Vu avant-hier, à la télévision, après Still walking au cinéma. Cela faisait peut-être un peu beaucoup dans la même journée, mais j’étais vraiment curieuse de voir comment la nouvelle de Vercors pourrait être adaptée. Pas que je sois une grande amatrice de ce recueil qui, hormis les deux nouvelles dont il est question, m’a laissé un souvenir complètement glauque (il y a une nouvelle qui est une espèce de délire concentrationnaire, et il y avait un délire sur des poussins, mais je ne me rappelle plus) – mais je l’avais bien en tête, rangée dans la rubrique « engagement » (c’est le propre des concours de conférer un coefficient d’utilité à nos lectures). Avec tous les jeux de non-dits qui ne prennent sens que par la focalisation, l’histoire étant racontée du point de vue de l’oncle, à la première personne, j’imaginais que le passage à l’écran serait soit fidèle, mais décevant, plat, soit aurait quelque relief, mais trahirait l’ambiance de la nouvelle.
Ni l’un ni l’autre, et la surprise de voir annoncé au générique que le film était inspiré de deux nouvelles du recueil, Le Silence de la mer, évidemment, et Ce jour-là. Je me suis dit, voilà bon, cela va être une grosse soupe immonde. Surtout que le ton des deux nouvelles n’a strictement rien à voir, parce que le petit garçon qui ne comprend pas ce font ses parents mais sait seulement qu’il ne doit pas rentrer chez lui quand un pot de géranium est sorti sur la fenêtre, n’a pas grand-chose à voir avec un vieil homme digne qui, comme sa nièce Jeanne, oppose un silence constant à l’officier allemand (Werner Von Ebrennac) ayant réquisitionné une chambre dans leur maison, et qui observe sa nièce et son attirance grandissante pour l’officier, attirance qui ne la conduira qu’à perdurer encore plus obstinément dans son silence.
De fait, le film a montré que combiner cette forme de résistance passive -résistance comme tension et lutte contre l’attirance- avec la résistance active, la Résistance, quoi, était une bonne façon de donner sens aux non-dits, et surtout d’impulser une certaine dynamique au film. Ainsi celui-ci ne tombait pas dans une lenteur ennuyeuse (une heure et demie de film de silence entrecoupé de brefs monologues de l’officier aurait rapidement lassé) et, grâce aux contrepoints fournis par Ce jour-là, le Silence de la mer devient significatif, et réussit à restaurer la tension de la nouvelle – d’où que le titre du film n’est pas usurpé.
Certes, les parties de Ce jour-là ne sont pas vraiment fidèles à la nouvelle, qui ne vaut que par le point de vue qu’elle adopte et qui n’est pas restitué dans le film. Qu’importe, cela fait partie du liant, ces ajouts qui, dirait-on, ont du sembler obligés au réalisateur, et qui font prendre la sauce, quoique n’y ajoutant pas de saveur particulière : il s’agit de la chambre qu’occupe l’officier, devenue celle des parents défunts de Jeanne, des cours de piano donnés à une jeune fille dont le père juif a perdu son travail, et sera bientôt déporté, ou encore des files d’attente devant les magasins.
Ah la fenêtre… heureusement qu’il n’y a pas de balcons dans les fermes françaises !
En ligne de mir, Jeanne, évidemment, en train de fumer – je croyais que peu de femmes fumaient à cette époque (à plus forte raison une jeune fille, et en temps de guerre – certes, la jeter après deux bouffées parce que l’officier la regarde, c’est un signe plus fort avec le rationnement – quand le rationnement devient romantique… bon, j’arrête les italiques, ça rend lyrique).
D’autres ajouts sont tout à fait pertinents, qui ne figurent pas dans la nouvelle, mais offrent un bon rendu à l’écran. Créer un personnage de jeune homme amoureux, pressant, encombrant mais français était une bonne idée par les contrastes que son emploi permettait : Jeanne évite autant que faire se peut sa présence et ses mains baladeuses, mais accepte de monter dans sa voiture pour qu’il la reconduise chez elle, tandis qu’elle veille un peu tard au salon pour voir l’officier rentrer, mais fait mine de ne pas entendre son invitation à la reconduire alors qu’elle n’arrive plus même à marcher.
Cette scène est bien filmée, où ayant semble-t-il répondu à la proposition de l’officier, elle se lève, et marche en direction de la portière ouverte, la dépasse, et continue de marcher jusqu’à ce que la voiture ait résolu de la dépasser, après être resté un moment à sa hauteur – vue depuis l’intérieur de la voiture, le visage de l’officier en premier plan, la jeune fille dans le cadre de la fenêtre avant.
D’autres éléments ont été ôtés ou modifiés, que je ne m’explique pas bien : dans la nouvelle, après la scène où Werner Von Ebrennac est venu se réchauffer au coin du feu et a parlé d’auteurs et compositeurs, il ne réapparaît plus en uniforme. Peut-
être a-t-on considéré que cela permettait de rappeler à chaque instant ce qui faisait obstacle entre Jeanne et lui. Car n’importe pas seulement ce que représente cet uniforme dans la mémoire collective – si tel était le cas, les paroles de l’officier sur Pétain et l’Allemagne hitlérienne n’auraient pas été supprimées. Le film nous rend ainsi le personnage entièrement aimable et on insiste au final davantage sur l’histoire d’amour impossible que sur la résistance, celle-ci étant rejetée dans la partie beaucoup plus explicite inspirée de Ce jour-là. C’est un choix somme toute judicieux, cohérent avec le passage d’un narrateur à la première personne qui observe sa nièce à une caméra omnisciente.
Je trouve ça bien qu’ils n’aient pas donné au grand-père/oncle un regard moralisateur
(grand-père dans le film, mais il me semble oncle dans la nouvelle)
On pourrait presque dire que le passage s’effectue dans le plan où les visages du non-couple encadrent de part et d’autre de l’écran l’oncle resté en arrière-plan (qui observe les deux zigotos sans que ceux-ci l’aperçoivent) : c’est le spectateur qui est alors son pendant. Le point de vue de l’oncle est relégué en second plan, ou plutôt, nous devenons cet oncle, sans peser, contrairement au personnage, sur les réactions de la jeune fille. Nous pouvons donc assister à des scènes où l’officier et la jeune fille sont seuls. Un passage m’a particulièrement plu, où la main de l’officier s’avance vers la nuque de la jeune fille et après un suspends, s’arrête sur le dossier de la chaise et annonce le rituel « ze vous zouhaite une bonne nouit ». Le cadrage créé à lui seul le désir et sa déception.
Evidemment, on a rajouté un soupçon de mélo : les yeux cernés de larmes, et l’adieu final où elle lui court après pour une première et dernière parole, « adieux ». Wouhou. Dans ces cas-là l’ironie revient au galop. En revanche, je me suis volontiers laissée prendre au coup de l’explosion, sorte de climax qui permet de nouer les deux intrigues et de mener au dénouement : la jeune fille surprend les complices de la femme de Ce jour-là, à laquelle elle avait promis de s’occuper de son petit garçon si il lui « arrivait quelque chose », en train de poser une bombe sous la voiture de l’officier allemand. Elle ne peut rien dire, mais au moment où les autres Allemands appellent l’officier, elle se met au piano et joue pour le retenir, yeux suppliants pour elle, froncement de sourcils pour lui (ne riez pas, l’instant est grave, diable) jusqu’à ce que le chauffeur mette le contact et que ça explose sans l’officier – touchant petit temps de réaction, où il comprend simultanément qu’elle l’a sauvé (et donc qu’elle tient à lui) et qu’elle n’a pas empêché ses compatriotes de rôtir à feu vif. Fort peu à la manière de Vercors, mais tout à fait romanesque – je suis très bon public quand je m’y mets.
Toujours paupières baissées, regards qui s’évitent – tragique tout ça
Surtout avec les traits de Thomas Jouannet