La leçon de théâtre

Lever de rideau sur La Leçon de danse.
Sur la table basse : des paquets de trucs à grignoter et de bouteilles d’alcool entamées.
Sur le canapé : Senga, danseuse professionnelle blessée, dont on ne sait pas si elle pourra à nouveau re-danser et qui tourne en rond avec son handspinner.
Derrière la porte : Adémar, son voisin prof de bio à Normale Sup’ qui se trouve également être Asperger et qui, pour affronter une cérémonie de remise de prix, vient demander à Senga une leçon de danse – un joli prétexte à la rencontre de deux êtres à la confiance (en soi, en l’autre et en la vie) estropiée. Les difficultés de communication propres à l’autisme et notamment la difficulté à saisir tout ce qui n’est pas littéralement vrai (second degré, plaisanterie, mensonge de politesse ou de déni…) donne un tour poétique aux échanges qui, d’emblée décalés, évitent les caricatures que je ne peux m’empêcher d’associer au théâtre non classique (oui, c’est aussi une caricature ; je connais très mal le théâtre et me protège d’expériences pénibles par des préjugés potentiellement immérités)(mais du coup, quand je sens que j’ai tiré un bon filon, genre Andréa Bescond découverte dans Les Chatouilles, je m’y tiens et je reviens).

Pendant les dix premières minutes, je peine à me défaire de la bizarrerie du théâtre, de ces voix qui semblent forcer le trait en haussant le ton, et de ces corps d’inconnus qui font des choses qui ne sont habituellement pas destinées à être vues – traîner sur son canapé en tenue de glande, par exemple. Cela sonne faux. Pas absolument faux, mais faux-dérangeant, comme dans ce spectacles de flamenco qui m’avait vrillé les oreilles. Cette fois-ci, l’oreille s’accoutume et je finis par percevoir un autre système de justesse, dans lequel je m’installe, précautionneusement d’abord, puis avec grand plaisir : Andréa Bescond et Éric Métayer sont vraiment de bons acteurs. Lorsque Senga-Andréa apostrophe Adémar-Éric, phobique du contact, en lui faisant remarquer que son corps n’est pas uniquement là pour transporter son corps, je comprends que c’est exactement cela qui me rend réticente à l’idée d’aller voir du théâtre : la perspective de voir des corps uniquement là pour délivrer un texte, de devoir les observer avec la gêne de l’assassin qui ne sait pas quoi en faire. Rien de cela dans La Leçon de danse – non pas parce qu’il y a de la danse (les passages de danse pure, quelque part, sont les plus insignifiants : ils ne signifient rien d’autre que la danse elle-même), mais parce que les personnages sont incarnés, définis au moins autant par leurs gestes que par leurs paroles. Pas de mouvement intempestif pour combler le vide de la scène, pas de mouvement, mais des gestes (ce que la danse fait de meilleur). Il peut s’agir de trois fois rien : l’agitation nerveuse des doigts, par exemple, la main collée contre le corps, qui jamais ne s’arrête pour laisser place au texte, mais au contraire l’accompagne, jusqu’à se communiquer à Senga, qui fera inconsciemment le même geste lorsque le désir la mettra elle aussi en position d’inconfort. Ou même un simple regard, comme celui de Senga qu’Adémar méprend pour de la pitié, et qui embrasse un spectre beaucoup plus large, de compassion-empathie-tendresse infinie, prémisse ou confirmation de l’amour. Tout ça en un regard, ouais. Si vous ne me croyez pas, et a fortiori si vous me croyez, allez donc voir Andréa Bescond et Éric Métayer. Ils jouent jusqu’au 31 décembre au théâtre de l’Oeuvre, un petit théâtre charmant dont je n’aurais jamais imaginé l’existence ni sa façade ouvragée dans une ruelle banalisée.

Merci aux Balletomanes Anonymes pour les places offertes par tirage au sort, et aux artistes pour la soirée !

La danse de la colère

Parfois, je me demande pourquoi je vais voir des spectacles. Et parfois, il y a des spectacles qui me le rappellent. Seule en scène pendant plus d’une heure trente, Andréa Bescond évoque dans Les Chatouilles les viols répétés de son enfance et raconte comment la danse lui a permis de s’en sortir. Elle a l’élégance, assez incroyable en pareilles circonstances, de ne jamais laisser s’installer la gêne. La politesse du désespoir. Sans rien esquiver, elle met tout en mouvement, de sorte qu’à la victime qu’elle a été se superpose toujours l’artiste qu’elle est devenue. Et dans ce décalage entre l’adulte et l’enfant, entre l’artiste et son personnage (nommé Odette, comme dans Le Lac des cygnes, « celui qui meurt »), elle cultive l’humour, un humour dévastateur, salvateur, où le ridicule constitue parfois la plus grande des pudeur : ainsi, c’est affublée d’un déguisement de lapin qu’elle raconte ce qu’étaient exactement les chatouilles, sans jamais arrêter de répéter la choré qu’elle dansera dans un supermarché (il faut bien manger).

Ce n’est pas drôle, mais on rit beaucoup : parce que l’on a besoin de relâcher la pression, mais aussi parce que certaines scènes sont particulièrement bien croquées. Quiconque a déjà assisté à un gala de danse amateur sera frappé par la justesse de sa parodie, avec l’unique garçon de danse qui refuse de faire la fleur, la gamine qui, se retrouvant dans la lumière d’une douche, se met à faire coucou à la famille et la prof de danse, en coulisse, qui avance avec le rideau pour essayer de remettre de l’ordre incognito1… L’auteur-interprète passe ainsi au crible de l’ironie les cours de danse amateur, l’intellectualisme d’une certaine branche de la danse contemporaine2, les auditions pour les clips putassiers3 et les tournées des comédies musicales4, mais aussi son passage par l’alcool et la drogue, le déni de sa mère et la déposition au commissariat, où les policiers font preuve d’une délicatesse digne des vestiaires sportifs, jusqu’au procès. Tous ces épisodes, quoique suivant un ordre relativement chronologique, sont enchâssés dans la trame d’une visite chez la psy, où Odette, adulte, se rend avec sa mère. Cette construction narrative permet au passage quelques savoureuses métalepses (je ne me suis pas remise de Noureev descendant de son poster) et souligne les non-dits : on finit presque par se demander ce qui est le pire, des abus en eux-mêmes ou du déni de la mère, qui traite sa fille d’affabulatrice…

Non seulement Les Chatouilles est un spectacle bien écrit et structuré, mais il est aussi incroyablement bien interprété. Andréa Bescond, tout à la fois comédienne, danseuse, mime, humoriste et imitatrice ne monologue pas : elle donne à voir, à entendre, incarne tous les personnages à tour de rôle, modifiant sa voix et ses attitudes5. Il ne faut généralement qu’une seconde (une seconde durant laquelle elle se fige) pour que l’on identifie le personnage en question : une main passée derrière la nuque et c’est la prof de danse ménopausée qui apparaît ; une main tenue devant la poitrine comme pour fumer ou triturer un collier et c’est la mère qui se dresse devant nous, toute pincée. Le corps est central dans cette approche du théâtre, et la danse n’est pas uniquement là comme citation, parce que c’est l’histoire d’une danseuse : elle est une composante à part entière du spectacle et prend le relai de la parole lorsque celle-ci devient indicible par excès d’explicite. Le tremblement, la suffocation, le besoin d’étourdissement… ce que l’on ne peut pas dire, on peut le danser. Le spectacle en devient une performance, un one-woman show féroce, pudique et sensible.

On se demande où Andréa Bescond trouve l’énergie de jeter ainsi ses tripes sur scène soir après soir. La colère, comme le souligne le sous-titre de la pièce – Les Chatouilles ou la danse de la colère ? L’énergie issue, transmutée, de la colère, plutôt. À voir l’artiste aux saluts, émue et sereinement épuisée, on se dit que c’est plutôt à ça qu’elle carbure : la chaleur humaine d’un public admiratif d’une artiste qui, si elle n’est pas devenue danseuse étoile, est assurément devenue quelqu’un. (Quelqu’un dont je vais suivre la carrière avec beaucoup de plaisir et de curiosité.)


1
On s’est refait à peu près toutes les répliques de cette scène dans la voiture, avec Mum – qui a noté comme moi la ressemblance physique frappante avec ma prof de danse (même silhouette, même forme de visage, même queue de cheval et même énergie) !
2 « – Cette danse de la souffrance, Odette, on voit que c’est la souffrance de la Shoah.
– Euh, non.
– La guerre est finie, tu peux le dire, maintenant, Odette, que tu es juive.
– Mais je suis bretonne.
– Les juifs bretons, c’est pire ! Peu en sont revenus ! »
3 Elle se retrouve à mimer un acte sexuel avec une monotonie qui rappelle la scène p0rno de Love actually – celle où, après avoir tourné ensemble, les deux doublures se rencardent de manière toute timide.
4 « Ah, c’est pas Les Dix commandements, ça, c’est la choré de Roméo & Juliette ? Ça va, je peux me tromper, je l’ai dansée 450 fois ! » (Ce coup de vieux en entendant « on fait l’amour, on vit la vie jour après jour… »)(Ce coup de vieux bis en voyant les pas de bourrés bien carrés de tous les cours amateurs de modern’jazz !)
5 C’est probablement l’apport principal du metteur en scène, Éric Métayer.