Bulles de BD 03.2022

La Carte du ciel, d’Arnaud Le Gouéfflec et Laurent Richard (2017)

Je craignais l’histoire d’extraterrestres, mais elle est rapidement escamotée par une constellation de trois adolescents qu’on apprend peu à peu à placer  sur la carte d’un âge pas tendre.
Et l’incipit est merveilleux :

Cela me fait penser que je laisse bien trop filer les souvenirs de cette année… Me souvenir de tout dans l’ordre et le consigner avant de perdre l’accès à ce que j’ai pu penser ou éprouver pour en appréhender la métamorphose, oui, j’aimerais en retrouver le chemin.

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La Rousseur… pointée du doigt, de Charlotte Mevel (2021)

Depuis ma lecture enfantine d’Anne et la maison aux pignons verts, la rousseur me semble une prédisposition à devenir héroïne. C’est oublier qu’en dehors de la fiction, tout signe de distinction a tôt fait de se retourner en discrimination. Cet essai semi-autobiographique sur la perception des cheveux roux est l’occasion de me rappeler que :
1. Il ne faut vraiment pas grand-chose aux humains pour se défier les uns des autres et discriminer quiconque manifestera le moindre écart d’avec la moyenne.
2. ORANGE POWER !

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La fenêtre et le bois semblent repris d’une photo mi-pixelisée mi-floutée, la toile d’araignée gribouillée sur un calque d’opacité et la lumière, magnifique, fantomatique, être grattée à la plume.

Ada, de Barbara Baldi (2018)

En détaillant les dessins, j’ai entendu résonner dans ma tête le « C’est dégueulasse » que le boyfriend réserve aux effets de flou un peu forts dans les dessins. Cela m’a fait sourire, d’avoir atteint le stade de la relation où je commence à transporter son regard avec moi, et je me suis demandée ce que j’en pensais moi, de ce drôle de mélange de brosses, des paysages épurés splendidement aquarellés,

d’autres chargés comme si l’on avait dessiné par-dessus une photo floutée avec une brosse crantée d’aspect métallique,

et ces visages étranges, rudoyés-révélés comme griffés sur une carte à gratter…

Il y a là quelque chose qui me gêne, mais qui m’attire, aussi. Une manière de ne pas choisir, de juxtaposer tout, et de laisser les visages changer davantage encore que leurs expressions.

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Saudade, de Fortu (2016)

À la médiathèque de Roubaix, il y a un coin de livres qui devraient être rangés aux quatre coins de la bibliothèque, mais qui sont rassemblés là parce que « faciles à lire », pour les gens qui ne sont pas à l’aise avec la langue, ont perdu l’habitude de la lecture ou veulent juste une pause à boire des mots plutôt qu’un café. Depuis que j’ai été attirée par un livre d’images assez incroyable, que j’ai picoré à toute vitesse debout, puis relu page à page assise sans même enlever mon manteau, je crois, je trouve l’idée assez merveilleuse. La dernière fois que je suis allée rendre des romans, je me suis trouvée prise de court par une averse de grêle et je me suis installée dans ce coin, en piochant Saudade. Le titre me plaisait davantage que le trait, du coup je l’ai lu comme on lit un roman, en courant d’une ligne à l’autre, sans accorder plus d’attention aux dessins que je n’en aurais eu pour des vignettes anecdotiques en début de chapitre. Peut-être que cette lecture tronquée, irrespectueuse pour l’auteur mais vivante, plaisante pour moi, pourrait en elle-même constituer l’une des ses scènes douces-amères.

Bulles de BD 02.2022

L’enfant, la taupe, le renard et le cheval, de Charlie Mackesy (2019)

Il est rare de voir un livre en 4 par 4 dans le métro, et celui-ci est pour moi une énigme éditoriale. Peut-être son succès tient-il en partie à la suspension de l’étiquetage : on ne dit pas qu’il s’agit d’un livre jeunesse, d’un livre jeunesse pour adulte ou d’un conte illustré ; on dit tout à la fois ou on ne dit rien, pour qu’il convienne à tout le monde quand je ne suis pas certaine qu’il soit pensé pour personne – à moins que sa cible secrète ne soit l’amateur sous cape de quotes Instagram ?

Le texte est déconcertant de simplicité : nul doute qu’il faille se réclamer du conte pour échapper à la platitude de tant de simplicité. Est-ce niais ? Est-ce profond ? Est-ce ma lecture qui le fait tel, par un ton inutilement grandiloquent, contrecarré ça et là par un autre bêtifiant ? Ce livre m’a laissée si perplexe que j’ai résolu de ne pas trancher, et de garder seulement en tête les mignonneries de la taupe (encore une taupe !) : à la philosophie de comptoir, je préfère celle des salons de thé.

"J'ai appris à vivre le moment présent." / "Comment tu fais ?" demanda l'enfant. "Je trouve un endroit calme, je ferme les yeux, je respire..." / "Et après ?" / "Après je me concentre." / "Sur quoi ?" / "Sur un gâteau", dit la taupe.

"J'ai trouvé mieux que les gâteaux." / "Impossible", dit l'enfant. / "Si", répondit la taupe. / "C'est quoi ?" / "Les câlins. Ça dure plus longtemps."

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Touchées, de Quentin Zuttion (2019)

Quentin Zuttion ! Je me suis emparée de la bande-dessinée sitôt repérée, car je le suis depuis un moment sur Instagram, mais n’avais encore jamais croisé ses ouvrages en bibliothèque (pour des raisons de place et de finances, j’achète très peu de bande-dessinées ; quand je le fais, c’est plutôt a posteriori de la lecture, pour retrouver un ouvrage que j’ai particulièrement aimé et que je pourrais ainsi faire découvrir). Son trait me touche plutôt, et j’ai trouvé belle la manière dont des histoires personnelles s’articulent et se déploient d’un cours d’escrime thérapeutique commun, au cours duquel des femmes tentent de traverser leurs traumas – un trait doux pour évoquer des choses très dures. C’est étonnamment mature, dans le fond comme dans la forme, pour un si jeune auteur.

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L’Année de la chèvre, de Vanyda et François Duprat (2020)

Vanyda excelle à couler en cases des pans de vie et L’Année de la chèvre n’y fait pas exception. On y voit le désir clignoter en dehors du couple, les frustrations recevoir des coups de pied au cul, les tensions familiales se ramifier et s’équilibrer autour des uns et des autres, gravitant autour d’un secret qu’on ne mettra pas à jour – la vie en attente d’être réorganisée pour ne plus être subie.

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Corps collectif, de Baudoin (2019)

Le dessin ne m’attire pas du tout, mais comment résister à de la danse (contemporaine) dessinée ? Il n’est pourtant pas tellement question de danse dans ces pages et ces pages de corps dansant. Ou alors, il est question de tout ce qui la traverse et qu’elle fait vivre. De comment s’é-mouvoir les uns les autres. De comment fixer le mouvement sans le figer. Vivre par et dans l’art. C’est vague, parfois opaque, brouillon et épais comme le trait. On n’est pas dans l’esquisse ; on est dans l’accumulation, dans l’après, quand il y a déjà tant eu et qu’on continue de recommencer. Je tourne les pages assez vite : je fuis les dessins et je reste en alerte textuelle, plus intéressée par la philosophie de vie du dessinateur que par ses dessins. C’est sombre, je n’ai aucune envie de m’attarder, et pourtant je trouve là de quoi m’apaiser un peu et me relancer. Continuer, sans chercher pourquoi, juste parce qu’on le peut encore.

« Je suis né en 1942. J’avais 4-5 ans quand, chaque jour, dans le journal qu’achetaient mes parents, je découvrais des photos en noir et blanc qui montraient des corps nus mêlés à la boue. Le découverte des charniers dus au nazisme. J’étais fasciné par ces photos, je les recopiais, j’ai appris à dessiner en partie avec elles. / […] Ce n’étaient pas des cadavres, c’étaient des racines. Un enfant ne se complait pas dans la mort. La vie toujours. »  — Là, j’ai compris pourquoi je rejetais instinctivement les dessins.
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Cet été-là, de Jillian Tamaki et Mariko Tamaki (2014) 💜💜

Cet été-là capte tout de l’éternité des étés d’enfance, les instants répétés, additionnés chaque année jusqu’à former l’enfance, justement, ce bloc mémoriel que l’héroïne n’est pas encore tout à fait prête à quitter, malgré ou à cause de ce qui, du monde des adultes, se fraye un passage jusqu’à elle, les non-dits, les on-dit, la dépression et les trahisons.

C’est ce que je dis aussi, on m’a piqué ma réplique-euh.

(J’ai trouvé juste aussi les pointes de misogynie intériorisée, quand les premières expériences du sexisme invitent à rejeter sur certaines femmes le cliché qu’on ne voudrait pas se voir accolé ; tant qu’on n’a pas développé une conscience féministe, les salopes et les filles qui… ce sont toujours les autres.)

Et puis, une belle amitié, avec une camarade que l’héroïne retrouve chaque année, entre rigolades et moments plus difficiles :

J’ai adoré cette planche de danse. Je ne sais pas pourquoi, le personnage m’a fait penser à la soeur de Melendili lorsqu’elle était plus jeune.

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Les gens de rien. Jusqu’au printemps, de Charles Masson (2021)

C’est une histoire qui a manifestement touché l’auteur, car il a rencontré le personnage au moment où la maladie était sur le point de transformer sa vie en destin… mais j’ai peiné à partager son émotion. Peut-être aurait-il fallu davantage axer le récit sur sa perception à lui que sur sa vie à elle – entrelacer davantage les deux. En l’état, le récit sitôt fini retourne au statut d’anecdote ; on ne sait bientôt plus pourquoi on nous l’a raconté.

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La Tournée, d’Andin Watson (2019) 💙💙💙

Imaginez Kafka britannique, et vous obtenez La Tournée d’Andin Watson : l’histoire d’un personnage joué jusqu’à l’absurde par des forces qui le dépassent et dont on ne saura rien, mais drôle enfin. L’humour tant vanté du Procès, voici que je le goûte enfin dans cette version british où la tournée en librairie d’un auteur, de fiasco, va tourner au quiproquo judiciaire. C’est croquignolet, vraiment, le trait tremblant et la narration maîtrisée. À savourer avec ou sans tasse de thé.

Ce que cette planche ne dit pas, c’est que son roman s’appelle « Sans K ».
Dessin minimal, expression maximale : deux millimètres de moins à la bouche de notre bonhomme et c’est la déconfiture (même si c’est plus évident dans le flux de la narration).
J’adore comment la course referme la rue derrière lui, avec l’immeuble qui se met à pencher sur son passage.

Bulles de BD 01.2022

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

J’étais curieuse d’une bande-dessinée sur l’autrice d’Ainsi soit-elle (essai que je n’ai pas lu, contrairement aux Vaisseaux du cœur, qui m’ont laissée fascinée par cette capacité à vivre ses amours en dehors du cadre même d’une relation). Je doute cependant que l’écriture au fil de l’eau et des rencontres avec la romancière puisse se substituer avec avantage à un scénario : il y a à boire et à manger dans ce biopic, où se dessine l’image d’une femme féministe, mais aussi un brin réac (cela prête à sourire quand Benoîte Groult dénigre la bande-dessinée sans en connaître autre chose que Bécassine, mais le malaise affleure quand il est question de l’affaire DSK).

Des extraits du carnet de croquis de la dessinatrice s’intercalent avec la bande-dessinée proprement dite, et je regrette que celle-ci ne soit pas entièrement dessinée dans ce style de croquis bien plus vivant et délicat que le trait dont la grossièreté est apparemment censée « faire BD ».

Pour finir sur une note plus stimulante, je vous propose cette réflexion en quatre cases, qui m’a frappée :

Je me suis rappelée les plans de vie quinquennaux de mon ex et la manière dont j’essayais, au moins en pensée, de m’y intégrer.

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Un thé pour Yumiko, de Fumio Obata

Une très belle histoire où un deuil vient remuer la question des origines, familiales et géographiques, en regard avec les directions que la vie prend par succession de choix et de hasards.

« Depuis combien de temps je vis ici ? Au milieu de ce bruit, de ce chaos, de cette agitation, de cette énergie… De toutes ces possibilités. Je me souviens encore de la première fois que je suis arrivée en ville. Mon excitation d’être entourée par ces vies multiples, des vies aux racines et aux cultures différentes des miennes. J’ai fini par m’y créer un petit espace à moi. Ça n’a pas été facile. Ça m’a demandé beaucoup de travail, de détermination et de chance… Et ça m’en demande encore. »

Dès les premières pages, je me suis trouvée nostalgique de Londres :

Il y a quelque chose de particulier à reconnaître dessiné un lieu que l’on aime. Quelque chose d’autre encore à reconnaître à un détail un lieu lointain que l’on a visité. L’héroïne et sa mère étaient dans un restaurant de poisson à Kyoto, et…

… ce noir, je savais d’emblée (d’instinct et de souvenir) où c’était, avant même le plan plus large qui a confirmé la ruelle de restaurants derrière la rivière. Curieux, cette familiarité sans affect avec un lieu traversé à l’autre bout du monde.

J’ai aimé la manière dont l’intensité de lumière est rendue par le blanc, qu’il s’agisse d’un reflet sur la rivière, de la puissance d’un réverbère ou de l’éclat d’une fusée de feu d’artifice.

L’aquarelle rend visible la sensibilité et  la justesse qui infusent ce récit, jusque dans la structure de sa narration. Regardez plutôt cette transition, lors de laquelle l’héroïne est ramenée de ses pensées flash-back :

Ou encore la manière dont un gros plan sur les mouvements du drapés rendent mieux encore la confusion d’une chute onirique :

Plus ça va, moins j’ai envie de critiques rédigées, structurées, argumentées. Je voudrais juste re-regarder l’album avec vous et vous montrer ce que j’ai vu, à ras de grain, de couleur et d’eau. Regardez, là. Et là. Et ça. Partager une collection d’images et d’émotions.

"Cet endroit... L'air, la terre... J'ai beau retourner ça dans tous les sens, mes racines sont ici, c'est certain. Je crois que je l'ai nié trop longtemps."

Ses racines sont ici, au Japon, mais sa vie est désormais là-bas, à Londres, et j’ai trouvé beau que cet écart puisse exister et perdurer sans déracinement. Cela a apaisé le paradoxe d’avoir quitté Paris pour aller plus au Nord encore, alors que je me sens mes racines bien plus au Sud – où je n’ai pourtant jamais vécu que quelques semaines par an, et où je n’irai probablement pas m’installer à la fin de ma formation, doublement retenue par la vue apaisante de mon appartement actuel et un horizon flou de vie commune, sait-on jamais. On ne sait, mais j’imagine désormais un peu plus précisément qu’on peut avoir un chez-soi quotidien et un chez-soi plus viscéral, et ne pas habiter celui-ci quand on se sent si bien dans celui-là.

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Alicia, prima ballerine assoluta, d’Eileen Hofer et Maiale Goust

Rien que ce trait de lumière sur ce visage, sur la page de garde…

Et juste après, les couleurs qui réchauffent :

J’ai montré cette bande-dessinée au boyfriend en visio sur WhatsApp, et même avec ma caméra mal nettoyée, il a mis direct dans le mille en soulignant que même les couleurs froides étaient travaillées comme des couleurs chaudes. C’est exactement ça, le bleu qui tire sur le rose dans une acmé de violet qui ne dit pas sa couleur.

La rose devient la couleur de la chaleur cubaine, dans laquelle les corps tentent de travailler sans s’évanouir…

… et la couleur de la lumière scénique, qui réchauffe et donne à sentir le noir fœtal de la salle :

Les photos ne rendent pas justice à la beauté chromatique de l’ouvrage…

Une fois n’est pas coutume, on sent que la dessinatrice connaît la danse. Mêmes quand les positions sont anatomiquement impossibles, on sent les lignes idéales du ballet. Elles sont exagérées, déformées, jusqu’à faire lever les épaules en grand jeté, mais le mouvement est là, il est juste.

La bande-dessinée ne parle pas que de danse, pourtant. Au lieu d’un biopic mal fagoté, la dessinatrice se sert de la figure d’Alicia Alonso pour dresser un portrait de Cuba sur plusieurs dizaines d’années, naviguant entre l’hier de la danseuse révolutionnaire et l’aujourd’hui des jeunes filles à la barre dans l’école de la prima donna aveugle. La danse n’est pas un prétexte non plus : on sent, en s’en éloignant par moments, comment l’histoire du ballet de Cuba est indissociable de son île, entre accès de privations et accès à la culture. La madone du ballet y est vue de loin, comme l’icône qu’elle est, mais aussi dans la mise en perspective d’une sensibilité moderne, qui ne pourrait pas passer sous silence la question du racisme et le fait qu’Alicia Alonso était probablement un peu trop de son temps là-dessus…

(Vous ne trouvez pas qu’elle a un petit côté Cruella / Disney dans cette dernière planche ?)

Bulles de BD, fin 2020

Fille avec un sac de randonnée qui s'incline devant un panneau Interdit de stationner et pense "Merci de me rappeler qu'il ne faut jamais stationner dans la vie"
J’ai trouvé ça trop appuyé à la lecture, mais finalement, ça pourrait être le mantra de mon année 2020.

Le jour où elle n’a pas fait Compostelle, de Beka, Marko et Cosson

Cet ouvrage fait probablement partie de ces bande-dessinées didactiques où le dessin aère davantage le texte qu’il ne fait corps avec lui ; on pourrait presque s’en passer. On ne s’en passera pas, pourtant, parce qu’il supporte le texte de la même manière que la marche supporte la réflexion, la met en branle et l’entretient – tant pis si, par moment, on oublie le paysage qu’on traverse ; il s’imprime en nous autrement, tissé dans les pensées auxquelles il a permis de s’épancher. (Spéciale cacedédi à Klari)

Le jour où elle n’a pas fait Compostelle est la suite de Le jour où le bus est reparti sans elle. Il y est cette fois questions d’influences, que l’auteur se garde de cataloguer comme bonnes ou mauvaises en leur substituant un nouveau terme, les aimants. Au gré d’une randonnée, la vie est passée au crible de ce champ magnétique métaphorique : il y a ce qui nous aimante et nous aide à ne pas perdre le nord, ce qui nous aimante jusqu’à nous faire perdre toute capacité d’action, et ceux qui s’aimantent avec nous, augmentant à la fois l’attraction (d’une idée, d’un produit ou d’une voie) et notre sensation d’appartenance, mais rendant aussi le grégarisme plus difficile à éviter. Bref, trouver sa voie ne se résume plus tant à trouver un chemin qu’à s’y tenir, à juste distance d’aimants contradictoires.

Sauf imprévu, de Lorem Canottière

Les paysages intérieurs m’ont perdue en chemin (je n’ai rien compris, je crois ?), mais j’ai admiré la couleur vibrante des paysages extérieurs.

C’est aujourd’hui dimanche, de Mary Aulne et Clémentine Pochon

C’est l’histoire troublante d’un camp à l’époque de l’Occupation, mais… en zone libre. Il a hébergé des étrangères qui n’avaient aucune raison d’être mises en prison, mais que les autorités ont voulu maintenir à l’écart de la population -jusqu’à ce que ça dégénère et que le camp d’internement (soi-disant de réfugiées) devienne une étape vers les camps de concentration.

Tout est narré d’après les souvenirs de la petite Hélène, point de couleur vibrant dans un univers gris, protégée autant que faire se peut par sa mère. Ce point de vue permet de tout évoquer sans rien appuyer : on voit d’autant plus intensément ce qu’elle ne fait qu’intuitionner.

"Dans la famille chassés-croisés du 15 août, je voudrais le père décédé…" "-Tiens." "- la mère décédée…" "-Pff, tiens." " - le fils décédé""-rhaaa…" "Yes, famille !"

Formica, une tragédie en trois actes, de Fabcaro

A ce niveau, ce n’est plus du second degré, mais de l’alcool à brûler – qui décape un banal déjeuner de famille jusqu’au nonsense le plus loufoque qui soit. Spot-on, cruel et réjouissant.

Alt Life, de Falzon et Cadène

Vous voyez les capsules et l’univers de synthèse dans Matrix ? C’est un peu le point de départ de cette BD, à la différence près qu’il ne s’agit pas d’en sortir mais d’y rentrer : l’environnement s’est tellement dégradé que la population place ses espoirs de vie meilleure dans cet univers mental parallèle. On suit les deux pionniers qui expérimentent cette nouvelle manière de vivre et, passée la phase euphorique à incarner leurs fantasmes les plus fous, tentent d’apprivoiser l’insoutenable légèreté d’une vie sans contraintes. Jusqu’au retour nécessaire du hasard et du lien.

(Aucune affinité avec le trait, mais sacrée construction.)

Les Croqueuses, de Karine Bernadou

Le trait croqué m’attirait, mais les saynètes ne m’ont pas fait rire comme elles l’auraient probablement fait il y a encore quelques années. Cela m’a semblé au mieux vaguement drôle, au pire navrant.

Le Jardin de Rose, d’Hervé Duphot

Il faut cultiver son jardin… quitte à ce que cela soit d’abord celui d’un autre : pour rendre service à Rose, qui a des soucis de santé, Françoise investit la parcelle qui a été octroyée à son amie après des années d’attente. Suite à un quiproquo qu’elle ne rectifie pas, Françoise se fait passer pour Rose auprès des membres du jardin partagé et, sous cette identité d’emprunt, va découvrir que la sienne ne lui correspondait plus. Sans connaissance ni main verte, elle se lance dans un domaine nouveau pour elle et, de bâchage en plantation, d’erreur en rencontres, se met à cultiver un autre jardin qu’elle ne savait pas avoir abandonné.

Olympia, nue, discute au self avec les danseuses de Degas

Moderne Olympia, de Catherine Meurisse

On se fait une toile ? Catherine Meurisse fait son cinéma dans le musée d’Orsay, devenu studio de tournage où les peintres sont des réalisateurs et les figurantes se promènent nues, accompagnées de leurs chérubins. Le délire reste cohérent de bout en bout, d’une inventivité folle. Comme sur les tableaux, il y a des seins et du cul partout, décomplexé, cash même, mais les situations sont beaucoup trop drôles, beaucoup trop bien trouvées et croquées pour qu’il y ait le moindre soupçon de vulgarité. J’ai essayé de faire durer le plaisir en détaillant le trait, en suivant les contours de l’allégresse, les expressions impayables, mais c’est juste jouissif : le plaisir est trop grand, on se laisse entraîner jusqu’à la fin.

Si Orsay est aussi votre musée préféré, foncez.

Bouche d’ombre : Lou 1985 (tome 1) et Louise, 1516 (tome 4)
de Maud Begon et Carole Martinez

J’ai lu les tomes dans le désordre (un bon prétexte pour tout relire), mais quel plaisir de se perdre dans cette série où le fantastique se mêle à l’histoire (histoire littéraire, de l’art, des sciences…) et de psychologie. J’adore le trait, les attitudes et postures de Lou. Ce n’est pas encore cette fois-ci que je résisterai à une héroïne rousse.

Et la bulle suivante : « Plus long était le support, plus petit était l’outil, et plus longtemps je pouvais rester là-bas. » En somme, tout le contraire de la pratique artistique réalisée pour produire une oeuvre ; l’oeuvre est ici un à-côté résultant de l’activité.

 

Enferme-moi si tu peux, d’Anne-Caroline Pandolfo (scénario) et Terkel Risbjerg (dessin)

En voyant qu’il était question d’art brut, j’ai immédiatement pensé au récit d’Eli sur sa visite au musée de Lausanne – puis souri en voyant que l’ouvrage était effectivement préfacé par le conservateur dudit musée. Je crois n’être pas allée jusqu’au bout de cette introduction théorique. Bien plus intéressantes sont les vies dessinées d’Augustin Lesage (ouvrier à la mine, qui se met à dessiner sous influence surnaturelle), de Madge Gill (idem, dessin sous influence), du Facteur Cheval (un original qui a passé son existence à construire un improbable palais avec des pierres ramassées lors de ses tournées), d’Aloïse (enfermée pour schizophrénie, dessinatrice), Marjan Gruzewski (trahi par sa main qui ne lui obéit plus, il dessine dans des états de transe) et Judith Scott (plasticienne trisomique qui tisse des cocons autour d’objets qu’elle fait ainsi disparaître).

Leurs parcours et la qualité artistique intrinsèque de leur production sont variables, mais tous ont en commun une certaine « folie » (avec mille guillemets, assimilée ou non à une pathologie) qu’Anne-Caroline Pandolfo prend soin de replacer dans un contexte familial, historique ou sociétal : à mesure que se juxtaposent les portraits, on prend conscience que ces histoires qui semblent éminemment individuelles, exceptionnelles, fonctionnent comme des révélateurs en creux d’une normalité difficilement soutenable. La folie, décrétée ou simulée, devient une soupape de sécurité, à la fois pour les artistes, qui y trouvent une échappatoire à leur condition, et pour les autres, qui n’admettent les créations de ceux qu’ils ont marginalisés qu’à la condition de les penser comme indépendantes de leur volonté (ils dessinent en transe, sous la dictée de, sont traversés par, des médiums : la maladie redouble la figure de l’artiste inspiré).

Bulles de BD, 2020 #1

Il n’est pas impossible que les deux premiers aient été lus en décembre, mais, hop, lot groupé.

Une case de moins : la dépression, Michel-Ange + moi, d’Ellen Forney

Ellen Forney raconte son parcours d’artiste bipolaire, entre quête du bon dosage médicamenteux et crainte de voir sa créativité se tarir avec le traitement. Selon l’humeur du lecteur et la phase traversée par l’héroïne, le récit paraîtra foisonnant ou désordonné…

Il fallait que je vous dise, d’Aude Mermilliod

Dans cette bande-dessinée sur l’avortement, Aude Mermilliod met en regard son expérience personnelle avec le parcours de Martin Winckler. Le décalage de vision, intime/professionnelle, féminine/masculine (et le léger décalage temporel dû à l’âge de chacun d’eux) rend la rencontre plus féconde que la stricte partition du récit le laissait présager.

Un détail que j’aime : la manière dont la bouche est colorée sans être dessinée.

Nous allons toutes bien, d’Ana Penyas

J’aimais l’idée de raconter l’histoire présente et passée de ses deux grands-mères, et le travail graphique sur les motifs, mais n’ai finalement pas accroché : non seulement le dessin des visages me met mal à l’aise, mais surtout les évocations du passé ne coagulent jamais vraiment en récit… et ne m’évoquent rien en tant que telles (à part les churros, peut-être, pas de tropisme pour l’Espagne – et encore moins pour l’Espagne sous Franco).

Les Grands Espaces, de Catherine Meurisse

Gros coup de cœur pour cette bande-dessinée pleine de sensibilité, de drôlerie et d’intelligence – un parfait mélange inscrit dans le dessin, avant même toute narration : les décors sont riches, vibrants et détaillés, tandis que les personnages y sont projetés en quelques traits bien sentis, qui ne s’encombrent de rien qui ne soit expressivité – à la limite d’un style de caricature que, seul, je trouverais presque vulgaire, mais qui, ainsi contrebalancé par la richesse environnante, fait merveille.

Et de quoi ça cause ? Les Grands Espace est un récit d’apprentissage et d’enfance au milieu des plantes, des livres, des rêves, de parents qui font des boutures à tout bout de champ, râlent contre le remembrement et reprennent les grands auteurs lorsque leur lyrisme contredit la botanique – une ode à la culture dans toutes ses acceptions, une éducation campagnarde comme on parlerait d’éducation sentimentale.

Une sœur, de Bastien Vivès

Bastien Vivès a parfois le fantasme un peu envahissant. Il passe pourtant plutôt bien dans cette bande-dessinée-ci, où il épouse l’éveil sexuel et amoureux d’un jeune garçon. La différence d’âge et surtout d’aplomb entre les deux protagonistes a parfois quelque chose de malaisant (tout comme le titre incestueux), mais si on est honnête et qu’on accepte le flou inhérent à l’apprentissage du désir, ça sonne assez juste (enfin j’imagine, parce que les hormones n’ont fait effet que bien plus tard chez moi et mes amies). Surtout, il y a quelque chose qui se construit là, dans la maison de vacances et l’enfance qui s’éloigne, entre le petit frère et la bande de jeunes plus âgés, les cônes glacés à pas d’heure, les parents loin et tout près, salade en famille et permission de minuit, à vélo, à la plage, à contretemps, encore dehors quand les parents sont rentrés, ou délibérément enfermés par ce beau temps parce que le puzzle est devenu prioritaire sur la plage et qu’il faut l’achever avant de se quitter.

Un détail qui m’intrigue : l’absence d’yeux à certains moments, comme ici, où l’on imagine le garçon ébloui par sa compagne, ou à d’autres moments, lorsqu’on voit les parents faire une annonce logistique aux enfants qui ne lèvent pas même les yeux vers eux (et ce sont les parents qui en sont alors dépourvus).

Un détail que j’aime : les ombres qui se substituent parfois davantage au dessin qu’elles ne le complètent, et lui donnent une sensualité à part (j’ai toujours l’impression qu’on sent le regard d’un personnage sur un autre, que le dessin est en soi une caresse).