Sourires en amande

Ho Chi Minh

Sur le trottoir d’un carrefour, une famille est là avec ses marmites et ses tabourets en plastique, partageant ou vendant de la nourriture dans un mélange caractéristique de commerce et vie familiale. Sans que je l’ai vue venir, une petite fille rigole et saute devant moi, le bras en l’air pour atteindre un high five que je n’anticipe pas. Quand je comprends, je baisse le bras pour qu’elle puisse atteindre ma main, mais manifestement ce n’est pas du jeu, pas ce qu’elle veut, et elle m’attrape le bras pour le replacer plus haut, là où elle doit sauter, mais je suis toujours trop grande, alors elle m’attrape l’autre main, les deux, je ne comprends rien, c’est drôlement grand mais lent à la comprenette, les étrangers, elle me place les mains en bas, paume vers le ciel et je dois résister pour qu’elle y prenne appui et puisse se propulser. Tout ça en deux temps trois mouvements, puis la famille la rappelle ou le feu passe au vert, et je repars surprise par les souvenirs d’enfance qui me reviennent, quand il me fallait deux bras adultes pour m’élancer et jouer à un, deux, trois, youh – c’est précisément comme ça que ça s’appelait : un, deux, trois, youh.

 

À ce même carrefour, quelques jours plus tard, une petite fille qui ne rit pas du tout nous suit de sa complainte tandis que nous traversons. Un typhon a lessivé la ville la veille, et je n’aperçois pas la famille à laquelle elle remettra les quelques milliers de dong qu’un automobiliste lui glisse à travers la vitre baissée.

 

Ho Chi Minh, Hong Kong

À Ho Chi Minh et à Hong Kong, nous sommes tombés sur une patinoire en plein centre commercial et les deux fois, nous sommes restés un long moment accoudés à notre balustrade éloignée, à observer les mouvements répétés de jeunes gens fort doués et souvent fort jeunes. Quelques-unes d’encore plus jeunes s’accrochaient à leur pingouin à skis, plongeant Palpatine dans un abîme d’attendrissement et d’envie ; lui aussi, il aurait bien fait du pingouin. N’étaient son poignet et mon dos, je l’aurais volontiers entraîné sur la glace. Mais son poignet et mon dos étant ce qu’ils sont, nous sommes restés accoudés, à regarder : deux mascottes de Noël dans un programme libre de nous faire rire ; des jambes encore droites ou déjà galbées, collants passés sous les chaussures ; un gamin au pantalon et aux gestes fluides ; des habitués équipés, entraînés, qui soufflent mains sur les reins. Ce sont des tours qui tournicotent bien, des tentatives d’axel, quelques impressionnantes glissades en développé devant ou en arabesque plongée, une main qui ne trouve pas de prise avec la cuisse mais, comme je le dis à Palpatine et la coach à son poulain, faut attraper le genou et hop la jambe monte, et ça glisse et ça tourne, ça patine au pingouin, parfois remplacé par une otarie, mais ce n’est pas un problème parce que Palpatine fait l’otarie comme personne et que, pingouin ou otarie, nous avons du mal à nous arracher à notre fascination.

 

Sapa

Nous avons dormi dans le car couchette et passé la matinée à randonner dans les montagnes de rizières. Nous nous arrêtons dans un village pour déjeuner ; sitôt assis sur les bancs en bois, une flopée de petites filles et quelques grand-mères débarquent pour nous vendre des pochettes brodées à la main made in China, des bracelets, des écharpes, et celle-ci, non ? celle-là, alors ? On a beau refuser la camelote, elles ne reculent pas et proposent d’autres modèles, d’autres couleurs, recourent à toutes les techniques de vente et de mendicité imaginables, marchandage, suppliques, intimidation, air excédé ou suppliant. Elles se succèdent sans discontinuer, buy from me, buy from me. Une fille du groupe achète une pochette pour ranger son iPhone ; et un gars, une étole pour se faire pardonner auprès de sa copine d’être quand même parti alors qu’elle avait un empêchement. Cela ne calme pas le flot : you buy from her, now buy from me ; cheaper, cheaper. L’arrivée des plats les disperse, et l’on est soulagé de voir disparaître ces gamines envahissantes envoyées là au lieu de jouer, de ne plus voir leurs mines crève-cœur. Ce ne sont pas des enfants mignonnes ; la beauté de montagnes millénaires portée sur des visages qui n’approchent pas la décennie, elles sont d’une beauté à fendre les pierres, et bientôt d’une dureté ad hoc.

 

Ninh Binh

En presque dix ans, je n’ai jamais réussi à convaincre Palpatine de monter sur un vélo, pas même à Asterdam ou à Kyoto, où cela aurait facilité l’exploration de la ville. Autant vous dire que j’ai souri lorsque j’ai vu que notre excursion à Ninh Binh comprenait une promenade à vélo, entre la balade en barque sur le fleuve Tam Coc et l’ascension d’un promontoire panoramique. Les choses se sont enchaînées rapidement et Palpatine n’a pas eu le temps de tergiverser ; après vingt ans sans poser ses fesses sur une selle, il s’est lui aussi retrouvé sur un vieux biclou, en queue de peloton et pas bien à son aise. J’étais partagée entre le rire et la fierté, et je n’ai pas choisi l’un ou l’autre : je l’ai charrié et encouragé. Plusieurs fois, j’ai voulu me retourner pour vérifier qu’on ne l’avait pas semé, mais le guidon était vissé si lâche qu’en lâchant ne serait-ce qu’une main, sans même parler de tourner le buste, le vélo se mettait à zigzaguer dangereusement ; j’ai filé droit. Quand nous sommes passés à leur hauteur, des gamins du coin se sont mis à courir vers nous pour qu’on leur tape dans la main au passage, comme dans une course de relai. En équilibre précaire, nous nous sommes contentés de leur éviter. On a rejoint le groupe à l’arrêt un peu plus loin, et déjà, cela marquait le moment de faire demi-tour ;  en vingt minutes, on ne va pas bien loin. Alors on a pris des photos, le vélo maintenu de guingois entre les jambes, tombé, relevé, et on a fait demi-tour. Les gamins ont couru vers nous à nouveau – trois ou quatre, un petit garçon avec un maillot de sport orange et une petite fille à queue de cheval ou à couette, ou peut-être bien avec le maillot orange, je ne sais plus, mais tope-là, c’était bien avec elle, je me souviens de son rire, à courir et sauter pour taper dans la main d’étrangers.

 

Hong Kong

En allant randonner à dos de dragon, je fais la rencontre d’une étudiante allemande en Erasmus. Alors que l’on parle de nourriture locale et que j’en viens à la soupe de sésame noir, elle me rapporte ce genre d’anecdote qu’on ne peut connaître qu’en ayant côtoyé de près par exemple des camarades d’université : on encourage les enfants à manger leur soupe de sésame noir en leur disant que ça leur fera les cheveux bien noirs. Un Popeye de jais.

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