Soirée Balanchine

Jusqu’à présent, mon parti-pris d’improvisation fonctionne plutôt bien : après les invitations et le Pass, je récupère la place d’Elendae pour la soirée Balanchine. Perchée sur mon siège de bar installé en fond de loge, je vois beaucoup mieux que je ne l’aurais cru.


Sérénade

Le souvenir de ce ballet laissé par le NYCB lors de sa venue à Paris rend pleinement justice aux intentions du chorégraphe, qui s’est inspiré du ballet romantique (à l’origine, les costumes étaient bleu pâle) mais aussi de danses guerrières. Or, il ne reste plus grand chose de celles-ci dans les Willis éthérées de l’Opéra de Paris. Les formations savantes et inventives se plient et se déplient docilement, sans que l’on soupçonne la fougue qui doit ressusciter les mortes amoureuses. Seule Mathilde Froustey possède la dynamique nécessaire pour tirer le ballet de l’ennui vers lequel le tire une interprétation à la Émeraudes. Il ne s’agit pas de grand chose : un port de bras déployé plus lentement, avec un léger retard sur le corps de ballet, tandis que les jambes ont déjà amorcé un autre pas, donne l’impression que le mouvement s’enroule sur lui-même ; un saut attaqué un demi-temps plus tôt paraît incomparablement plus incisif, au point que je me demande si le final de The Concert ne serait pas au moins autant une parodie de Sérénade que de Giselle. À cette musicalité évidente s’ajoute une compréhension fine de la dualité de ce ballet ; j’en vois la preuve dans ce temps de flèche conquérant, immédiatement suivi d’un cambré qui en dissipe l’agressivité – une agressivité évanescente, voilà tout.

Quant à Eleonora Abbagnato, c’est davantage le souvenir de sa présence solaire que son pas de deux qui me donne du plaisir à la retrouver – même si cela s’arrange lorsque les cheveux lâchés infléchissent le ballet vers davantage d’abandon. L’onirisme de Sérénade vient bien de ce que ce sont des Willis en chair et en os.

 

Mathilde Froustey par @IkAubert

 

Agon

T-shirt blanc et collants noirs pour les hommes aux pieds de Mickey Mouse ; justaucorps noir et collants blancs pour les femmes à la taille très marquée. Attitudes décalées et pieds flex, ces derniers s’agitent comme des notes de musique sur une partition – des croches, de toute évidence. Le flegme de Karl Paquette fait merveille dans les suites de pas très rythmées, tandis que Myriam Ould-Braham replendit plus sûrement que si elle avait une rivière de rubis sur la poitrine, grâce à l’écrin d’équilibres manipulés par ses partenaires. À l’assurance de la technique s’est ajoutée celle de l’étoile. Quant aux deux autres membres de la constellation, il faudra que j’apprenne à les apprécier, même si Mathieu Ganio m’agace de moins en moins et que Ludmila Pagliero a fait preuve d’une technique impressionnante qu’on ne peut lui enlever.

 

Myriam Ould-Braham par @IkAubert 


Le Fils prodigue

Le désamour général pour ce ballet, comparé à Phèdre, m’avait rendue méfiante, mais il n’a de commun avec la pièce de Lifar que l’inspiration mythologique des costumes – en aucun cas l’esthétique de la pose qui la rapprochait du théâtre. Le Fils prodigue me fait davantage penser au genre naïf du Petit Cheval bossu : compères avec jarres et trompette, père-patriarche à grande barbe, jeunes sœurs à voiles et fils en jupette, tous mi-russes mi-helléniques. Une fois le fils aventureux ayant sauté par-dessus la clôture, celle-ci est retournée et se transforme en table de taverne. Une chenille de bonshommes aux crânes chauves et aux pas martelés en grande seconde pliée l’alpague avec ses deux compères et l’attire dans les filets (des jambes) de la courtisane.

Avec sa coiffe entre mitre et couronne égyptienne, son nombril-croissant de lune, ses jambes-toiles d’araignées et sa cape rouge mi-royale mi-infamante qui couvre tantôt ses épaules tantôt son impudeur, enroulée comme un drap autour de ses cuisses, la courtisane est à la fois divine et prostituée. C’est éclatant lorsqu’Agnès Letestu se campe une jambe écartée, la pointe fichée dans le sol, et fait jaillir de sa coiffe une main aux doigts écartés – sensuelle et hiératique. Elle séduit évidemment le jeune homme qu’elle a tôt fait de dépouiller avec la complicité des bonshommes -bestioles qui traversent la scène dos à dos, comme si les androgynes de Platon avaient hérité des deux visages de Janus.

Détroussé et misérable, le jeune homme souffre le martyre, adossé à la clôture-table érigée comme la colonne de Saint Sébastien. Jusque-là bondissant, Emmanuel Thibault rampe et traine le calvaire de son personnage jusqu’au bercail, où il se hisse jusqu’au pardon de son père avec la maigre force qui lui reste dans les bras. Image finale : le fils prodigue dans les bras de son père, enveloppé d’un revers de cape de sa bienveillance miséricordieuse.  

 

Emmanuel Thibault et Agnès Letestu par @IkAubert
[Agnès Letestu ne sait pas sourire,
mais les rôles impérieux lui conviennent fort bien.] 


Avec de nombreuses miss balletomanes, dont j’attends le compte-rendu, et Aymeric.