Le film commence, j’avale ce qui me reste en bouche, mais la synesthésie est trop forte et je me pétrifie : dans ma main, un scone ; dans celle de l’héroïne, à l’écran, un phallus qu’elle branle régulièrement tout en se faisant doigter. Non, vraiment, je ne peux pas faire de fellation à mon scone à la myrtille.
La première scène déjoue les attentes en les comblant d’emblée : oui, il y a dans Love du sexe explicite, pas la peine de s’exciter. Ça branle, ça doigte, c’est long (au moins autant que le pénis du jeune homme) et pour tout dire, un peu ennuyeux. On ne détache pas ses yeux de l’écran, pourtant ; la fascination du phallus fonctionne à fond et l’on en vient à se demander pourquoi… quoi ? Pourquoi est-ce qu’on fait l’amour ? Pourquoi est-ce qu’on s’envoie en l’air ? Pourquoi est-ce qu’on fait ça, déjà ? C’est là que le film commence.
Murphy se réveille avec la gueule de bois aux côtés d’Omi, la mère de son fils, qu’il ne peut plus piffrer. Il traine sa mini-moustache et son jogging d’une pièce à l’autre sans réussir à émerger. Please shut up, supplie la voix off de Murphy alors qu’Omi n’ouvre pas la bouche ; leave me alone, râle-t-elle, alors qu’Omi quitte la pièce. En moins de dix minutes, j’ai malgré moi catalogué Murphy comme un beauf et je ne peux pas m’empêcher de tiquer lorsque je le vois aller chercher un cacheton planqué dans un DVDthèque bien fournie : ce mec bourré paumé de la life, cultivé ? Je crois à une erreur de décorateur alors que cela participe de la dynamique du scénario. Le film se construit sur des oppositions entre le présent et les souvenirs du passé, les scènes ne cessant d’apporter des démentis aux suppositions que les précédentes nous incitaient à faire : la fille auprès de qui il se réveille (Omi) n’est pas celle avec qui il couchait à la scène précédente (Electra), et la conversation téléphonique où la mère d’Electra l’envoie chier vertement en lui demandant de ne plus approcher sa fille montre par contraste combien le ton suppliant de son message vocal exprime sa peur qu’il soit arrivé quelque chose à sa fille. On apprendra sur le même modèle que le mec à qui il promet de défoncer le crâne dans une litanie poétique de l’insulte était à la base… un ami.
Si on comprend rapidement que Murphy, éperdument amoureux d’Electra, a tout fait foirer et s’est retrouvé coincé avec Omi après l’avoir engrossée, leur histoire reste lacunaire. Les allers et retours dans un passé plus ou moins lointain la reconstituent peu à peu, par fragments toujours lacunaires, au gré des souvenirs qui viennent hanter Murphy, drogué (en manque d’Electra, il a pris le cacheton d’opium qu’elle lui avait donné à prendre en cas de coup dur, un jour où elle ne serait pas là). Un nouveau fragment ne complète pas seulement les autres, il les infléchit également, modifie subtilement mais définitivement ce que l’on nous a précédemment donné à voir ou à entendre. Tiens, Omi était leur voisine ? Quoi, quoi, quoi, Omi était la pièce rapportée d’un plan à trois voulu par Electra ? Murphy s’est envoyé une fille dans une soirée où il était avec Electra ? Il rendait sans le savoir la pareille à Electra qui s’était déjà envoyé son ex, alors que Murphy poireautait dans sa galerie d’art ? Tout cela sur fond d’alcool, de came et de mots doux.
À mesure que l’histoire se complexifie, les personnages deviennent de plus en plus kaléidoscopiques. Aomi Muyock, qui incarne Electra, est un véritable caméléon, si bien que son personnage ne se ressemble pas d’une scène à l’autre : est-ce vraiment la même, féline, les lèvres entrouvertes, renversée de plaisir ? Fatiguée, avec rouge à lèvre, manteau de fourrure volumineux et crinière assortie ? Lèvres entrouvertes sur un sourire timide, avec ses lunettes et sa queue de cheval bien tirée d’intello sexy ? Au début, au milieu, au lit, à la fin, en photo ? I miss your ponytail, lui dit Murphy, regrettant le temps de leur rencontre où elle, l’artiste, et lui, l’étudiant réalisateur, discutaient cinéma et poésie sans se déchirer. She’s not that kind of girl, assure-t-il à la mère d’Electra lorsque celle-ci lui confie qu’elle a trouvé de la drogue chez sa fille et lui demande qui d’elle ou de lui en consomme. Pas ce genre de fille. Pas de le genre toxico paumée. On se demande bien quel genre de fille elle peut être, de toutes façons, tant les reflets renvoyés par le kaléidoscope se télescopent. Cela manque de cohérence, parfois – souvent. Palpatine, traumatisé par le manque de levrette, l’a souligné dans son billet de blog : les scènes de sexe et de défonce ne sont pas aussi extrêmes que ce que le comportement des personnages laisserait imaginer. Et pourtant, ce défaut est peut-être essentiel à la réussite du film ; sans cela, on aurait peut-être tout rejeté en bloc : mais quoi, ce sont des toxicos1 / des jeunes paumés / des pervers sado-maso / (autre qualificatif péjoratif de votre choix vous permettant de mettre les personnages à une distance respectueuse, i.e. empêchant l’identification).
Indice de ce que la manière dont s’exprime l’auto-destruction du couple importe peu : il n’y a aucune complaisance dans les scènes de défonce, qui ne constituent pas un ressort esthétique (à part le cône à carreau de lumière, la caméra n’imite pas le trip des drogués). Le réalisateur ne s’appesantit pas sur ces scènes comme il le fait pour d’autres, au point de déclencher autour de moi des soupirs qui n’ont rien de lubrique. Je paris d’ailleurs que les trois ou quatre départs qu’il y a eus pendant la séance n’était pas le fait de gens choqués mais ennuyés2. Premières longueurs : Murphy cogne à la porte d’Electra qui vient de le plaquer ; il tambourine, il hurle, il insulte, il supplie, il pleure, il injurie. C’est bon, on a compris, mec : Murphy est désespéré ; on peut passer à la scène suivante. Mais ça continue. La caméra filme bien plus longtemps qu’il est nécessaire – qu’il est a priori nécessaire, car ces scènes à rallonge finissent par avoir un effet semblable aux répétitions dans l’opéra baroque (dans Alcina, du moins) : la première fois, on comprend, la deuxième, on ressent et, si troisième il y a, on est pénétré de la peine ou du tourment de celui qui le chante. Les hurlements de Murphy ne constituent pas une information qui va nous permettre d’avancer dans l’histoire ; ils sont le propos même du film. Je sais, on aimerait mieux l’ignorer et s’en dispenser, mais c’est la détresse même de Murphy et d’Electra qui fait Love.
Les scènes de sexe, reparlons-en, des scènes de sexe3. Toutes en musique, quasiment toutes sur les Gnossiennes de Satie. Y’a pas mieux pour vous foutre le vague à l’âme. Et encore, je suis gentille avec le vague à l’âme : c’est une putain de mélancolie qui vous cheville le corps. À voir ces corps qui se frottent l’un à l’autre, loin de l’excitation qui a bien dû les animer à l’époque où la scène n’était pas encore un souvenir, on se dit que c’est pour essayer de se défaire de cette mélancolie qui leur colle à la peau comme la mort colle à leurs viscères, pour essayer de s’en débarrasser. Ils ne s’en sortent pas, évidemment, récoltent seulement la mélancolie dont l’autre croit se décharger quelques instants. Plus ils s’accrochent l’un à l’autre, plus ils s’entravent ; comment s’étonner que, bientôt, les reproches fusent ? Je ne peints plus, tu ne filmes pas, observe Electra alors qu’ils se trainent dans l’allée d’un cimetière, sous la pluie. Transformer sa mélancolie en œuvre d’art ou tenter de l’oublier dans la drogue : leur usage de substituts artistiques et de narcotiques fonctionnent comme vases communiquant – à sens unique, manifestement, car leur tentative de se rendre insensible à leur misère les empêche de s’en détourner. Il ne leur reste plus que le sexe pour s’en consoler, mais l’on voit là encore qu’intriquer les corps ne suffit pas à faire cesser la solitude de chacun fasse à l’idée de sa propre mort ; la peur, que l’on nomme pudiquement instinct (de reproduction), reprend le dessus et le sexe devient à son tour une drogue. On voulait faire l’amour et on se retrouve à s’envoyer en l’air. Rien n’est éludé, les scènes de sexes sont filmées de but en blanc : il n’y a rien qu’on ne veuille nous montrer, il n’y a que ce que nous ne voulons pas voir.
On aurait envie d’engueuler Murphy et Electra, qu’ils se bougent, qu’ils arrangent les choses, merde, qu’à défaut de le combler, ils nous fassent oublier l’abîme qu’ils ont ouvert sous nos pieds ; ce serait bien la moindre des choses. Mais leur histoire, qui a commencé par Murphy demandant à Electra si elle avait peur de la mort, est inextricable – comme la vie, sans issue. Ils ne peuvent que se détruire l’un l’autre jusqu’à l’overdose, réelle ou métaphorique, et Love ne peut pas nous offrir de happy end, seulement la consolation de l’amour : à Murphy, en pleurs dans sa baignoire, en manque d’Electra, le réalisateur substitue l’image des deux amants enlacés dans cette même baignoire, à leurs débuts, sans pleurs, sans sourire, sans mouvements, comme un cœur qui continuerait à battre faiblement. De cette douche sans fin émane la même douceur – et la même violence – que la fin d’Amour, lorsque le vieil homme, après avoir étouffé sa femme, se couche auprès d’elle, gaz ouvert et portes fermées. Amour de Haneke, Love de Gaspar Noé : il faut regarder frontalement la mort et la destruction pour donner un titre pareil à son film et faire surgir une beauté pure de tout kitsch. Lequel kitsch est entièrement contenu dans l’espèce de maison de poupée ou de parking pour petites voitures qui traîne dans la chambre de Murphy, surmonté d’un « LOVE » pailleté. Cet objet affreux distille la même tristesse que l’enseigne d’un motel miteux perdu au milieu de nulle part ou la maison hantée d’une fête foraine abandonnée – la tristesse des Gnossiennes de Satie, aussi lancinantes que Love. Même si c’est loin d’être un film parfait, ses images comme sa musique continuent de vous hanter et de résonner des jours après…
J’étais persuadée d’avoir lu ça dans l’interview par Trois couleurs de Gaspar Noé, mais c’était en réalité celle de Lionel Baier, quelques pages plus loin, pour un film que je n’ai pas vu : « L’amour, les sentiments, ça ne marche que parce qu’il y a une fin. On va vers les sentiments absolus parce qu’ils nous permettent d’échapper à la fatalité de la mort. Il faut adorer la mort, elle permet tout le reste ! » C’est comme le sperme de bon matin : dur à avaler. Et pourtant, je suis sortie étrangement sereine du cinéma. On ne s’en sortira pas vivants, alors, à quoi bon s’exciter ?
Ohne Palpatine
1 J’entends très nettement mon professeur de philosophie de khâgne reprendre l’argumentation de Descartes : mais quoi, ce sont des fous !
2 Le seul truc vaguement choquant, c’est de se rappeler la quantité de poils que peut avoir un pubis non épilé.
3 « Au début, je voyais les séquences érotiques isolées au montage, et certaines me paraissaient excitantes. Mais le film commence par l’annonce que, peut-être, il est arrivé malheur à l’héroïne. Mises dans ce contexte, les scènes de sexe, qui, prises individuellement, pourraient sembler jouissives, deviennent mélodramatiques. Elles sont empreintes de toute la suite, du fait qu’on sait que ça va mal tourner. Ce qui devait être joyeux devient anxiogène. Je crois que le fait de savoir que toute la vie du héros va foirer empêche le spectateur d’être dans l’excitation. C’est beau, mais on sait que c’est déjà en train de disparaître. » Gaspar Noé interviewé par Trois couleurs.