Not twice in the same Bath

Dimanche 18 août

De Bath, visitée lors d’un voyage scolaire au lycée, j’avais gardé le souvenir de pierres ocres, des termes antiques et d’une place plus ou moins carrée avec une cathédrale, une fontaine, une volée de marches et une boutique de fudge, qui m’avait fait découvrir cette confiserie anglaise (au moins de nom, je ne suis pas certaine d’y avoir goûté cette fois-là). Je me promène en essayant de retrouver le lieu à l’origine de cette image. Les grandes façades ocres sont effectivement partout, les termes touristiques centraux et la cathédrale facile à localiser, mais le parvis ne correspond pas à la place que j’ai en mémoire. Le rectangle ne rentre pas dans le carré.

Ma quête mnésique en arrière-plan, je visite pour ainsi dire une autre ville, avec… une rivière ! un grand jardin ? un Ponte Vecchio local ?! Je n’avais rien mémorisé de tout cela. L’expérience est troublante ; tout à la fois elle me dépite (tout s’efface fugace) et me réjouit (la visite n’est pas une redite).

Nous nous promenons au bord de l’eau en nous écartant régulièrement pour laisser passer les coureurs — coureurs du dimanche, mais dimanche de course, avec dossards, barrières de scotch et ravitaillement. Sur un banc prolongé par des fauteuils pliants, des proches agitent leurs pompons palmiers pailletés et sonorisent leurs encouragement quand les coureurs, quels qu’ils soient, passent et repassent devant eux. L’atmosphère est bon enfant, les lieux relativement paisibles par rapport à leur fréquentation, mais la faim que je tente de tenir en respect transforme tout stimuli en agression. Je m’avoue mon échec un peu trop tardivement pour ne pas entrer en stress vital (et devenir d’humeur massacrante) dans le temps incompressible qui me sépare de l’ingestion d’une nourriture qu’il faut bien trouver et acheter. Sandwich triangle à la rescousse ! Je me jette dessus dès la sortie du Waitrose, à la fois soulagée de la pression qui diminue et agacée que mon corps réagisse comme si sa survie était en jeu quatre heures après un thé et un scone au fomage.

Je crois que c’est à partir de là que notre consommation d’egg & cress a clairement doublé celles de ploughmans. Nos sandwichs triangles sont si tristes à côté… Pour le cresson, je veux bien entendre que l’absence de rime le disqualifie auprès d’un public français, mais les pickles et chutney ?

Ma faim calmée, Mum ayant manqué de s’étouffer, nous pouvons sereinement quadriller la ville et nous arrêter de-ci de-là. Chez Watersones par exemple — exemple choisi tout à fait au hasard. Il n’y a pas le livre de cuisine New York Christmas repéré par Mum dans le AirBnB de Canterbury (Christmas en plein été, New York à Bath, je ne comprends pas pourquoi le livre n’est pas en rayon ni même en temps de gondole, vraiment), mais il y a des couvertures anglo-saxonnes, des toilettes et des peluches Jellycat à sortir et replacer dans leur bac après avoir mis à distance un instinctif désir de possession câline. Mum, elle-même attendrie, est prête à m’offrir les marshmallow en peluche, mais je décline. Rien d’héroïquement adulte, cependant : à cet instant précis, j’ai un crush éphémère sur le mini-dragon à côté.

C’est l’occasion d’apprendre que Mum en réalité est tout aussi mordue que moi : si elle m’en a offert tant aux cours des années, me mettant parfois entre les mains, des mois plus tard, la peluche hérisson, radis ou cochon en tutu à laquelle j’avais vaillamment résisté, c’est (aussi) par procuration. Elle peut bien les avoir si elle ne les garde pas. Double standard du quand même, je suis un peu trop vieille pour ça. Alors que : jamais trop âgé pour de la tendresse ! Et : plus besoin d’avouer si c’est revendiqué. Il n’empêche, je suis un peu sonnée de n’avoir jamais réalisé que cet amour immature n’était pas une fantaisie qu’elle me passait (comme on passe un caprice à un enfant), mais un attrait hérité et entretenu — secrètement transmis et partagé.

Dans une autre librairie, où l’eye-liner d’une jeune femme m’attrape l’œil, je moissonne en photo quelques titres que je ne lirai probablement jamais.

Après avoir sillonné la ville et retrouvé la boutique de fudge (si c’est bien la même), je dois me rendre à l’évidence : ma mémoire a concaténé plusieurs lieux en un seul. Le parvis de la cathédrale a été remplacé par la place attenante, plus carrée, la boutique transplantée là, et la fontaine prélevée ailleurs. Pourtant, la topographie a beau avoir été rétablie lors de cette nouvelle visite, la disposition du souvenir demeure, fontaine au milieu, cathédrale en face, marches et boutique de fudge sur sa gauche, le tout plus spacieux que cela n’est réellement, agrandi par les années ou la masse touristique en moins (il faisait froid). À défaut d’avoir retrouvé mon souvenir, j’aurai pu acheter du bon fudge pour le boyfriend : caramel, clotted cream et chocolat à la fleur de sel. J’aurais parié sur le caramel, mais contre toute attente, c’est le chocolat qui emporte sa préférence — le boyfriend n’est pas très chocolat, mais il est très breton rapport au sel.

Quelques heures après les sandwichs triangle, la quête d’un salon de thé nous relance comme des balles de flipper fatiguées à travers la ville. Le salon de thé repéré sur le Ponte Vecchio est complet et pas près de se vider, contrairement à sa devanture de gâteaux ; celui d’à côté non plus. Quant à l’impression rétinienne de scones sous un arbre immense que j’avais conservée d’une place éloignée, elle s’avère émaner d’une échoppe cheapouille qui ne donne pas envie. On repère sur Google Maps une autre adresse à un autre bout de la ville. Le timing commence à devenir critique, car il est l’heure du five o’clock déjà et après l’heure, c’est plus l’heure : hallucinant, mais oui, les salons de thé ferment vers 17h30. Celui du Jane Austen Center a déjà fermé ses portes ; les vendeuses en robes à fleurs (taillées à la hâte dans un tissu trop léger, trop cheap pour faire d’époque malgré leur taille Empire) nous apprennent que la boutique ne tardera pas à faire de même. Nous avons tout de même le temps d’y faire un tour et de constater que Jane Austen a trouvé sa bande-son en la BO de Bridgerton. C’est finalement dans un café que nous prenons notre thé ou, plus précisément, un cream tea pour Mum et un carrot cake pour moi. J’évite de justesse le diabète en ôtant une bonne partie de la couche de sucre glace.

Carrot cake avec sa couche de sucre glace décorée de fleurs, et en arrière-plan flou, tasse de thé et assiette avec scone
En bonus, cette teinte de vaisselle que j’affectionne particulièrement.

Théinées et sucrées, nous sommes en conditions idéales pour visiter les dernières pièces de cette ville muséale : un cercle, The Circus, au milieu duquel les arbres sont gigantesques, et une rue plus loin un demi-cercle, le Royal Crescent, lequel fait face à un parc-panorama majestueux sur la ville-vallée qui s’étend. La partie la plus proche des habitations est privée, réservée aux riverains de marque, tandis que le reste est accessible au public, prompt aux piques-niques — le plus incroyable (le plus British ?) étant probablement que la démarcation plèbe / privilégiés est assurée par… une bande de jardin à l’anglaise. Le lieu, la beauté, la golden hour est folle.

De retour à Bristol, le goûter est suffisamment digéré pour se lancer dans un second dîner au restaurant indien. Plus tard, nous discutons de vessie (mais pas de lanterne) et de névroses plus partagées qu’il n’y paraît. Je me rappelle de ce que m’avait dit la psy : la vessie, c’est lié la peur. Reste à comprendre de quoi (et à laisser pisser).

Bright Brighton

Une porte jaune vif dans une maison bleu, collée à sa voisine rose

Mercredi 14 août

À notre arrivée à Brighton, le AirBnB sent l’humidité. Ou le renfermé. Une odeur pas agréable, forte. Je répugne à rentrer après être ressortie pour dîner. Mum prend la chambre du haut et je dors dans celle d’une petite fille qui fait du foot, de la musique, de la gymnastique et de la danse — il y a un diplôme de la Royal Academy of Dance au-dessus du lit. J’envoie une photo à N. (nous avons toutes deux commencé la danse avec cette institution) et elle fond : avec distinction, en plus !

Le pub du coin de la rue a
des burgers VG à la carte (oui, au pluriel, il y en a deux, nous commandons les deux)
une table haute pour bébé
une cookie jar remplie de biscuits pour chien
une guirlande de photos de chiens
un serveur adorable
une tablée de femmes qu’on imagine mères de famille ou pas du tout, ça pourrait être une soirée entre copines, Tupperwear ou queer
— une atmosphère familiale qui, pour tout dire, ne correspond pas à l’idée que je me faisais d’un pub.
Comme la pizza de la veille, frites et burgers se digèrent étonnamment bien.

…

Jeudi 15 août

Je petit-déjeune d’un scone au fromage assez gros pour, peut-être pas assommer quelqu’un avec, mais disons briser une vitre. Difficile de ne pas jouer avec telle nourriture : Mum immortalise mon (sur-jeu) de casseur agressif. Nous nous attardons à la table du petit-déjeuner bien après avoir fini de manger ; il est si agréable de discuter sous l’ouverture du toit vitré et les quelques rayons de soleil qui nous tombent dessus.

Lumière matinale sur le mur

Les habitants ont dû emporter leur sèche-cheveux au camping ; j’agite les miens au-dessus du grille-pain (McGyver ne sort pas la tête mouillée quand il fait frais). Comme convenu, ils ont en revanche laissé leur chat : Bobby-the-cat est très câline quand il s’agit d’obtenir sa pâtée.

Boutique violette de Fish & chips au premier plan, puis une maison bleu sombre avec une porte orange vif

Le AirBnB se trouve dans un quartier résidentiel en hauteur. Des rues pleines de petites maisons de couleurs pas toujours assorties : un brouillon de color artist qui ferait des essais pour sa palette perfect. Au niveau individuel, entre murs et porte, ça marche parfois, mais il faudrait un graphiste pour harmoniser les couleurs des rues, en camaïeux ou teintes qui tranchent.

Lampadaire à moitié cassé sur fond de ciel gris tempête

Sur le front de mer, on trouve la fameuse jetée, évidemment, mais on n’imaginait pas le contre-champ comme ça, ni l’une ni l’autre, pas si grande ville, pas avec des bus à deux étages à deux rues de là. Il y a un petit côté destroy aussi, qui peut-être empêche le kitsch ? Authenticité de la peinture corrodée.

Un bout de plage, un gros manège jaune-orange sous un ciel gris tempête et l'enfilade des immeubles dépareillés sans charme qui forment le bord de mer

Sur la plage, les mouettes : they own the place. Quatre jeunes gens en maillot de bain vont dans l’eau, entre les deux drapeaux qui délimitent l’aire de baignade, dans le vent, le froid et les rouleaux. On les regarde sous la capuche de nos hoodies, les mains un peu plus enfoncées dans les poches.

Mouettes et transats rayés sur une page de galet avec au seconde plan "Brighton Palace Pier"

À 15h, nous déjeunons indien au milieu d’une forêt magique de guirlandes lumineuses et de cordes : les lianes ne sont autre que les tenants de balançoires, à l’amplitude restreinte par des chaînes pour qu’on n’aille pas faire du tape-cul aux voisins. Le serveur propose des chaises normales comme alternative, mais évidemment nous préférons the fun ones. Et le cœur et le corps balancent devant la carte. Nous découvrirons plus tard que le restaurant est franchisé : watch out for Mowglie.

Mur et plaque de rue qui disparaissent sous les graffiti

Les peluches Jellycat se multiplient dans les vitrines : des marshmallows chez Waterstone, une aubergine Dracula dans une boutique de jouets, une grosse mouette en peluche sur une maison de souris un peu plus loin. Toujours l’enfance, partout. Et l’inventivité graphique. Dans les papeteries, sur les présentoirs des cartes postales, les devantures des magasins et les murs de la ville, omniprésente. Les o des DoNUTS volent.

Auvent rayé et tableau naïf pour une rue commerçante

Peluches Jellycat

Ni couleurs, ni revêtement, ni métaux : le Royal Brighton Pavilion ne nous emballe guère avec ses formes indianisantes sans aucun atour. Nous le contournons, dubitatives, en cherchant toutes les quotes qui pourraient résumer le lieu :

« Une maquette en attente d’être peinte. »
— la souris

« Comme si on avait mis du fond de teint et oublié de se maquiller. »
— Mum

Le seul véritable attrait de ce bâtiment est de n’avoir rien à faire là. Incongru, je l’aime autant en silhouette sur les poubelles de la ville. Une photo que je n’ai pas prise : le pochoir blanc du Royal Pavillon sur une poubelle vert sombre devant une maison vert clair.

Un bout du Royal Pavilion parmi les toits

Bow window dont la fenêtre est tenue par une bouteille en verre

Le crachin nous fait accélérer le pas — en montée. La soupe réchauffée est tout indiquée. Mum s’endort devant Les Animaux fantastiques, alors que je suis tout heureuse de retrouver le Niffleur et les fossettes d’Eddy Redmayne. J’ai l’impression de l’avoir vu hier. Hier il y a 8 ans.

…

Vendredi 16 août

Au réveil, je repense au SDF croisé sur la promenade près de la plage dans son sac de couchage, la tête relevée par le coude, un Philippe Katherine Poséidon qui regarde passer les touristes. La lumière filtre à travers les rideaux, projette sur le mur des rayures chargées de la couleur des boules en papier qui enguirlandent la fenêtre. Je me rendors. Au réveil, j’ai l’impression que je pourrais dormir toute la journée, enveloppée dans la douceur de l’oreiller et de la couette, pourtant pas si douce. Toutes les sensations me semblent pouvoir être ressenties avec volupté. La fraîcheur du (beau) jour en passant la tête par le vasistas. La proximité de la mer invisible autrement que par le cri des mouettes.

Écureils anglais
Attention, un squirrel peut en cacher un autre.

Cette fois nous descendons jusqu’à la mer par Queen’s Park – l’occasion de croiser des écureuils et des nénuphars en cage (leur nature expansive contenue par des espèces de casiers à homard, des mouettes pour geôliers). La mer en vue n’est pas pour autant directement accessible. Passage souterrain à emprunter, voies à traverser, murets à enjamber : c’est comme en Calabre, la plage se mérite. Et elle a ceci de génial : des toilettes publiques (certes partagées avec les mouettes, dont une perverse qui ne me quitte pas des yeux).

Plage de Brighton

Plage de Brighton avec au premier plan un bout de rambarde turquoise rouillée

Plage de Brighton au second plan, derrière un fronton sombre et une rangée de poubelles

Il fait beau. Presque chaud. Beaucoup plus beau et beaucoup plus chaud qu’on aurait pu l’escompter en partant ce matin — sans maillot de bain. Entre les vagues si grises hier et l’air si frisquet ce matin…  Je regrette. J’envisage me baigner en culotte et serais presque prête à faire fi de la gêne seins nus s’il n’y avait le froid et l’humidité à mettre en balance pour la suite de la journée. C’est trop bête. Cela prend si peu de place, un maillot. Sur un coup de tête, j’abandonne le conditionnel passé (j’aurais du) et décide de faire l’aller et retour, vingt-cinq minutes de marche en dénivelé, pour aller chercher maillot et serviette.  Je laisse Mum dorer somnoler sur la plage et me lance, transpirante, enthousiaste, dans ma virée un peu folle, un peu fofolle.

Séparation colorée gris et rose de deux maisons mitoyennes

Séparation colorée de deux maisons mitoyennes : une bleu avec porte orange et une jaune avec porte gris sombre. Devant la seconde est garée une voiture bleu pastel qui fait écho à l'autre maison

Je marche seule à grande enjambée, prise d’un sentiment de liberté vivifiante, vole quelques photos au passage, suis enfin de retour, puis dans l’eau. Cela aurait été trop dommage de louper ce bain de mer, mon unique occasion du séjour et de l’été. La brasse face au Pier a quelque chose d’improbable. Moins cependant que la discussion que j’engage dans l’eau avec une Allemande de Cologne, qui a laissé son boyfriend sur la plage. On échange des banalités puis des tips, elle me conseille The Little tea room in The Lanes et je tente de lui décrire le cheese scone :
— It’s like Brot und Käse, only…  
— … only better, that’s what you’re trying to say ? elle rigole.
Je cherchais juste : plus chmouch chmouch, plus moelleux. Fluffy? Mon anglais est rouillé.

Silhouette au bord de l'eau qui relève son pantalon

Gros plan sur une rambarde en fer forgé avec la mer floue en arrière-plan

Lunch time : sandwich triangle et pas triangle. 2 x 2£ et nous nous promenons sur le Pier, dénichons deux transats un peu éloignés des attractions bruyantes. Ici, les glaces à rien sont servis avec un bâtonnet de chocolat : whip & flake, je dois goûter. Après quelques stands hors de prix ou en rupture de stock, c’est chose faite : le bâtonnet s’émiette, on dirait une stracciatella en kit, non mélangée. On digère et on somnole sur un banc étoile pas loin de la maison renversée qui marche sur le toit puis on longe la plage longtemps, jusqu’à une langue de pelouse et un Crescent bien peu balnéaire qui s’avèrent appartenir à la commune suivante, Hove.

Barrière en fer forgée blanche et panneau "Risk of death or serious injury Don't jump in the water"
J’adore cette précision anglo-saxonne (s’il y a danger de mort, on se doute qu’il y a a minima danger de graves blessures).

Transats rayés devant les ruines du concert hall sur pilotis

Mum toute floue avec son cornet de glace
L’erreur de réglage me rappelle les photos argentiques de mon enfance.

Après quatorze kilomètres de balade dans les pattes, nous sommes de retour. Ratatouille et œufs cassés dedans façon chakchouka, nous dînons à la maison. Puis regardons la fin de Fantastic Beasts. J’ai décidément grand plaisir à le revoir.

Ruines du concert hall sur pilotis encadré par les décors d'un kiosque

De blanches falaises, un archevêque planté en pleine nuit

Mardi 13 août

Sur le trajet de Roubaix à Calais, je me dis qu’il y aurait matière à une étude graphique sur les clochers du Nord ; je verrais bien un poster d’illustrations vectorielles.

Après un imbroglio de palissades, barbelés et échangeurs, puis des contrôles de passeport et plaques d’immatriculation, nous voilà stockés pour une heure sur un parking. L’embarcation proprement dite est également laborieuse, les automobilistes mal dirigés à l’intérieur du ferry. Un petit stage en Norvège ? propose Mum. Tout était si fluide là-bas — sans frontière il est vrai.

En attendant sur le parking, nous observons ce qui se passe dans le coffre devant nous comme si nous étions dans un cinéma drive-in : le père qui se glisse dans le coffre, son T-shirt avec la vague d’Hokusai plantée comme une feuille de salade dans un bol de ramen ; le gamin qui n’arrête pas, lui donne limite un coup dans les roubignoles (choix lexical de Mum) ; le chien qui suit le trajet du sandwich du fils au père, du père au fils et du fils à la mère, le museau comme un curseur aimanté. Nos commentaires assurent l’audiodescription.

La traversée vaut croisière, sur l’eau, au vent, au soleil. Un passager s’amuse à jeter des morceaux de son sandwich à une mouette qui les attrape au vol — l’expression ne rend pas la prouesse : au vol comme un gardien de but intercepterait le ballon. En dessous du bastingage, les dessins de l’écume font comme une pierre précieuse, un marbre, je repense à Fabienne Verdier, à ses pierres de rêve, aux motifs naturels qui se répètent. Mum, dans un autre registre, y voit de la crépinette, le gras que l’on étire pour enrober les paupiettes de veau — un motif organique encore.

Les falaises blanches vues depuis el bateau

Les falaises à l’approche du ferry me donnent envie de faire des collages de papiers déchirés, unis pour les roches, texte au noir pour la mer qui moutonne. Connaissez-vous les collages montagneux de Cécile Fourcade  ? On y marche ensuite, sur ces White Cliffs of Dover et la marche et le vent font se sentir vivant puis fatigué d’une saine fatigue. On pourrait se croire à Étretat, n’était le phare réaménagé en salon de thé rétro éminemment britannique. Une playlist se fait passer pour une radio des années 1920, peu ou prou l’époque où doit avoir été pris le portrait de la jeune reine Elisabeth qui trône au-dessus d’une théière en forme de phare. Pour compléter le tableau, il faudrait ajouter le papier peint à fleurs, les vieux portraits encadrés des gardiens de phare ou de leur famille, les rideaux en dentelle vieillotte que l’on tire et retire et remet pour la vue embuée, et les chaises en bois dépareillées, aussi bien dans la forme des dossiers que dans les tissus d’ameublement — du latin est brodé sur l’un d’eux. C’est comme la vaisselle, rien ne va avec rien, mais si bien que cela en devient British à souhait. C’est là que nous mangeons nos premiers scones du séjour, plain scone avec de la clotted cream pour Mum, cheese scone pour moi. Dehors, les tasses à thé trônent négligemment sur des plateaux de self emportés sur les tables de pique-nique, fanions au vent. Lequel vent se lève fortement sur le retour.

La drapeau anglais qui flotte, vu à travers la vitre du salon de thé avec son rideau mémère

Dénivelé de la falaise et minuscules silhouettes humaines en haut, face à la mer

La lumière à travers les rideaux du salon de thé

Un arbre ébouriffé au bord de la falaise

Et c’est le début de la conduite à gauche.

À Canterbury, le AirBnB est AirBnBesque. Je voudrais sur le canapé bleu nuit prendre le temps de compulser tous les livres de cuisine, au-delà de leur couverture sweet tooth. La tête inclinée dans l’autre sens (il n’y a pas que la conduite qui soit inversée chez les Anglais), je parcours le rayon de fiction, aux noms familiers : Bill Bryson, Murdoch, Murakami, Zadie Smith, Roam Dahl, Pratchett, Margaret Atwood, Ian McEwan. Dans la salle de bain, dans l’entrée, dans la chambre, je guette, encadrés ou au fond d’une étagère vide, encore sous plastique, des dessins aux traits fins, interrompus parfois. La série conserve quelque chose d’intime. Dans le salon, ce sont d’autres dessins aux traits grossiers, aux yeux vus et revus qui ne voient rien. Dans l’entrée, une boîte de thé miniature singe Big Ben sur une étagère que je fais tomber en me relevant (pourquoi m’étais-je baissée, je l’ai déjà oublié), les chevilles arrachées du mur. On ramasse les gravillons éparpillés depuis le bocal ornemental où ils étaient, Bébé Big Ben et les animaux sculptés, on remet tout en place, bien disposé, sur l’étagère effondrée à même la moquette. La moquette : épaisse et pas très propre, j’avais oublié le plaisir de s’enfoncer en marchant.

Challenge : visiter Canterbury sans chanter la chanson de Delerm. On a planté, en pleine nuit / l’archevêque de Can-ter-bu-ry… Les alentours de la cathédrale sont presque déserts en cette fin de journée. Nous partageons la quiétude du cloître et du jardin avec quelques rares touristes. Le jardin, très anglais avec ses rosiers. Et le cloître… comme tous les espaces de perméabilité entre l’extérieur et l’intérieur (les bow windows, les chiens assis…), j’aime les cloîtres, leurs promenades abritées, comme un secret, et néanmoins à l’air libre… Nous y sommes seules un instant, à la fois dehors et dedans. Les vitraux sont fiévreux, les herbe hautes, silencieuses dans leur frisson, et le gardien ferme devant puis derrière nous. Ces couloirs, ces carrefours de pas m’appellent davantage que la cathédrale en elle-même. D’un commun accord, nous esquivons la visite payante (une cathédrale ou une autre…) et flânons autour des ruines de l’abbaye. Comme à Rome, les strates temporelles m’émeuvent davantage que les édifices en eux-mêmes ; le résultat fini, par sa permanence, efface le vertige de l’éloignement temporel. Il se fait faim et nous remettons au lendemain la promenade dans le jardin du souvenir, sans savoir que, le lendemain, nous trouverons l’entrée du parvis non seulement grouillante de monde, mais barrée, rendue payante : nous étions la veille sans le savoir arrivées aux heures de culte. Préférant rester fidèles à nos instants privilégiés de la veille, nous avons abandonné le site aux touristes moins chanceux.

Découpes du cloître

Au détour d’une rue, à la recherche d’un endroit où dîner, Mum retrouve la porte de guingois qu’elle avait photographiée adolescente, qui lui confirme être venue ici, à l’époque où elle était en séjour linguistique avec mon père. Elle n’était plus bien sûre. L’émotion de trouver, non ce qu’on était venu chercher, mais ce dont on se souvenait à peine, dont on n’était pas sûr de se souvenir. De retour en France, Mum retrouvera la photo de son adolescence… prise à Rye.

Porte inclinée d'une librairie à Canterbury

Photo de Mum d'une autre porte inclinée prise à Rye

Dans un restaurant dont on ne sait pas encore qu’on le retrouvera dans d’autres villes, nous mangeons une délicieuse pizza au halloumi et oignons caramélisés. La pâte au sourdough est étonnement digeste ; on s’en étonnera à plusieurs reprise le soir et le lendemain, sans pépie ni sommeil lourd. À la table d’à côté, une autre mère et une autre fille se racontent d’autres choses avec la même connivence tandis que nous discutons à distance des derniers mois de travail de Mum et nous remémorons d’autres voyages mère-fille, évoquant des souvenirs saillants dans une géographie et une temporalité très incertaines : était-ce le premier ou le deuxième voyage en Norvège ? ils se sont fondus ensemble ; l’Italie ou la Calabre ? En filigrane, à travers ce qu’on en oublie, se pose la question de ce qu’on vient chercher en voyage — de ce qu’on vient oublier en voyage ? et de ce qu’on trouve : l’envie ? Avec le temps, les souvenirs se superposent, se confondent, au point que si l’on faisait un tour complet du monde, on aurait probablement oublié le début à la fin. Pour quoi voyage-t-on, visite-t-on avec autant d’assiduité, si l’on oublie ce que l’on a vu, visité ? Peut-être les souvenirs n’ont-ils pas disparus ; ils se seraient raréfiés, devenus vifs et rares. Peut-être aussi les voyages n’ont-ils pas vocation à demeurer, seulement à permettre ce genre de moment, de discussion. Alors que Mum aborde la retraite avec une sorte d’incrédulité teintée de défiance ou de désillusion, quelque chose en dé-, détricotage, nous remontons aux clubs de vacances d’enfance, la sienne et la mienne. Fut une époque où l’on partait à chaque vacances ; aujourd’hui, on peine davantage à se projeter, à réserver. À chaque fois que l’on part, on se dit qu’on devrait partir plus souvent. C’est ce que l’on s’est dit pendant toute la promenade sur les falaises, le premier jour, à quel point ça fait du bien.

Les souvenirs défilent à table et le soir, coincée aux toilettes par mes TOC comme tous les soirs, ce sont les années que je fais défiler sur l’écran de contrôle de mon appareil photo : la Norvège, l’Italie, les Noëls avec des coupes de cheveux qui faisaient paraître Mum plus vieille qu’elle ne l’est aujourdhui et papi vivant (cela fait 5 ans qu’il est mort tu te rends compte, elle me dit ; on ne se rend pas compte, on se redit), Palpatine en vacances à Noël, au mariage de P. puis plus de Palpatine, le confinement, la suite, le vertige de la mosaïque immense et des photos minuscules dans la pellicule du téléphone dézoomée.

On rit encore dans le canapé bleu moelleux du AirBnB. Ce soir, dans le one woman show de Mum : le récit du prélèvement du caca pour échapper à la coloscopie (si). À un moment, il faut bien aller dormir quand même. Il est minuit ici, 1h en France.

…

Mercredi 14 août

Je me réveille d’un rêve où j’écrivais une lettre à mon cousin-qui-a-coupé-les-ponts ; son prénom ne me revient pas immédiatement, à mesure de l’oubli oublié. Sur le canapé bleu nuit mou, je consigne ça et prends des notes sur la première journée du voyage dans l’application Journal de mon nouveau téléphone. Je pourrais le faire directement sur WordPress, en brouillon, mais ainsi les notes restent plus modestes, classées par jour, et j’ai l’illusion d’écrire pour moi rien que pour moi — peut-être le devrais-je ?  Je note en mots-clés, lieux, souvenirs déclencheurs, sans points ni majuscules souvent ; je conjugue à peine, mais parfois l’infinitif marque davantage que l’action : le départ de l’écriture. Parmi les white cliffs, la pizza, Delerm, se trouvent les quasi poèmes de la traversée : tout est dans tout / alors ne pas être dans l’eau sombre et dure quand on est sur le pont du ferry  / au loin à l’horizon flou où la mer et le ciel débordent l’un dans l’autre / un probable porte-conteneur ouvre une porte de sortie.

On a planté en pleine nuit, l’archevêque… De Canterbury, nous visitons ce qui n’est pas la cathédrale et déjeunons d’un sandwich triangle au bord de l’eau, avec d’autres touristes, espacés et alignés comme les pieds de pommier qui grimpent à intervalles réguliers le muret du jardin très propret qui nous fait face. Sous nos pieds pendants, des algues agitent la chevelure d’Ophélia. On est parti avant la fin / du monologue shakespearien…  On passe du temps à observer les mouettes se prendre le bec sur le toit d’en face et les canards dériver comme leurs homologues en plastique — quelque soit la langue que l’on parle, on fait les mêmes bruits à les mimer. Mum suit avec attention les manœuvres des gondoles et plus particulièrement d’un gondolier : on jurerait que le Dr House s’est reconverti. Partis avant d’savoir / l’fin mot de l’histoire…

Nous faisons le tour d’un platane oriental disgracieux mais imposant, obèse probablement d’avoir mangé trop de pâtisseries. Les Anglais savent y faire : sont beaux et les jardins et leur fondu-enchaîné à la verdure moins dirigée. Les saules pleureurs répondent aux algues, ça foisonne vert dans la ville. On pourrait se promener longtemps, mais nous rebroussons chemin pour poursuivre le nôtre. Non sans avoir acheté d’énormes scones, des rochers vraiment. On s’apercevra ensuite qu’il s’agissait du salon de thé recommandé dans le guide.

Pour nous punir d’avoir délaissé l’autoroute au profit de routes secondaires,  le GPS nous embringue sur tout un tas de routes impossibles criblées d’ornières, où souvent l’on ne passe pas à deux de face — à gauche pour céder le passage, à gauche ! Par la suite, on tentera de deviner la taille des routes à leur tracé plus ou moins sinueux ou rectiligne, mais pour l’heure, il faut poursuivre et persévérer dans un périple un brin éprouvant. À Tenterden, où nous faisons halte pour nous dégourdir les pattes, une dame sortie du salon de coiffure avec le plastron et les cheveux mouillés promène son petit chien dans le jardin de l’église pendant que sa couleur pose, parapluie à la main. La scène vaut presque à elle seule la fatigue de la route qui suit. Nous faisons un dernier break-détour à Hastings : ça disait quelque chose à Mum et ne nous dit rien quand on arrive. C’est un peu le Toulon local, tristoune. On prend le vent cinq minutes et les portières claquent pour Brighton.

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