonnée de paranoïa narcissique en le soupçonnant de drague. Mon hésitation sur ses intentions a manifestement été interprétée comme une hésitation sur ses avances, et il a mis un moment à reprendre sa route. J’aurais pu couper court en partant, mais je ne voulais pas partir, je voulais que lui parte pour pouvoir finir mon dessin — de cet arbre depuis ce banc. Faut-il vraiment caser une allusion à son couple dès la deuxième phrase pour entamer une discussion sereine avec un homme ?

Carnet de croquis devant le gros hêtre que j'essayais de dessiner
Absolument pas ressemblant, mais j’aime bien quand même

D’un coup, ce qui était procrastiné est décidé : piscine. Les premières longueurs sont difficiles : l’essoufflement est immédiat, lil faut juguler la panique respiratoire, apaiser le souffle, le ralentir, l’allonger. D’une, je passe à deux brasses sous l’eau pour avoir plus de temps pour expirer, puis reviens à une seule, lente, bien articulée, me laissant glisser plus qu’il ne faudrait, mains jointes et pointes de pieds tendues. En me concentrant uniquement sur le geste et la respiration, je peux enchaîner les longueurs. Lorsque les sifflets invitent à sortir du bassin, j’ai nagé 40 minutes et la surprise d’avoir la tête qui tourne en remettant les pieds sur le sol ferme, carrelé. Un qui-sait, assis, boit à grandes goulées une bouteille d’eau remplie de jus de fruit ; du sucre, voilà qui est bien anticipé. Les sèche-cheveux ne marchent plus ou le personnel ne souhaite pas que l’on s’attarde. Vingt minutes de marche pour récupérer ; je suis délicieusement épuisée.

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Après trois ans à batailler, Mum obtient de Foncia le remboursement de la caution de mon appartement parisien. Ils ne pipent mot des quelques milliers d’euros d’intérêts de retard, qui leur vaudront donc des poursuites en justice.

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Jeudi 18 juillet

À ce cours de stretching postural, on ne travaille quasiment que des muscles sur lesquels ne j’ai aucun contrôle, qui ne sont associés à aucune sensation (vous avez une commande au niveau des omoplates, vous ?) ; ça m’énerve vite.
On ne s’énerve pas avec son soi-même, observe la prof.
C’est quand même énervant, je rétorque spontanément, faisant rire mes deux compagnes.

Après avoir tergiversé, je m’offre une glace Meert deux boules. Le chocolat n’est pas corsé du tout, et pourtant fort savoureux ; l’adjectif qui me vient, curieusement, c’est : rond. Ce chocolat est rond. Les mots pour parler de saveurs et de musique restent pour moi un mystère ; le lexique, d’accord, mais comment sait-on si on y associe tous la même saveur ou sonorité ? Il faut entendre, goûter. (Il faudrait probablement juste apprendre.)

Il reste du temps avant la séance ciné, et je constate à quel point il est difficile de trouver un coin agréable où se poser sans consommer dans le centre de Lille. Par agréable, j’entends : ombragé, relativement calme, qui ne sente pas la pisse. La ville ne veut que notre argent.

La bande-annonce n’avait pas menti : Les Fantômes est un bon film. Très bien (sous-)joué par Adam Bessa

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Samedi 20 juillet

Une pièce par jour : c’est le programme ménager, après une longue période d’absentéisme. Miettes, traces de graisse, calcaire sur l’évier, traces sur les plaques (après y être allée avec le dos de la cuillère, j’y vais avec le dos de l’éponge et c’est beaucoup moins inefficace, tant pis pour les rayures), projections sur les meubles, les murs, désincrustation de moucherons muraux, moustiques muraux, un coup de grattounette un coup de torchon, aspirateur, serpillère, plinthes et sol et non, les joints j’en gratte deux, ce sera pour une autre fois. Je comprends mieux pourquoi le grand ménage de printemps a lieu au printemps, et pas en été. Chaud. Mais grande satisfaction ensuite à chaque fois que je passe devant la cuisine : c’est propre, net, espacé, tranquille. Le contraire d’une tâche à faire procrastinée où que l’on pose les yeux.  Comme une promesse de vie qui se reprend en main.

Mes mains justement protestent tout le reste de la journée à chaque fois que je les lave. J’ai mis des gants pourtant, même si l’index droit est troué au niveau de l’ongle. J’ai mis des gants. En latex. Soudain je fais le rapprochement avec les bas autofixants qui me faisaient des plaques rouges à la fin de la (demi-)journée. Allergie.

Le soleil, ça tape : Jésus, amen, Jésus… Jésus, amen, Jésus… ni slamé, ni psalmodié, on dirait un vieux mec sous psychotrope qui essaye de chanter. Une seconde voix, type bourré, bredouille sur des âmes perdues — original pour une chanson à boire. Je ne sais pas s’ils rendent le micro, mais ça se met à ressembler davantage à de la musique. Heureusement, parce que la kermesse catho pousse le son et ça s’entend d’un bout à l’autre du parc Barbieux, pourtant tout en longueur. C’est la même chose en boucle depuis tout à l’heure, non ? demande un ado à sa famille. Maintenant qu’il le dit, on n’entend que Jesus / No life (sur l’air de No Women no Cry ?). Je presse le pas, dans la mesure de la chaleur et des sandales qui me chauffent le talon.

La Petite communiste qui ne souriait jamais. Vidéos de gymnastique. Tisane glacée.

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Dimanche 21 juillet

Rêve. Sur la vidéo Instagram d’un danseur, j’aperçois au fond, près du miroir, une silhouette floue comme sur une caméra de surveillance, en haut de forme. Au mouvement par lequel il glisse son téléphone dans la poche arrière de son téléphone, je suis sûre qu’il s’agit de mon ex. Sur une vidéo Instagram.

Toilettes et salle de bain, le récurage continue. Marche et séance cardio de 15 minutes. Corpus sanus in casa sana.

M. et moi habitons dans deux villes différentes la même allée et rue. Elle vient d’adopter une chatonne : j’assiste à la saison 1 de Poussière, mieux que Netflix !

Araignée du soir, espoir hurlement ravalé en petit cri, Timberland et Sopalin que j’ai ramassé sur lui-même sans le retourner. Elle était juteuse.

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Lundi 22 juillet

Un jour peut-être, je cesserai d’être cette personne qui attend cinq, dix minutes que le cours commence, à quinze se dit que la prof-ostéo a pris un patient en urgence, à seize prend son téléphone et à trente comprend qu’il n’y a personne, que la prof pensait qu’il n’y avait personne. J’aurais dû toquer à la porte du cabinet pour me manifester. Au point où on en est, je me rabats sur le cours suivant et pars chercher à manger : je suis incapable de gérer et la faim et la frustration. Je mange ma colère, remâche le gâchis et digère les 180g de taboulé en serrant les abdos, le cours de stretching postural a commencé.

Découverte du jour : pour que les chevilles soient stables en première, il faut « pousser » vers l’extérieur (si on passe une bande élastique autour des chevilles, contre elle en dégageant à la seconde). Et bien penser à descendre le talon et allonger le pied à mesure qu’on éloigne la jambe dans le dégagé, au lieu de pointer en hauteur, ce qui décale le bassin en faisant lever la hanche. (C’est sûrement opaque pour le profane, je le note pour m’en souvenir.)

On travaille aussi l’en-dehors de l’humérus : c’est comme le fémur, dit la prof — sachant que je ne maîtrise pas plus la rotation du comparé que du comparant. Je penserai à la bayadère qui soulève les bras pour attiser le feu sacré, la sensation correspond à l’amorce de ce port de bras. Si on ajoute du poids dans la hanche opposée au bras qui se lève, une ligne de force traverse le buste — exactement celle dont j’ai besoin dans l’arabesque.

La troisième révélation du cours reste mystérieuse ; je n’ai pas encore mémorisé ni même compris le chemin pour développer la jambe en arabesque plongée et obtenir cette liberté articulaire absolument incroyable qui me fait instantanément retrouver un degré de souplesse que je pensais perdu. Quand j’essaye seule, ça bloque à la hauteur habituelle. Manipulée par la prof, je ris de perdre à moitié l’équilibre ; ça me rappelle les souvenirs joyeux du conservatoire, quand on se « forçait » les arabesques (en réalité un moment de détente où on abandonnait notre jambe sur l’épaule d’une camarade qui faisait office de treuil).

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Retour du mode vener. Je sais ce qu’il me reste à faire : de l’exercice physique. Je passe en accéléré une barre au sol (les exercices assis avec les jambes à 90° me semblent désormais d’une inutile violence) et commence à régler des exercices en musique pour la rentrée. J’identifie ce qui me bloque et me faisais baisser les bras : devoir choisir entre plusieurs options pour un même type d’exercice et ordonner leur succession. Pour contrer ça, je décide de régler des exercices dans le désordre et de me filmer ; je piocherai ensuite  de quoi constituer un cours d’une heure. Retour à l’idée de bibliothèque d’exercices que je voulais constituer au début des vacances, quand il n’était pas encore temps de s’y coller.

Puis se filmer est instructif. Outre la confirmation d’un manque évident de rotation au niveau des cuisses, je note ce qui bouge, lâche ou au contraire ce qui reste surprenamment aligné — utile si jamais je voulais enregistrer des vidéos pour les partager. Mon déroulé du pied paraît relativement pro, mais je me crée un triple menton tout en tension en voulant les apercevoir et je suis incapable de commencer un exercice sans me réajuster mille fois. C’est vrai que tu pattounes, comme un chat, confirme le boyfriend, témoin de mes séances matinales de yoga.

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Lors de notre visio vespérale, il est question entre autres de masculinité et de féminité. Les signes extérieurs de féminité telle qu’elle est valorisée dans notre société patriarchale (minijupes, talons, maquillage), je les ai arborés tant qu’il s’est agi d’un jeu (provoquer les regards, remodeler mon visage pour la ville comme je le faisais pour la scène). Quand se maquiller est devenu un geste automatique à faire avant de sortir de chez soi, comme se brosser les dents, j’ai abandonné. Je ne me sens pas spécialement femme. Je sais que j’en suis une, je n’ai pas de problème de genre, mais ça m’indiffère globalement ; je me pense davantage comme un lutin ou un zébulon, un truc asexué, vaguement enfantin — adulte quand il le faut vraiment. La sensualité, lolilol. J’en dégage pourtant, dixit le boyfriend nécessairement biaisé. Serait-ce ce qui m’a surprise de moi sur les vidéos enregistrées dans l’après-midi, cette espèce de fluidité un peu précieuse qui m’échappe en dehors des exercices ? De fait, les rares fois où je me fais draguer, c’est toujours quand je suis en mouvement, jamais immobile — pas photogénique mais cinétique, on va dire. Ce n’est pourtant pas du tout l’impression que j’ai ou cherche à avoir ; je préfère me penser comme puissante plutôt que féminine. Le boyfriend avait remarqué, oui : j’ai le déplacement dynamique, efficace. N’empêche que transparaît quand même autre chose, selon lui. Ça me semble réducteur. Il argumente contre ma moue : il n’y a pas à opposer puissance et féminité ; il y a aussi une puissance de la féminité. Remuer du croupion comme un tralalalalère clôt le débat.

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Mardi 23 juillet

Je change les draps, lance une machine, récure la douche à mains nues puis avec de nouveaux gants sans latex après un intermède Leclerc, nourrit la poubelle jaune de l’immeuble, étend la machine, fais le rapprochement entre les tickets de caisse accumulés et mon compte en banque, saute d’un verbe d’action à un autre, mi-fatiguée mi-galvanisée.

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Mercredi 24 juillet

Non, les douleurs ponctuelles dans le nerf fémoral gauche ne sont pas bon signe. Oui, un autre nerf s’était mal positionné à droite. Posturologue et spécialisée en danse, l’ostéo passe un bon moment à m’expliquer comment engager un retiré par les ischio-jambiers plutôt par le quadriceps — ce qui, dans la répétition et par extension (monter les escalier, marcher…) cause ledit problème. Remplacer un réflexe de plus de 20 ans par un autre n’est pas une mince affaire. De fait, la gêne revint dès le lendemain.

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Jeudi 25 juillet

Fin du grand schlem ménager. 3 épingles, 1 pince, 1 élastique et quantité indénombrable mais importante de poussière et toiles d’araignée sous le canapé. L’appartement est désormais dans le même état que chez les gens qui font régulièrement le ménage.

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Vendredi 26 juillet

Rêve.  Une autoroute passe désormais derrière la maison de mon arrière-grand-mère et le chemin que seuls les riverains empruntaient est devenu une départementale très fréquentée. Le terrain est triangulé-isolé, vision en hauteur, la maison a fortement perdu de sa valeur, adieu le coin d’arrière-pays tranquille de mon enfance, les cigales remplacées par les voitures. Le dénivelé entre la terrasse et le jardin est devenu un canyon carrelé de motifs géométriques colorés irréguliers, triangles aigus, angles brisés, éclats de couleurs (les mosaïques de mon grand-père ? du MuSaBa ? les murs anti-bruits des autoroutes ?). Au réveil, ces murs hauts empruntent autant aux angles morts labyrinthiques qu’aux tombes des empereurs accompagnés de légions de soldats en terre cuite.

Rêve. C’est un dîner. D’anniversaire, je crois. Du mien, il me semble. Mum veut payer pour tous, mais quand le serveur annonce une somme à six chiffres, elle tique, carte bleue à la main, et rétrograde à la moitié. Je veux recalculer l’addition, des plats à 40€ c’est cher d’accord mais pas au point de valoir le prix d’une maison, 40 x 4, non combien sommes-nous, 40 x 7 + 10 * 3 les entrées les desserts est-ce que l’astérisque est bien prioritaire sur l’addition, je recommence, n’y arrive pas, la calculatrice me donne comme résultat une somme à six chiffres, moindre que celle du serveur, mais tout de même, cela doit être ça, cela ne peut pas être ça, comment de 40 passe-t-on à près de 400 000, l’ordre de grandeur m’échappe. // Mon inconscient aime me faire pianoter en vain sur des boutons, c’est comme au début du mois quand j’essayais d’appeler les secours pour sauver mon ex mourant.

Rêve. Dans le rêve, je me dis que je dois m’en souvenir, et de fait je m’en souviens au réveil, de cette pièce lumineuse avec ses ouvertures de palais et ses trois ornements de pierre, pommes de pin stylisées, évidées, lacis minéral, dont l’une est penchée, cassée. Mais du reste, des autres pièces, du contexte, des enjeux, rien. Rien que la lumière et ces plugs de pierre dressés sur une balustrade, gargouilles abstraites, boules de cristal qu’on accroche en bas des escaliers bourgeois.

Not un rêve. Not le Gorafi. Suite à une attaque sur le réseau SNCF, les TGV ne circulent plus et probablement pas du week-end : from boyfriend H-10 to boyfriend J-3 real quick. Joie envolée devant mon frigo méthodiquement vidé comme un porte-monnaie où l’on prélève pile l’appoint. Puis c’est la valse des rafraîchissements, sans paille mais avec F5, des atermoiements car le train n’est pas annulé, il circule ! avec un retard certes, compris entre 1h30 et 2h tout de même, temps de trajet triplé, reporter à lundi ou tenter, la tête dépitée du boyfriend par anticipation, je tente, sac ou valise, entrerai-je dans le métro, une rame toutes les 9 minutes avec les Lillois qui ne savent pas optimiser l’agencement de leurs corps, ils n’ont pas été entraînés aux grèves du RER C ni même à la 13 en heure de pointe, je juge la trottinette pas repliée et la double-poussette portant un bébé, ça oui, mais aussi un enfant en âge de marcher, pendant que les autres peut-être me jugent avec ma valise cabine que je serre de mes adducteurs pour qu’elle ne roule sur aucun pied, oui j’ai réussi à rentrer. Sur le quai du TGV, je me sers de la poignée comme d’une barre pour faire des relevés. Have you done your calf raises today? 

Au premier arrêt, une cinquantenaire sans gêne (blanche) éjecte une gamine (noire) de sa place sans même attendre que revienne la mère, descendue en vitesse pour remettre un paquet. S’ensuit une altercation à base de bon droit, de racisme et de dignité outrée. Des flics en civil se pointent, posture d’autorité torse bombé, avant-bras sur les sièges : le ton monte. Des agents SNCF les remplacent, parlent à voix très basse à la personne lésée qui en faisait des caisses : désescalade immédiate. Belle démonstration de communication non violente.

Le TGV circule à petite vitesse, ralentit puis s’arrête à Albert, que j’imagine être encore dans le Nord rapport à l’architecture en briques rouges de la gare et de l’église — surmontée d’un improbable dôme doré. Tandis que mon cerveau entonne le générique d’un dessin animé de mon enfance, Albert le cinquième mousquetaire, on m’apprend sur Mastodon que je suis dans la Somme et que cette église, en réalité une basilique, est célèbre depuis la première guerre mondiale.

En 1915, un obus toucha le dôme soutenant la statue, qui s’inclina, mais resta dans un équilibre précaire et impressionnant. Cet événement donna naissance à une légende : « Quand la Vierge d’Albert tombera, la Guerre finira. » disaient poilus et tommies.

Carte postale en noir et blanc de l'église et de la statue suspendue au-dessus du vide

De fait, l’église a été rasée par les bombes en 1918. Right on time. On ne peut pas en dire de même du TGV. 1h, 1h30, 2h, le retard n’en finit plus, mais je reste relativement guillerette, égayée par les commentaires de la cérémonie d’ouverture des J.O. sur Twitter. Twelve points go to France, c’est la même vibe que pour l’Eurovision. J’arrive grosso modo pour Céline Dion. Il aura fallu 3h30 pour faire Lille-Paris, soit environ 5h pour faire Roubaix-Montrouge.

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Dimanche 28 juillet

Zapping pour tenter d’attraper les épreuves de gymnastiques. La télévision ne retransmet pas les épreuves in extenso, seulement un zapping des disciplines où s’illustrent des Français, comme si on ne pouvait pas vouloir suivre un sport sans biais nationaliste. Ce n’est pas beaucoup mieux sur la plateforme france.tv : la rubrique « gymnastique » comporte uniquement le passage à la poutre de Simone Biles.

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Lundi 29 juillet

Rêve. On écope les conséquence d’une magouille entrepreneuriale de mon ex qui n’est plus là. Escape game à la vie à la mort, dans des eaux sauvages de la terre des courants, j’aide un binôme à avancer, ne pas se noyer, ne pas se faire rattraper au milieu des couloirs, casiers de piscine, quelqu’un nous aide à nous exfiltrer et le passage par la prairie, bien sûr, entre les clôtures.

Les anciens programmes de spectacles que j’étais passée chercher chez I. se sont transformés en prétexte à discuter tout l’après-midi devant un thé à la menthe non marocain (Mariage frères) et des cookies sans farine de blé (avec noisettes et pépites de chocolat). Dans la cuisine, tous les accessoires tous sont rouges, toutes les épices rangées dans les mêmes bocaux Rollinger ou Bonne Maman — je pensais que c’était uniquement dans les magazines de décoration ou les AirBnB, où la sédimentation du quotidien n’a pas à être matée. L’appartement dans son ensemble, avec son unique mur de couleur dans des pièces blanches, son rangement au cordeau et sa décoration assortie me fait penser à celui de Mum. Il y a même un monstera. Comme un fait exprès, I. me confie se sentir proche de ce que je raconte de Mum sur ce blog. Et je découvre au cours de la discussion qu’elles partagent un même goût juridique et humain pour les procès. De fait, I. serait impeccable comme témoin tant tout chez elle est narré méticuleusement, dans l’ordre, avec tenants, parenthèses relevant (« ce n’est pas intéressant » ajoute-t-elle aux faits détaillés) et aboutissants. Certaines choses peuvent être passées sous silence, mais pas d’ellipse ou de résumé pour ce qui peut être raconté. J’échappe à l’interro surprise en sortant des toilettes, où sont scotchées les fiches de révision tout aussi méthodiques de sa fille.

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Mardi 30 juillet

Rêve. Je replace les petits êtres figurines que j’abrite sous moi, corps gainé en planche, comme d’autres en rosace autour de moi. Ceux du dessus brûleront dans l’explosion mais protégeront ceux du dessous. Sauf que ce n’est pas une explosion, mais un incendie, je vois le mur en flamme nous sommes enfermés nous allons mourir j’espère que le monoxyde de carbone nous fera perdre connaissance avant de brûler vif, avant la douleur, mais le feu prend tout doucement, comme des braises qui grignotent doucement leur bûche, nous allons mourir oui mais plus tard, plus vieux, nous avons le temps de vivre en attendant, le feu nous rappelle à la joie de nous éprouver vivant quoique/car mortels.

Rêve. J’essaye des vêtements, hésite, ressort du magasin sans avoir tranché, avec tout sur le dos. Le burger qui reste à 22€ même végétarien, non, même s’il est bon, le plat à 17€ non plus, je prends le riz cuisiné à plein de choses à 11€, c’est bon.

Les champs de saisie se sont pré-remplis tels quels…

En visio avec une maman soucieuse d’accompagner au mieux sa fille, que sa prof dit douée pour la danse, je brosse un panorama des écoles supérieures à la wannabe ballet mum. Quand je lui explique que sur mettons deux cents gamines, l’Opéra en sélectionnera une dizaine seulement, lui échappe un ah oui quand même. Eh oui, c’est un peu comme une équipe olympique. On parle morphologie, souplesse, cours particulier et summer intensive. Je lui parle des parcours qui peuvent s’envisager, des CNSM, du CRR de Paris et de Boulogne, et aussi de tous les équivalents de l’Opéra à l’étranger : la Royal Ballet School lui plait bien pour l’inclusivité promue via les photos de son site web, et l’académie Princesse Grace, ça, ça lui vend du rêve ; elle m’arrête en revanche quand je mentionne Palucca ou l’école du ballet de Hamburg, l’Allemagne manque manifestement de paillettes. Je démultiplie les possibles pour qu’elle encourage sa fille à intégrer une formation professionnalisante sans se focaliser uniquement sur l’Opéra — statistiquement, il y a plus de chances de ne pas y être acceptée que de l’être.  Être douée et bosseuse ne suffit pas forcément, et c’est quelque chose de compliqué à (faire) entendre. J’espère y être parvenue, être restée encourageante sans susciter de faux espoirs.

Au dîner, le chirashi est bon mais vite lourd — cette chaleur… À 23h, en revanche, en compulsion, le bol en plastique ressorti bien froid du frigo, c’est divin.

À lire l’autobiographie de Fabienne Verdier après la biographie de Nadia Comaneci, c’est de ça dont j’ai besoin : de persévérance, de discipline qui se confond avec la curiosité et l’entêtement.

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Mercredi 31 juillet

Rien à faire, je regarde le sport avec l’œil de la danse. La compétition, la vitesse, les matchs, les armoires normandes de muscles : bof. Ce qui me réjouit, ce sont les corps maîtrisés, précis et puissants, les corps gainés-galbés arqués en virgules suspendues au-dessus des barres asymétriques comme des signes diacritiques, propulsées dans les airs en double salto tendu (Simone Biles !) ou fendant l’eau dans l’épreuve de plongeon synchronisé (au premier coup d’œil, le boyfriend me prévient que cette fois-ci, c’est du plongeon en solo, la seconde chinoise disparue derrière sa coéquipière).

Incapable de me lancer dans une activité qui exige une quelconque concentration comme de prendre plaisir à ne rien faire ou pas grand-chose, je m’enferme dans une humeur massacrante. Verrouillage hormonal activé. Contre ça, lire et suer il n’y a que ça de vrai, faire une course, gesticuler, s’étirer jusqu’à se prendre soi-même au piège au jeu et régler quelques exercices pour une future barre. La sueur s’ajoute à l’anti-moustique, à la crème solaire et aux 30°.

Un ami du boyfriend passe dîner, ça cause conflit israélo-palestinien et prénoms de son futur enfant. Les débats animent le boyfriend, de l’intérieur, visage éclairé, marré, je l’observe très séduisant depuis ma position de tiers, sans avoir à le faire à la dérobée, en me dédoublant-dédouanant de ma position d’interlocutrice qui est mienne lorsque nous ne sommes que tous les deux. On devrait inviter P. plus souvent, rit-il en fin de soirée, bien après le départ de P.,  alors que le canapé est redevenu lit.

Journal de lecture : Ça nous apprendra à naître dans le Nord

Raconter quelque chose qu’on n’a pas réussi ou eu des difficultés à faire : c’est un sujet de rédaction pour lequel j’ai maudit la prof en 5e. J’ai cherché sans rien trouver d’intéressant, vraiment je ne voyais pas, je cherchais, mais rien qui vaille le coup, rien qui puisse tenir plus de dix lignes, rien à faire je n’y arrivais pas. Je n’y arrivais pas… mais voilà, mon sujet tout trouvé ! J’ai raconté comment je n’arrivais pas à écrire cette rédaction, et hop, affaire réglée. J’étais satisfaite de ma pirouette. La prof en rendant les copies a remarqué que c’était un truc auxquels ont parfois recours les écrivains (hé, j’ai trouvé un truc d’écrivain !), mais qu’il ne fallait pas en abuser (rho, tout de suite…).

J’ai repensé à cet épisode parce que c’est exactement ce qu’ont fait Amandine Dhée et Carole Fives dans Ça nous apprendra à naître dans le Nord. Pour répondre à une résidence d’écriture sur l’histoire d’un quartier ouvrier de Lille, elles mettent en scène leur dialogue de créatrices qui galèrent avec cette commande — presque une pièce de théâtre, hé ! Il n’y aurait qu’à changer les verres devant elles pour marquer le début d’une nouvelle scène dans un nouveau café (les consommations et le lieu sont scrupuleusement notés avant chaque dialogue, comme les clopes et les verres de vin dans le journal de Bridget Jones).

Bon, comme Amandine Dhée et Carole Fives sont plus douées que la souris-en-5e, ces passages auto-référentiels alternent avec des portraits d’habitants, Yvette Cardon, Odette Lejeune, Noémie Klaba, Daisy Crepin, une page un paragraphe fenêtre dans divers quotidiens, et une ébauche de fiction avec Lucie, Lucie tout court sans nom de famille (de toutes façons, elle n’a jamais existé), ouvrière textile dans une filature qui nous fait remonter en 1910. Là, l’humour se met en sourdine et laisse la place à quelque chose de plus poignant.

Comme les comparses sont malignes, elles arrivent même à justifier sans en avoir l’air l’absence de narration traditionnelle. Difficile de faire roman quand il n’y a rien de saillant.

— Ça y est, je sèche. Je sais plus trop quoi raconter parce que les journées de Lucie se ressemblent très fort. Au niveau dramaturgie, c’est nul.

— Les conditions de travail de la femme ouvrière n’intéressent pas grand monde. C’est presque le contraire : l’entrée des femmes dans les filatures fait peur aux ouvriers parce qu’elle entraîne une baisse des qualifications et des salaires.
— Et Lucie dans tout ça ?
— Elle se tait. Les fabriques s’épanouissent grâce à toutes ces muettes.
— C’est décevant. Une héroïne, ça doit pas se taire.
— Que veux-tu qu’elle fasse ? Elle sait à peine lire et écrire. Elle a passé dix heures par jour dans un atelier depuis l’âge de treize ans. Son réseau social c’est filature-courée, courée-filature. L’estaminet, parfois. Et tu voudrais que d’un coup, elle se sente pousser une âme de révolutionnaire ? Qu’elle produise un discours critique ? La vérité c’est que Lucie est aliénée par le travail. Elle n’a pas les mots.

Évidemment, on n’échappe pas au flottement des textes de commande, à cette non-nécessité qui se sent. Mais comme les autrices le savent et en jouent, je me suis marrée vite fait, j’ai partagé leurs questionnements sur ce qu’implique un texte de commande et appris quelques trucs sur un coin qui aujourd’hui ne vend pas du rêve (où une camarade de l’ESMD avait sa coloc’).

Lors de ses cocktails mondains, Lille n’assume pas toujours Fives, son petit frère au chômage. C’est pourquoi elle préfère parler du passé. De comme il était beau et fringant avant. […] Fives sourit bravement et malgré ses friches, il en devient presque attachant. Alors Lille rayonne — tout en surveillant son frère du coin de l’œil : quand il a trop picolé il a tendance à brailler l’Internationale au milieu des convives, ça ne le fait pas du tout.

Des anecdotes rapportées, je retiens notamment à quel point les rapports sociaux sont inscrits dans l’urbanisme et l’habitat, avec une hiérarchie visible entre les habitations des propriétaires d’usine, les ingénieurs et les ouvriers. L’illustre bien l’histoire d’un vieux monsieur locataire qui voudrait comme ses voisins passer la cuisine côté rue plutôt que jardin, mais son propriétaire refuse parce que ce serait outrepasser son statut d’ouvrier en se mettant au même niveau que lui, contremaître.

…

Détail insignifiant enfin, mais peut-être ce qui m’a décidé à emprunter le livre alors que j’hésitais devant l’étagère de littérature régionale :

[…] Mais la contredame, j’ai bien l’intention de la décrire. Ce sera une forte dame rougeaude, à la voix criarde et vulgaire, sanglée dans un grosseir tablier, ciné dans un cliché. Bien fait pour elle !
— L’œil mauvais.
— Et aussi l’air hommasse, quelque chose entre l’homme et le homard.

Entre l’homme et le homard, mais tellement ! C’est exactement ça, ce mot. Je suis toujours enchantée quand je découvre dans une œuvre une manière de faire ou de penser qui est mienne et que je n’ai jamais rencontrée chez quiconque — souvent parce que trop insignifiante pour avoir pensé à en parler. Du réel exhumé de l’inaperçu !

La première épiphanie du genre dont je me souviens, c’est la pensée magique de Mathilde dans Un long dimanche de fiançailles ou dans un film de Lelouch, je ne sais plus qui est venu avant qui. Si je réussis à… avant que… alors… Si je réussis à courir jusqu’au phare avant que le bateau entre dans la rade, alors il reviendra. Si je réussis à faire deux tours là tout de suite, alors je vais réussir l’examen. Si je réussis à compter jusqu’à dix avant que… Il existait donc d’autres tocqués pour se donner cette illusion de maîtrise. Incroyable ! (En réalité 12% de la population a, a eu ou aura des TOC, alors de la pensée magique non pathologique…)

Bulles de BD : Au-dedans

Couverture de "Au-dedans" de Will McPhail
Will McPhail (Mc Fail !) si ce n’est pas un nom pour être dessinateur au New Yorker…

D’abord il y a eu cette planche que j’ai prise en photo pour l’envoyer à C. :

Illustration pleine page d'un immeuble en briques avec un bar au rez-de-chaussée. "De nos jour, dans le présent. Il me faut un bon bar où être triste."Nom du bar, en néons : Tous tes potes sont parents - bar -" Sur les vitres : angoisse existentielle & cocktails.
Je ne sais pas si on lit bien. Le nom du bar : « Tous tes potes sont parents » Sur les vitres : « angoisse existentielle & cocktails »

Puis il y a eu cette description de café bobo new-yorkais :

« Gentrificchiato » propose une atmosphère subtilement hostile ainsi que douze sortes de lait diffférents, aucune ne provenant d’un pis. L’endroit est géré / hanté par une cohorte de Timothée Chalamet qui vous conseillent le lait de cactus avant de refuser catégoriquement de dénaturer le café avec.
[…] Les tarifs ? Éprouvants.
Le code du wifi ? ampoule_à_filament

Là, j’ai ri. Pas dans mon fort intérieur avec des douves douteuses, non, à haute et inintelligible voix. Les devantures tournées en dérision deviennent une running joke (très efficace) et le rire se déplace. Par ici, par exemple :

Des voisins sont réunis devant une porte close d'où s'échappe une grande flaque d'eau. " - Il est peut-être mort. - Pas du tout, je l'ai vu mardi. - On peut très bien mourir le mercredi."

Ou là :

Une jeune femme s'empare du carnet à dessin de Nick.Elle : Je suis docteure… en oncologie. Lui : Ah ouais, genre t'es… Elle : Une adulte ? Lui : Ouais ! Elle : T'as pas idée, mon petit. Il récupère son carnet à dessin : elle y a dessiné une bite.
Adulting very hard.

J’ai beaucoup aimé la mise en scène du date comme script immuable qui se joue comme une comédie pour on ne sait qui davantage que pour soi ou son partenaire.

Succession de vignettes muettes avec une scène et des rideaux de théâtre. 1. Les protagonistes saluent en arrivant sur un plateau avec une table et deux chaises. 2. Ils boivent et dansent sur les chaises. 3. Ils paient. 4. Elle rejoue Singing in the rain, suspendue à un lampadaire. 5. Il l'embrace, en portant une voiture en carton "Uber". 6. Ils regardent la télé assis sur le canapé. 7. Ils sont nus. Dépitée, elle le voit faire un drame en serrant un préservatif géant. 8. Sexe comme au cirque : sur le lit, lui fait le poirier les jambes en grand écart et elle se tient en grand écart-équilibre sur lui, bras en l'air façon tadaaaa. 9. Noir. 10. Ils se tiennent debout nus face au public. 11. Ils saluent. 12. Le rideau se ferme tandis qu'ils tiennent la pose.

J’étais bien installée dans ce second degré en noir et blanc quand soudain, wow :

Double page qui n'est plus dessinée mais peinte. Sur la page de gauche, une toute petite silhouette dans un immense paysage montagneux : une roche sombre au premier plan et un sommet enneigé éclairé par une incroyable lumière (de soleil levant, je dirais). Sur la page de droite, les zooms sur le personnage, éclairé par cette même lumière, alternent avec des plans de la montagne.

Ces panoramas surgissent à chaque fois que le protagoniste parvient à établir un contact authentique avec quelqu’un. Quand au détour d’un échange anodin, il ravale une formule toute faite, et par l’expression d’un ressenti personnel invite son interlocuteur à faire de même.

Vignette 1 : visage d'un homme moustachu en noir et blanc, avec les pupilles vertes. Vignette 2 : plongée aquatique dans des eaux bleu-vert, avec de longues algues qui encadrent

Vignette 1 : un visage de femme en noir et blanc, pupille violette.Vignette 2 : un paysage de cabanes et passerelles entre des poteaux électriques, avec un ciel violet parsemé de quelques nuages roses
Chaque fois, ces yeux ronds récurrents.

C’est beau, c’est grisant. On y devient facilement accro, à ces moments d’intimité. Cela rend très juste la maladresse du perso lorsqu’il cherche à déclencher ces moments même lorsque la personne en face de lui n’est pas en mesure de s’ouvrir à cette vulnérabilité. On veut se nourrir de l’autre en oubliant que l’autre n’en a pas forcément les ressources.

"La plupart du temps, tonton Nick pense un peu trop à lui."

La prise de conscience est concomitante avec un événement qui n’a plus rien de drôle. Et alors, après avoir ri, après m’être émerveillée, je me suis retrouvée l’émotion aqueuse stockée au bord des yeux.

Double page de peinture bleu et rouge sombre. En pleine page, l'illustration d'un bâtiment (temple ? théâtre ?) illuminé de rouge, avec le fronton noir dans la nuit bleue. Le bâtiment repose sur l'eau et une silhouette à contrejour, l'eau jusqu'à la taille, s'émerveille devant cette apparition.

Même image, mais le fronton et un bout de mur s'est effondré. Même image, mais l'essentiel du bâtiment s'est effondré. Seules quatre colonnes tiennent encore.

Même image, avec seulement quelques ruines basses sur la lagune, menacées d'y être entièrement englouties.

Nick : Ce n'est pas le manque, le problème. Elle, regard silencieux. Nick : C'est tout ce qui n'était pas encore arrivé que je regrette.

…

Pour la drôlerie ce qui se veut in, tendance ; pour la beauté de cette plongée in, en intériorité : lisez In (Au-dedans).

Journal de lecture : Éloge de la fadeur

Roue des émotions avec au centre 8 émotions de couleurs vives (extase, admiration, terreur, étonnement, chagrin, aversion, rage, vigilance) et ensuite des pétales qui déclinent chaque émotion vers quelque chose de plus pâle (l'extase passe par la joie et arrive à la sérénité, la rage devient colère puis contrariété, etc.)
 

Depuis que j’ai croisé une fois la roue des émotions, sans rien chercher à connaître de Robert Plutchik, son créateur, je me demande s’il vaut mieux chercher à vivre au centre de la roue pour éprouver des joies vives (quitte à éprouver plus intensément d’autres émotions négatives) ou s’attarder sur les pétales pâles, moins vivaces mais aussi moins violents. Peut-être qu’en s’ouvrant à plus subtil, en devenant perméable à trois fois fois, on ne vit pas moins intensément, juste autrement, de manière plus sereine ? À moins que les pétales ne fanent plus vite et ne nous lassent par leur fadeur.

Cette tension du fade au savoureux, François Jullien l’a explorée dans un Éloge de la fadeur qui s’éloigne des intensités toutes occidentales pour aborder cette absence de saveur marquée, louée tant du point de vue moral qu’esthétique dans la pensée chinoise. J’ai lu un peu trop vite, probablement, n’étant pas d’humeur à l’érudition philosophique et littéraire pourtant mise en marge par le philosophe (littéralement : les auteurs, siècles et notions-clés sont inscrites dans de larges marges). Je voulais ma réponse à la roue.

En gros, la fadeur est prisée par la pensée chinoise en tant que saveur qui contient virtuellement toutes les autres. Si on a un peu trop fréquenté Aristote et compagnie, on pourrait être tenté d’assimiler cette fadeur à un substrat en attente de prédicats, mais que nenni, nous explique notre guide, la fadeur n’est pas un concept, pas même une abstraction. La fadeur, c’est du concret, c’est du sensible. Elle est savoureuse, même si c’est le degré zéro de la saveur.

J’avoue, j’étais un peu perplexe. Il a fallu une histoire de sage qui goûte diverses eaux de source pour que ça fasse tilt. Je me suis souvenue de voyages dans des pays où l’eau du robinet est déconseillée, et des eaux embouteillées qu’on y trouve : au bout de quinze jours à boire cette horreur qu’est la Nestlé Aquarel ou des eaux déminéralisées que je pensais réservées aux fers à repasser, je suis prête à renier toutes mes convictions écologiques et à débourser une petite fortune pour une bouteille d’Evian. Là, voilà qui est bon, aucun arrière-goût, je peux étancher ma soif… de non-saveur. Une eau est meilleure si elle est neutre au palais : fade.

En somme, il faut que cela coule de source, même si l’on doit grimper deux heures dans la forêt pour la trouver. Dans l’art pictural, la fadeur favorise la circulation du regard ; rien ne l’accroche au point qu’il rechigne à se relancer… mais aussi, rien n’arrête ce mouvement perpétuel au sein du tableau ; ce n’est pas une image que l’on zappe. L’attitude qui l’accompagne ne relève pas du désintérêt, mais du détachement : sans se focaliser sur rien en particulier, on est prêt à tout considérer, à contempler l’harmonie.

Rien n’accapare l’attention, n’obnubile par sa présence, tout ce qui commence à prendre forme se retire et se transforme.

La fadeur est diffuse, elle infuse, fond sous la langue et sa saveur est d’autant plus prégnante qu’on ne l’a pas liquidée au premier coup d’œil, à la première bouchée ; elle met du temps à s’apprécier, mais n’en finit plus ensuite de captiver.

Un peu comme la danse classique, j’aurais envie de dire avec mes gros sabots de balletomane. Évidemment, la virtuosité réjouit par son intensité, mais ce qui pousse à retourner encore et encore voir le même ballet sur une même série, c’est bien l’interprétation, cet art de la variation, du même qui est encore autre, un poignet qui s’infléchit davantage, un regard qui s’attarde un peu moins, une attaque décalée… Moins un geste est techniquement marqué (plus il est fade ?), plus il laisse place à l’interprétation du danseur. Je l’ai constaté lors d’un concours de promotion où les sujets se suivaient dans une variation dramatique : rapidement, ce ne sont plus les arabesques ou les tours qui font la différence ; ce n’est plus aux difficultés techniques que l’on prête attention (comme on le ferait dans une épreuve sportive) mais aux transitions, aux entre-pas, à tout ce qui n’étant rien fait tout. La variation vue quatre, cinq, dix fois continue de déployer des richesses encore inouïes, in-vues, et ces deux minutes de danse qui semblaient n’être pas grand-chose se mettent à contenir un monde. Le novice frôle l’ennui, l’esthète de la fadeur se régale. La variation n’en finit pas de fondre en bouche. Elle n’est ni réductible à une interprétation (une saveur marquée) ni une abstraction (elle n’existe pas si elle n’est pas incarnée). Elle est souvenir et projection au moment même où elle se danse. Aucune des saveurs et toutes à la fois…

Pourtant, la fadeur est moins paradoxale que ténue. Elle est ce qui reste de ce qui advient, entre réalité pleine de potentiel et souvenir (ré)actualisé. À ce titre, j’ai bien aimé le chapitre « Reste de son » et « reste de saveur » — l’idée que le son s’apprécie davantage au moment où il rejoint le silence et la saveur quand l’aliment vient d’être avalé. Pas à son acmé, mais juste après, juste avant son épuisement, retenu à la lisière du sensible.

La fadeur, in fine, c’est un peu la non-saveur qui nous rend disponible à toutes, un état neutre mais pas insipide à partir duquel on peut goûter à tout… comme la position du sage développée dans Un sage est sans idée, qui n’est pas un juste milieu auquel on parvient, mais un point de départ pour naviguer d’un extrême à l’autre selon les circonstances. La monade FrançoisJullienne de légumes vapeur n’en finit pas de se déplier.

Il n’y a plus qu’à redessiner la roue des émotions en inversant le bord et la périphérie : évacuer au bord des pétales les émotions les plus vives (celles qui font éclater le bourgeon en fleur) et mettre au centre (au cœur) les émotions plus subtiles ; on navigue avec plus de fluidité d’une émotion à une autre, d’une couleur à une autre, depuis ce concentré de fadeur / blancheur teintée.

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Pour goûter la saveur, il faut la retenir ; en cela se trouve une communauté d’expérience entre lecture et nourriture :

[…] la logique de jouissance est aussi la même, elle repose sur le principe de rétention.

C’est un truc qui m’a rendue dingue en prépa, qui me le fait encore parfois : de peur de ne pas retenir, de ne plus réussir à tenir dans une même pensée toutes les étapes de son déploiement, je me mets à ressasser et n’avance plus. Je dois m’entraîner à laisser filer — mes entraînements préférés : les glaces et les feux d’artifice.

Si je n’étais pas obsédée par cette idée de retenir, je m’en serais tenue à mes souvenirs de lecture et ce paragraphe n’aurait jamais été là. La chroniquette (quête chronique ?) aurait été plus courte et plus cohérente aussi, au lieu que je la truffe des oublis qui me reviennent en feuilletant le livre.

Journal de lecture : Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ?

La question est géniale, posée par Martin Page et Coline Pierré (l’autrice du génial Éloge des fins heureuses) à une pléiade d’amis dans un questionnaire pensé pour révéler les conditions de création des artistes (logement, argent, famille, frigo…). J’ai commencé par lire les entretiens menés avec les auteurs que je connaissais au moins de nom, craignant de trouver l’exercice lassant et de peu d’intérêt avec ceux dont je n’avais jamais entendu parler. Or, que nenni : j’ai adoré grappiller ces interviews, au lit avant de m’endormir, aux toilettes (oui, je sais), dehors dans un rayon fugace de soleil ; cela m’a rappelé l’époque où je lisais le magazine Muze et ses interviews d’artistes. Les réponses dessinent rapidement les contours des personnalités, quelques-unes irritantes, la plupart donnant envie de se pencher sur leur œuvre — d’où mes récentes lectures de Martin Page et Amandine Dhée.

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Pour cette chroniquette, je prends le chemin de traverse et refais un petit tour du questionnaire non plus dans l’ordre des réponses, mais des questions. Il faut garder à l’esprit que je reproduis rarement la totalité de la réponse, souvent beaucoup plus nuancée — mais j’espère que ça vous donnera envie de lire la totalité.

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Que réponds-tu quand on te demande quel est ton métier ?

La question est rusée, car elle présente et l’activité et sa perception — par l’artiste lui-même (avec tout ce que cela peut comporter de craintes d’être illégitime) et par ses interlocuteurs (c’est un métier, ça ?). Les interviewés en majorité écrivent des livres (pour la jeunesse, pour le théâtre, pour tout le monde), mais ils exercent aussi dans l’illustration, la peinture, la musique, la traduction, la création culinaire, la scénarisation et la réalisation.

Quand je suis mal à l’aise, je dis auteure, en pensant le e très fort. Quand j’ai à peu près confiance en ma légitimité, je dis écrivain. Quand je suis plus assurée, je dis écrivaine. Quand je suis prête à amorcer un débat et que j’ai envie de provoquer les oreilles (ou le conservatisme ou le sexisme) de mon interlocuteur ou de mon interlocutrice, je dis autrice (et généralement, en effet, ça provoque). Mais le plus souvent, j’hésite, je regarde mes pieds et je baragouine : « J’écris des livres pour enfants ». Et tandis que je m’autoflagelle de cette formulation hypocrite, on me demande de répéter parce qu’on n’a rien compris. (Coline Pierré)

Je suis pour une utilisation accueillante du mot « écrivain ». […] Il ne s’agit pas de désacraliser ce mot, mais de rendre ce sacré disponible. J’aime l’idée que le même mot serve pour Franz Kafka et Amy Sherman-Palladino. (Martin Page)

Ah oui, vous allez trouver beaucoup de citations de Coline Pierré et Martin Page, ce qui est assez logique puisque ce sont eux qui ont créé le questionnaire — forcément calqué sur des choses qu’ils voulaient dire et entendre.

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As-tu un problème existentiel avec lequel tu tentes de dialoguer ?

Oui, mais il n’est pas très causant ! (Antoine Tharreau)

[…] j’ai toujours aimé les livres pour leur précision — je peux relire la phrase encore et encore si je n’ai pas compris, alors que dans la vraie vie j’ai rarement la sensation de comprendre ce qui se passe. (Julia Kerninon)

Avant l’écriture, je vivais la violence de ne savoir me dire nulle part. J’ai grandi envahie par ce que je n’aurais pas dû entendre et par le silence. […] L’écriture a permis au langage de reprendre vie, de circuler. (Amandine Dhée)

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Créer, c’est quoi ?

Une de mes questions préférées dans les réponses qu’elle suscite.

Un bricolage somptueux avec ce qui détruit. (Thomas Vinau)

Certains jours, c’est tenter d’escalader un glacier à mains nues, d’autres fois, c’est comme le dévaler en luge et se laisser porter par l’inertie du glissement qu’on a initié. […] C’est jeter une bouteille pleine de morceaux de soi à la mer et espérer que quelqu’un la trouve, que des amitiés, des connexions, des liens se tissent. (Coline Pierré)

C’est essentiellement du plaisir. Cela ne signifie pas que ce n’est pas un travail, avec des contraintes, de la rigueur, des phases de profondes dépressions, mais c’est le plaisir qui prédomine. (Éric Pessan)

C’est aussi sans doute quelque chose proche d’une psychanalyse ouverte sans quelqu’un désigné comme psychanalyste […]. (Quentin Faucompré)

Je dirais que c’est proposer une interprétation du réel — au sens musical du terme et non philosophique. (Fanny Chiarello)

Il y en a qui disent que c’est donner forme à des pensées, les extérioriser. Pour moi c’est faux — il faudrait déjà qu’elles existent à l’intérieur, les pensées, dans une sorte de format platonique pur et idéal, ce qui est un mensonge total. Ce n’est donc pas donner forme à des pensées […], mais bien inventer des idées, au fur et à mesure du geste. C’est pourquoi il ne faut jamais croire ceux qui disent qu’un jour ils écriront un roman, qu’ils ont une super idée, qu’ils y réfléchissent depuis des années. […] C’est comme dire qu’on a […] mille pompes surpuissantes auxquelles on réfléchit depuis des années. (Clémentine Beauvais, dont je n’ai lu encore aucun livre alors que j’apprécie tout ce que je croise d’autre d’elle)

Je me souviens avoir lu un article d’un critique qui s’insurgeait que la littérature puisse être vue comme un réconfort. […] (punaise, il faudrait lui offrir un livre sur l’origine du blues, il apprendrait des trucs sur le réconfort et les artistes, il faut vraiment avec eu le cul bien au chaud pour sortir un truc comme ça) (Martin Page)

Sans le beau geste, réalisé en conscience, nourri par le désir et prolongé par une forme de joie, rien de bon ne peut advenir. (Maëva Tur)

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Commencer une œuvre, c’est quoi ?

J’ai l’image d’une petite voiture avec laquelle on ferait des va-et-vient avec sa main. Ce n’est pas qu’on hésite à la faire partir, mais on se prépare à l’envoyer loin. (Mathieu Simonet)

Commencer une œuvre c’est choisir le sujet. Je passe beaucoup de temps à choisir. […] Ça doit incarner toutes les obsessions que j’ai à un moment et en plus ça doit avoir un sens dans la durée. […] Je dois avoir besoin de raconter ça maintenant et besoin de me dire que ça m’intéressera dans quelques années. (Dominique Rocher)

C’est un peu comme sauter dans le vide avec du tissu, du fil et une aiguille pour, peut-être arriver à construire un parachute. (Martin Page)

La joie. Tout est encore possible, il n’y a aucun choix de fait. C’est le premier jour d’été quand on est gosse. (Justine Niogret)

C’est rassembler les post-its, les tickets de métro, les pages de carnets dans lesquels j’ai noté des mots à la volée. […] Cela m’aide à écrire sans trop me regarder, sans sacraliser, sans me dire que je commence une œuvre, justement. […] Cela doit être à la fois très important et pas important du tout. (Amandine Dhée)

La lune de miel, avant un long, et bien souvent pénible, mariage. En plus à chaque fois on se fait prendre, on pense que cette fois ça va être super. Le grand mensonge du serial monogame. (Clémentine Beauvais)

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Comment sais-tu qu’une œuvre est achevée ?

Peut-être ma question favorite, parce qu’il y a une presqu’unanimité — et des manières infinies de le formuler.

J’en ai fini quand le bidule retombe sur ses pattes, et qu’il me sort par les yeux. (Thomas Vinau)

Quand je suis allée trop loin, quand ]ça[ s’est tu. (Peggy Viallat)

Je sens que l’œuvre est achevée lorsque je m’y sens bien (comme à l’abri d’une cabane qui viendrait d’être construite), ou bien lorsque j’ai l’impression de la découvrir comme si elle existait déjà avant […]. (Antoine Tharreau)

Il faut trouver l’équilibre entre le sentiment d’avoir été au bout de son œuvre, et le temps qui nous est imparti pour faire aboutir cette réflexion. (Dominique Rocher)

[…] parce qu’elle me sort par les yeux. Quand je ne l’aime plus du tout, c’est signe que je ne sais plus la voir et qu’il est temps de la confier au regard des autres. (Coline Pierré)

Quand elle me fait chier. Elles puent le cadavre quand elles durent trop longtemps. (Justine Niogret)

Je n’ose plus la toucher. Ou bien j’en ai tellement marre que je l’abandonne en l’état. (Marc Molk)

Lorsque je réunis deux paragraphes judicieusement, c’est comme si ça scintillait, je sais qu’ils sont au bon endroit. Quand je finis un livre, presque tout doit scintiller comme ça. (Julia Kerninon)

Quand je n’arrive plus à modifier quoi que ce soit sans avoir la sensation de casser quelque chose. (Neil Jomunsi)

J’en déduis que mon manuscrit sur la danse est terminé.

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Pourquoi crées-tu ce que tu crées ?

Parfois quand j’entends des croyants ou des adeptes du yoga, je me dis : c’est pour ça que j’écris, pour sentir moi aussi cette forme de paix. (Mathieu Simonet)

Pour apprendre à vivre/mourir. (Ryoko Sekiguchi — That escalated quickly.)

J’écris le plus souvent en « je », comme une urgence à reprendre la parole, à exister en tant que sujet. J’essaie de mettre à jour ce qui me traverse, avec le pari que cela fasse écho à d’autres. Étrange processus : j’explore ce qui m’anime intimement, et cette singularité  rencontre les lecteurs et lectrices. […] Mettre à jour certains non-dits ne me coupe pas des autres, mais m’en rapproche, au contraire. J’écris depuis l’intime, pas depuis ma vie privée. (Amandine Dhée)

Pour me réinventer constamment. C’est une fuite éperdue. (Fanny Chiarello)

Dans l’obscur et l’impossible où on est, des intuitions se forment lentement et se stabilisent, dont on fait écriture. Leur réalisation formelle n’est jamais où on prévoyait qu’elles soient, donc nous laisse désarmés quant au pourquoi. (François Bon)

Pourquoi écrire ce livre alors qu’il y en a dix autres à lire ? […] Une fois que ces questions naissent, elles prolifèrent. Parfois il vaut mieux ne pas trop se les poser. (Clémentine Beauvais)

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À qui t’adresses-tu quand tu crées ?

À tout le monde et/ou à soi, à celui ou celle qu’on était plus jeune : ce sont les réponses majoritaires. Celles qui m’ont marquée sont autres :

La plupart des temps, j’évite de penser aux lecteurs et surtout pas à mes proches, cela me paralyse. (Éric Pessan)

Je veux tellement qu’on m’aime même si je ne suis pas capable de faire de concessions pour ça (dans le travail, en tous cas) et que quand ça arrive ça m’embarasse un peu. (Martin Page)

Je veux valoriser ceux qui n’ont pas été valorisés par le système, leur dire qu’il sont géniaux et que leurs pensées comptent. (Martin Page)

J’ai toujours un peu l’impression d’écrire ou de peindre pour que mon père soit fier de moi. C’est un ressort puéril. Je crois que c’est le ressort principal. (Marc Molk)

…Quel rapport ton travail entretient-il avec la réalité ?

Le karaté. (Fanny Chiarello)

Je contrôle la réalité de mes livres comme une maniaque parce que la réalité de la vraie vie me laisse trop peu de prises. […] Je décale mon regard sur la réalité pour tenter d’en inventer une autre qui me convient davantage, et de mieux voir celle dans laquelle j’ai les deux pieds englués. (Coline Pierré)

…Que pense l’enfant ou adolescent que tu étais de ton travail ?

Je ne suis pas ingrat, je suis conscient de ma chance de faire un métier créatif, que j’aime énormément, mais je me demande quand même pourquoi j’ai choisi un métier si compliqué. On s’expose à beaucoup de dureté et de précarité. Je ne suis pas sûr que je dirai à l’ado que j’étais « Vas-y fonce, c’est génial » aujourd’hui. Je pense que la naïveté et le fait de ne pas savoir ce qui m’attendait ont été nécessaire pour que je suive ce chemin. (Dominique Rocher)

Je garde toujours à l’esprit qu’il serait fier, mais qu’il aurait aussi un peu honte. […] Il faudrait une longue discussion avec l’adolescent que j’ai été pour lui expliquer que je suis heureux même si je vends 2000 exemplaires d’un livre, même si je n’ai jamais été imposable depuis que je ne fais qu’écrire, même si les rares fois où j’ai voulu publier une tribune dans la presse, mon texte a été refusé. (Éric Pessan)

Il est soulagé. On revoit de loin. (Martin Page)

Il trouve ça cool, il aurai juste pensé que ça lui rapporterait un peu plus d’argent et de succès auprès des filles. En vrai, artiste, à moins d’être de ceux qui atteignent les sommets du star-system, c’est un repoussoir. (Neil Jomunsi)

J’ai d’abord écrit pour digérer la réalité. Je me disais que si elle tenait sur une feuille, alors je pourrais vivre avec. Ce n’était pas encore un travail littéraire, mais déjà une mise à distance. Aujourd’hui, j’ai plus de force. On ne dit pas à quel point vieillir donne de la force. (Amandine Dhée)

Mention spéciale pour ceux qui se sont lancés dans le discours direct :

« Waaaa c’est trop cool, tai devenu l’artiste que je voulé que tu  devienne, chuis trop fière de toi, wesch ! Tu ten et bien sorti, quand je pense ka 17 ans tétai en écheque scolaire. » (Emmanuelle Houdart)

— Putain, c’est tout ? (Julie Bonnie)

« Hmmm. C’est sympa. Donc… c’est raté pour la NBA, c’est ça ?  » (Rodrigo Bernardo)

…Qu’y a-t-il sur ton bureau ?

[…] et, en ce moment, le plan du trajet suivi par les personnages du livre. […] J’adore mon bureau (la pièce) […]. Mais je n’y travaille presque jamais. (Coline Pierré)

J’ai un bureau chez moi, mais j’écris le plus souvent sur la table de la cuisine. (Amandine Dhée)

La seule chose dont j’ai besoin pour travailler, ce sont des bouchons d’oreilles qui apaisent l’hypervigilance maladive de mon ouïe et me procurent un sentiment d’intimité. (Julie Bonnie)

Beaucoup de matériel de dessin — dont la moitié que je n’utilise jamais […]. (Sandrine Bonini)

J’aimerais bien être romantique, avoir un carnet, mais j’ai toujours détesté écrire à la main. (Clémentine Beauvais)

…Est-ce que parfois tu en as marre ?

La réponse de Fanny Chiarello résume celle de beaucoup d’autres :

D’écrire, non ; des à-côtés, souvent. (Fanny Chiarello)

Jamais plus de trois fois par jour. (François Bon)

La lenteur de ce métier me fatigue et m’exaspère souvent […]. Cet étirement du temps éditorial crée de l’inertie, de la lassitude, de l’impatience. En toutes choses, jaime aller vote, trop vite, je construis des meubles Ikea à l’envers parce que j’ai regardé la notice trio rapidement, […] j’envoie des emails incomplets, j’aime ce que provoque l’empressement sur mon organisme et mon cerveau. J’aime réfléchir vite et sauter du coq à l’âne dans les moments d’exaltation, autant que j’aime le silence, la solitude et l’introspection. […] (Coline Pierré)

Quand je ne sais pas comment je vais vivre dans trois mois. […] Que un éditeur m’informe que mon livre ne sera plus commercialisé et que les stocks vont être pilonnés. Quand je sens que je pourrais devenir jaloux ou aigri. Jamais quand j’écris. (Éric Pessan)

…As-tu déjà pensé à raccrocher les gants ?

Il y a des oui évidemment, des non évidemment, et Julie Bonnie qui l’a déjà fait, qui, de 30 à 40 ans, a exercé comme auxiliaire de puériculture :

« Je n’avais plus aucune force pour me battre, gravir le mur qui me faisait face. Je me suis tue. J’ai exigé de moi-même de vivre sans eau, sans nourriture, sans amour. […] J’ai appris une chose : je n’abandonnerai plus jamais. »

…Est-ce qu’il y a des choses dans ton métier qui te mettent en colère ?

La prétention, l’entre-soi. Il y a des auteurs plus confits que des cuisses de canards. (Thomas Vinau, ce sens de la formule !)

Il y a tellement de raisons d’être en colère contre le milieu artistique […]  Mais montrer sa colère, c’est s’exposer au bannissement. (Martin Page)

Le couillemollisme des éditeurs. […] Devoir réclamer ses droits d’auteur, ses contrats, le je-m’en-foutisme des rapports pros. (Justine Niogret)

Oui, certains clichés bourgeois sur le métier d’auteur. Je me souviens d’un article sur un écrivain célèbre, son bureau avec vue sur la mer, le parquet qui craque, ses temps de silence… Cette façon de mettre en scène l’auteur au-dessus de toute contingence matérielle m’agace. (Amandine Dhée)

Les deux pôles idéologiques des gros lecteurs. D’un côté, ceux qui sont tellement snobs qu’ils n’ouvrent jamais un livre qui n’est pas un classique ou en collection blanche. De l’autre, ceux qui, à l’inverse, voudraient nous faire croire que tout se vaut, que la qualité littéraire est une sorte de concept bourgeois. Pour moi, il faut défendre les bons livres, mais les bons livres existent dans tous les genres, dans tous les formats, et dans toutes les époques. (Clémentine Beauvais, queen encore une fois)

…Pour quoi milites-tu ?

Plein de réponses différentes qui, compilées, pourraient donner l’impression d’assister à l’élection de Miss France, et d’autres dont je me suis sentie plus proche :

Je milite peu dans les actions collectives parce que je ne m’y sens pas à ma place, alors j’essaie de le faire directement ou indirectement dans mes livres et dans ma vie intime. (Coline Pierré)

J’ai beaucoup milité pour la réapproprioation du droit d’auteur par les auteurs eux-même : le droit d’auteur est aujourd’hui un instrument qui enrichit les intermédiaires, pas les créateurs. (Neil Jomunsi)

Je donne de mon temps et de mon énergie, en acte et à mon niveau. Et je n’aime pas trop le terme militant, qui sonne comme militaire. Le terme est issu de la théologie et était utilisé pour qualifier les membres de la milice du Christ. Je ne fais pas de prosélytisme. […] Mais il n’empêche que je trouve dommage qu’il n’y ait pas plus d’artistes qui s’impliquent politiquement. […] En fait, contrairement à une idée reçue bien ancrée, les artistes sont majoritairement de droite. (Quentin Faucompré, artiste de gauche comme la plupart des artistes interrogés dans cet ouvrage, a priori)

Je ne milite pas. J’ai peur des groupes. J’ai souvent l’impression que l’appartenance à un mouvement efface la complexité des situations et des questions. Mais je suis contente que d’autres s’y collent parce que c’est nécessaire. […] Par contre, je suis sûre que mes livres sont très militants, à leur façon. (Julie Bonnie, à laquelle je m’identifie bien sur point, les livres en moins ^^’)

…Est-ce qu’on t’a déjà tendu des pièges ?

La question m’a laissée perplexe, avec pas mal d’artistes interrogés, jusqu’à ce que Coline Pierré réponde à sa propre question. C’est merveilleux :

Je passe ma vie à me tendre moi-même des pièges pour déjouer l’attraction terrestre du conformisme et de la langueur. Je sais que mon orbite tend naturellement vers la norme parce que mon organisme croit que cela norme me rendrait heureuse (il a été éduqué à croire ça). Mais mon organisme se trompe, la norme me rendrait malheureuse, ou éventuellement, elle m’entraînerait dans une certaine tranquillité éteinte. Alors pour me piéger, parce que j’ai une trop bonne capacité d’adaptation, je me suis forcée à ne pas faire les bonnes études […], j’ai abandonné les emplois non créatifs pour lesquels je me débrouillais bien. […] J’ai toujours été  attirée par un certain flegmatisme, préférant rêver aux livres parfaits que je pourrais écrire plutôt que due suer à écrire des livres imparfaits. Alor je me lance sur des routes bancales sans possibilité de sortie, j’embarque les autres dans mes projets pour m’obliger à les mener à bien […]. (Coline Pierré)

J’ai accepté de répondre à ce questionnaire, un piège de plus. (Quentin Faucompré)

…Qu’est-ce qui te sauve ? / Qu’est-ce que tu veux sauver ?

Je me rends compte que je n’ai presque rien relevé sur cette question. Trop Miss France pour moi, peut-être.

Quel est le danger ? Ma plus grande peur c’est d’avoir la sensation de n’avoir pas utilisé le temps qui m’était imparti. Ce qui me sauve c’est de faire tout ce que je peux pour accomplir ce que j’ai en tête. De ne pas perdre mon temps. Le temps est la notion centrale de ma vie. (Dominique Rocher)

Les brefs mais fréquents moments d’ennui que je ménage dans ma vie. (Loïc Froissart)

…Qu’est-ce que tu envies aux disciplines artistiques que tu ne pratiques pas ?

Un grand merci à Antoine Tharreau, Mathieu Simonet, Coline Pierrée et Fanny Chiarello d’avoir mentionné la danse, même si aucune danseuse ou chronographe n’était interrogée. 

j’envie l’incarnation de la danse […] la faculté de créer des sensations sans avoir besoin du langage […] Je tente de m’emparer, avec mes possibilités, le temps dont je dispose, de tout ce qui me fait envie. Je ne me limite pas à mes capacités, je ne m’interdis pas les autres arts sous prétexte que je ne suis pas douée ou que mille autres le font mille fois mieux que moi. (Coline Pierré)

Leur immédiateté. (Neil Jomunsi, qui a résumé une réponse qui revenait souvent chez les auteurs)

J’envie aussi les écrivains qui ont un désir d’écriture différent du mien, qui s’éclatent dans la construction d’une fiction. J’adorerais avoir envie d’écrire une saga sur une famille de bûcherons canadiens, par exemple. (Amandine Dhée)

Je suis ravie que les mystères techniques de ces arts-là me soient inconnus. Je les apprécie d’autant plus. On me fait des cadeaux que je ne comprends pas, je n’ai pas besoin de les analyser, je peux me reposer. Alors que quand je lis, j’ai toujours l’œil de l’auteur allumé. (Clémentine Beauvais ou le syndrome du khâgneux)

…Qu’est-ce qui pourrait te faire abandonner ?

Simplement de ne plus pouvoir subvenir à mes besoins avec mon métier. Ce ne serait plus un métier ; cela deviendrait autre chose. Je trouverais un autre métier. (Maëva Tur)

On commence après l’abandon. On croît en liberté intérieure à mesure des abandons construits. (François Bon)

…

Qu’est-ce qui t’empêche d’abandonner ?

Encore Walter Benjamin : « À quoi bon les à quoi bon ? » (je cite de mémoire, ce n’est pas exactement ça). (François Bon)

…

Quand tu es à terre, comment fais-tu pour te relever ?

Certaines réponses auraient pu s’inscrire dans le cadre de Remèdes à la mélancolie.

Je mange. (Antoine Tharreau)

Avec un stylo, je me dessine en tout petit la couverture du prochain livre, et je la regarde en me faisant des promesses. (Julia Kerninon)

…

Où est la joie dans ton métier ?

Il faut croire que ma joie de lectrice n’était pas dans cette question.

…Qui sont tes alliés ?

Je passe les réponses de type cérémonie des Césars.

Je reçois parfois des mots d’amis auteurs et ça compte tellement. (Martin Page)

Les alliés ce sont aussi ceux qui me payent avec plaisir, car ils savent que j’ai un corps et qu’il faut le nourrir. Soyons clairs : ceux qui ne payent pas les écrivains favorisent les auteurs privilégiés (ou assumés par leur boulot salarié) : ceux pour qui cet argent n’est pas une question vitale. Ils favorisent une classe sociale. (Martin Page)

…

Qui sont tes ennemis ?

celles et ceux qui pensent qu’artiste n’est pas un métier, mais un loisir d’héritier oisif ou de salarié passionné. (Coline Pierré)

Ceux qui ne pensent pas leurs privilèges et qui estiment que tout ce qu’ils ont réussi est dû uniquement à leur travail. Ceux qui sont cool, oh mon dieu qu’est-ce que je hais les gens cool. […] Mes ennemis ce sont ces gens qui aiment Bach mais n’ont jamais eu une pensée pour sa vie épuisante de Kantor de Leipzig. […] Qui se soucie des danseuses de tel Opéra dès lors qu’elles ont dépassé 40 ans ? Qui se soucie d’un dessinateur qui a des problèmes articulaires aux mains ? Pas grand monde. […] Mes ennemis ce sont ceux qui sont du côté du sarcasme, ceux qui se moquent, et putain, ils sont si courants, c’est vraiment cette saloperie d’esprit français petit malin typique et demi-habile. Ignobles sarcastiques casseurs d’enthousiasme qui te poussent à te silencer. (Martin Page, slayer)

« Je n’ai aucun ennemi ». C’est une citation de Gandhi. Je dois dire que ce n’est pas dans mon cas par grandeur d’âme, c’est juste que je n’ai pas l’énergie. (Marc Molk, lucide)

…

Je dois reproduire à part les réponses de Cécile Roumiguière, qui fonctionnent en diptyque. 

Qui sont tes alliés ?

Le chat (quand il regarde les nuages passer).

Qui sont tes ennemis ?

Le chat (quant il s’étale sur mon clavier).

…

Est-ce que le fait d’être un homme a une influence sur ton travail ou tes conditions de création ?

La formule qui résume la plupart des réponses revient cette fois-ci à Quentin Faucompré :

Les conditions, oui, le travail, non. (Quentin Faucompré)

J’ai encore une arrogance mâle à annihiler. Ici comme ailleurs : jouer contre son camp. (Martin Page)

Après 17 livres publiés et 10 ans de carrière en tant que photographe, je suis encore régulièrement présentée comme « la blogueuse » voire carrément « la jeune femme » par la presse alors que mes homologues masculins sont d’emblée « chefs » même si ce n’est pas leur métier, et bien sûr « auteurs ». (Marie Laforêt)

…De quel matériel as-tu besoin pour créer ?

Un ordinateur, des carnets, ma bibliothèque, de bonnes baskets pour foulée pronatrice, un appareil photo et un lecteur de mp3. (Fanny Chiarello)

[…] Et idéalement de temps, d’un temps long qui déroule son tapis vierge devant moi, pas d’un temps fragmenté par mille obligations. / Un cerveau posé et du café sont également très utiles. (Coline Pierré)

…D’où viennent tes revenus ?

Now we’re talking. J’ai trouvé vraiment intéressant qu’on parle concrètement d’argent. Forcément, les sources de revenus varient un peu selon le type d’activité. Ceux qui travaillent dans la musique ou le cinéma ont parfois le statut d’intermittent. Pour les auteurs, j’ai relevé : droits d’auteur, lectures, rencontres, prix littéraires, droits d’adaptation au ciné, de représentation au théâtre et de traduction. Pour les illustrateurs : vente des originaux, reproductions, commandes. Certaines réponses sont transversales : ateliers, cours, bourses, CAF, Tipeee… Enfin, certains artistes ont un emploi à côté (notamment dans l’enseignement) ou prennent ponctuellement des petits boulots pour mettre l’argent de côté. 

…Fais-tu des boulots alimentaires ?

Define alimentaire. Selon les artistes, une commande dans leur domaine sera ou non considérée comme alimentaire. Et puis il y a Martin Page qui remet les pendules à l’heure :

Je n’aime pas ce concept de « boulot alimentaire », car ça suppose que l’art ne doit pas nous nourrir. […] Shakespeare devait compter sur le succès de ses pièces pour ne pas se retrouver à la rue. Aujourd’hui on dirait que c’est un artiste commercial. La séparation entre art et argent, entre art sérieux et art commercial, est une pensée purement classiste. […] Je suis devenu écrivain parce que je n’avais pas d’autres options. Je n’ai pas de diplômes, je n’avais pas de relations, pas d’aptitudes aux études. Et il y avait la figure de mon père qui s’enfonçait dans la misère et la maladie. J’étais terrifié. Devenir écrivain était un geste existentiel motivé par la passion, mais aussi la terreur. […] je rêverais de faire du ghostwriting. Je n’ai aucun problème quand il s’agit de faire des boulots de commande, j’ai besoin d’argent, l’argent est une bonne. nouvelle, c’est chaleureux et joyeux, ça ressemble à un arc-en-ciel chevauché par des licornes à la crinière de soie et fumant des pétards. La pureté quand il s’agit de gagner de l’argent pour nourrir sa famille est un privilège (et une illusion) de nantis. […] Une chèque trouvé dans la boîte aux lettres le matin, ça sent le pain chaud. (Martin Page)

Le boulot alimentaire est au-dessus de mes forces, et j’ai assumé pas mal d’années de grave merde financière pour pouvoir le dire. (Justine Niogret)

Cela m’arrive. La misère est dangereuse pour l’esprit, plus dangereuse que n’importe quelle activité, même la plus idiote. Elle ronge quand un travail alimentaire se contente d’assommer. (Marc Molk)

…Comment t’es-tu organisé pour tenter de vivre de ton art ?

Sans grande surprise, ça aide si on vit loin de Paris et de ses loyers astronomiques, si on est peu consumériste, et encore plus si on a hérité d’un logement ou pu en acheter un dans une précédente vie salariée. Plus inattendu est le parti-pris d’Antoine Tharreau, qui fait travailler l’impro dans ses cours de musique pour réduire le temps de préparation (je note, au cas où je me sentirais un jour assez badass pour proposer des cours d’improvisation en danse classique).

J’ai la chance de vivre dans un appartement qui était là avant moi, ça enlève un énorme poids budgétaire. (Cécile Roumiguière)

[…] mener une vie peu coûteuse est indispensable pour ne pas dépenser notre temps en angoisse et en travaux alimentaires. (Coline Pierré)

Nous avons quitté Paris, parce que cette ville est trop chère et violante, parce que tout le monde y est énervé et fatigué, et trop de gens y sont méchants et maléfiques. (Martin Page — méchants et maléfiques, j’adore)

Pendant des années, ma stratégie ça a été : travailler comme serveuse l’été, mettre tout l’argent de côté, et puis le faire durer le plus longtemps possible. […] Mais je comptais chaque dépense, j’étais complètement dans le contrôle, c’était un peu névrosé. […] (Julia Kerninon, a postulé comme maître de conf) Ce que j’aime, c’est dépenser peu d’argent pour le rendement, et pouvoir du coup ne pas me poser la question quand j’ai vraiment envie de quelque chose […].

Je vis avec l’équivalent d’un entre-deux RSA-SMIC. […] je travaille sur plusieurs projets à la fois. Je ne sais jamais quel projet va me permettre de payer mon loyer ou de me nourrir. (Quentin Faucompré)

Au début, j’ai accepté absolument tous les travaux d’écriture mercenaires qui se sont présentés à moi. (Audrey Alwett)

D’une manière générale, nous vivons chichement. […] Mais je n’ai pas l’impression de vivre en me sacrifiant : notre économie est vulnérable, mais nous n’avons jamais connu le dénuement. (Éric Pessan, qui a acheté sa maison quand il était en CDI)

La notion de sacrifice n’existe pas : les choses se sont progressivement éloignées, c’est tout. (François Bon)

Ils sont plusieurs à réfuter la notion de sacrifice tout en dénonçant la précarité : une manière d’échapper à la romantisation de l’artiste maudit ?

…Dans quelles conditions travailles-tu ?

L’émiettement du temps entre les rencontres et l’écriture est sans doute ce qui est le plus compliqué à gérer. (Cécile Roumiguière)

La crèche est la plus grande invention de l’humanité après le vaccin et la roue. Ça rend libre et heureux. (Martin Page)

Je n’arrive pas à écrire dans le bruit, j’ai du mal avec le fait d’écouter de la musique en écrivant. (Neil Jomunsi)

Ce qui m’impressionne c’est comment la pollution administrative a rejoint la moindre parcelle de ce qu’on fait. (François Bon)

…Qu’est-ce qui est choisi ou subi dans tes conditions de travail ?

J’ai choisi mon cadre de vie et mes conditions de travail, j’en subis le prix ! (Antoine Tharreau)

Je n’obéis à aucun planning imposé, à aucune mission qui serait pensée sans moi. Ce que je subis, c’est les creux et les trop-pleins d’activité. […] L’angoisse du trop et l’angoisse du vide… (Amandine Dhée)

Le curseur de mon angoisse. Moteur ou frein. Directement lié à l’état de mon compte en banque. (Julie Bonnie)

…En quoi la présence ou l’absence d’une famille avec toi influence tes conditions de travail et ta création ?

Quentin Faucrompré une fois de plus tue le game :

C’est une question de parents, non ? (Quentin Faucompré)

C’est le temps continuité/rupture qui pose problème (Peggy Viallat)

Paradoxalement, j’écris davantage et avec plus de joie depuis que j’ai une famille, depuis que j’ai des horaires, que mon temps de travail n’est plus dilué à loisir dans ma vie quotidienne. (Coline Pierré)

Ce ne sont pas les enfants qui empêchent de créer, c’est la société qui rend la vie difficile aux parents. (Martin Page)

Quand je vivais seule, j’ai écrit trois livres en moins d’un an. Cette année, j’ai écrit une nouvelle. Voilà. (Justine Niogret)

…Qu’y a-t-il dans ton frigo ?

C’est LA question qui lève tout doute possible, au cas où on en aurait encore : on a bien affaire à une bande de gaucho-bobos avec qui il doit faire bon partager un déjeuner-buffet.

Mon garde-manger est archétypal de la caricature de bobo qu’on m’accuse d’être — accusation que j’embrasse aujourd’hui pleinement avec une certaine autosatisfaction et une autodérision sans doute stratégiques. (Maëva Tur)

L’important est d’aller dans cette direction, aller vers la fin des aliments industriels et non-éthiques, mais ce n’est pas toujours simple. Il y a une différence entre savoir ce qui est juste et ne pas être en mesure d’agir en ce sens, et se foutre complètement de la question. (Martin Page)

…As-tu vraiment besoin de manger ?

Il tend à y avoir une corrélation entre le degré de précarité et la littéralité de la réponse.

S’il y a un truc que lequel il ne faut pas plaisanter sur un tournage, c’est la nourriture, car c’est le nerf du moral de l’équipe. Tout peut se jouer là-dessus. Il peut faire froid, pleuvoir, mais si on sait qu’on va bien manger, alors ça va. (Dominique Rocher)

Mon esprit aimerait parfois dire non (ça rendrait les choses plus simples). Mais mon corps dit indéniablement, catégoriquement, gourmandisement, joyeusement oui, OUI, OUI. (Coline Pierré)

J’ai envie de répondre très littéralement à cette question : oui. […] Cette semaine, je me suis fait engueler par une professeure de français qui monte une de mes pièces de théâtre avec ses élèves et juge grossier de ma part que je n’aille pas à mes frais à 600 km de chez moi pour assister à la représentation. (Éric Pessan)

Non. J’ai atteint un stade supérieur de l’auteure française ; le pur esprit, en accord avec sa propre réputation. (Justine Niogret)

C’est l’histoire du mendiant devant la pâtisserie. Un client lui donne de l’argent, et quand il le revoit après en train de manger des choux à la crème, il le juge, il lui demande pourquoi, s’il est dans le besoin, il dépense son argent de façon si inconsidérée, dans des choix à la crème. Alors le mendiant dit : mais enfin ! Je ne peux pas manger de choux à la crème quand je n’ai pas d’argent, je ne peux pas manger de choux à la crème quand j’ai de l’argent, quand est-ce que je peux manger des choux à la crème ? Nous aussi, les écrivains, nous avons le droit de manger des choux à la crème, même si nous sommes des mendiants.

Cette simple question me donne faim. Les artistes ont-ils le droit d’être affreusement gourmands ? (Fanny Chiarello)

…Quelle est la question que tu as toujours voulu qu’on te pose ? Et la réponse à cette question ?

— Pourquoi a-t-on besoin de toujours poser des questions ?
— Parce que cela nous permet de ne jamais en finir.
(Ryoko Sekiguchi)

Je voudrais que l’on me prenne dans ses bras, pas que l’on m’interroge. (Marc Molk <3)

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Autoportrait

Et j’étais une rebelle ; je pensais qu’il n’y avait pas plus frondeur que d’être sage. Mes caleçons à fleurs, mon violon et mes bulletins scolaires plaqués or étaient comme un grand doigt d’honneur aux injonctions de mes semblables. Pour être honnête, je ne le faisais pas vraiment exprès, j’étais comme ça. J’étais sage. […] j’ai décidé que mon absence totale d’indiscipline serait finalement l’attitude la plus rock’n’roll qu’on puisse imaginer (quitte à être la seule à le savoir). (Maëva Tur, qui m’offre une relecture possible étonnante de ma propre enfance)

Sandrine Bonini a failli naître dans un taxi, un soir d’hiver, en pleine tempête de neige. De cette aventure bouleversante, elle conservera le besoin constant de témoigner de son existence. Pour ce faire, elle choisira la littérature jeunesse qui permet, comme on sait, d’écrire des choses très vraies mais d’autres complètement déraisonnables sans que personne n’en trouve rien à redire. (Sandrine Bonini)

Rodrigo Bernardo est réalisateur, scénariste, producteur et chocolatier. […] Son régime alimentaire actuel consiste en deux brownie (« dessert au petit déjeuner ») et un chocolat chaud avec de la guimauve l’après-midi. (Rodrigo Bernardo, ma nouvelle référence diététique)

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Les artistes ont-ils vraiment besoin de manger ? 350 pages auxquelles on répond OUI !