Bandes dessinées, septembre 2018

L’Immeuble d’en face, Vanyda

La première fois que je me suis dit : mais il y a d’autres personnes qui font ça ! au cours d’une lecture, c’était dans un roman de Japrisot à propos des superstitions auxquelles on ne croit pas, mini-contrats passés avec soi-même pour s’accoutumer à l’imprévisible. Depuis, j’adore retrouver ce genre de confidence impromptue, qui doit, pour fonctionner, porter sur un détail que l’on estime vaguement honteux et trop anecdotique pour être rapporté. Je vous présente ainsi Claire, mon alter ego dessiné ; le texte correspond mot pour mot, jusqu’à l’exclamation habituellement tenue par Palpatine :

La fille fait un câlin à son copain torse nu quand soudain " - Putain ! Un bouton ! Trop beau"… Attends… - AIE ! - Il était énoooorme !!"
Dites-moi que vous aussi…

 

Émilie voit quelqu’un, tome 2, Théa Rojzman et Anne Rouquette

Une histoire toujours aussi barrée, interrompue de temps à autres avec des exposés délurés sur quelques concepts-clés de la psychanalyse, comme celui de résistance, illustré par un schéma d’installation électrique.

"Y'avait une promo sur les névroses, deux pour le prix d'une."
Perso, j’ai pris un package TOC.

 

Les Brumes de Sapa, de Lolita Séchan

Petite, j’ai eu des collections, parallèles ou successives : billes, timbres, peluches, petits animaux en verre soufflé, images Panini, photos de danse (j’ai eu presque toutes les images de ballet du web français dans un classeur, à ses débuts)… Depuis quelques temps, l’envie me reprend de collectionner, de manière dématérialisée, des images et des textes, de rassembler le similaire pour jouir de la variation et faire surgir le sens de la répétition. À moins que cela ne soit pour me donner l’illusion de m’y retrouver dans un monde foisonnant, qui se refuse à une taxinomie d’opérette. Il faudrait ouvrir un tumblr par jour pour n’en pas voir le bout, alors je me contente de me dire que cela pourrait faire l’objet d’une collection : les manières de dessiner la mer, les faux gribouillis qui se comprennent d’emblée, les notes de bas de page croustillantes, les motifs des balustrades en fer forgé… En lisant Les Brumes de Sapa, ce sont les surprises des touristes que je me suis dit qu’il faudrait rassembler par pays, d’origine et de visite, pour faire ressortir des idiosyncrasie de chacun ; lorsque la narratrice décrit le bruit de Hanoï et la difficulté pour traverser la route, j’ai vu illustré le récit identique que m’en avait fait Palpatine…

Je vous fais part de mes petites obsessions de lectrice, mais ce roman graphique est bien plus que le carnet de voyage par lequel il commence. Sur la trame éculée du voyage sabbatique à l’autre bout du monde pour tenter de donner un sens à sa vie, Lolita Séchan brode un motif inattendu : rien ne se passe, aucune révélation ;  Lolita ne dépasse pas sa condition de touriste et revient du Vietnam aussi perdue qu’elle est partie. C’est seulement lorsqu’elle repart ailleurs pour ses études qu’apparaît la trace laissée par le voyage : elle est habitée par le souvenir-fantôme de l’enfant avec qui elle a discuté lors des derniers jours à Sapa, dans les montagnes. Cette enfant la suit partout où elle va ; elle décide de se lancer à sa poursuite.

Je n’avais jamais vraiment pensé qu’on pouvait décider une amitié, mais Lolita la décide-dessine comme on dessine sa vie : en repassant à maintes reprises sur un crayonné qui aurait tout aussi bien pu s’effacer. La répétition fait apparaître un motif, donne peu à peu du sens à ce qui était jusque là arbitraire : l’amitié entre Lo Ti Ghom, l’enfant de Sapa, et celle qui s’est vue renommée Lo Ti Tah prend prend réalité, forme et épaisseur au cours de multiples voyages  à Sapa. La vie se tisse dans ces allers et retours, les études, les projets, chacune étant rappelé à son monde par ses incursions (asymétriques) dans celui de l’autre : Lo Ti Tah revoit ses problèmes d’Occidentale à l’aune de ces de Lo Ti Ghom, laquelle vit dans une tradition qui parfois lui pèse mais qu’elle ne pourrait rejeter sans y perdre son identité.

Les réflexions, comme le trait, sont d’une grande finesse, d’une grande sensibilité. Quantité de thèmes y sont abordés, sans jamais empiéter les uns sur les autres : la relation à l’autre, dans la culture et l’intimité ; le poids des traditions et l’insoutenable légèreté de la modernité ; la joie du partage et sa fatigue, ou encore la dépression d’un parent (les brumes de Sapa, ce sont aussi celles-ci), les silences qui l’entourent et les peines, les joies souterraines…

Brumes de montagne,
brumes d’incertitude face à l’avenir,
brumes de tristesse d’entre lesquels apercevoir la joie,
Les Brumes de Sapa est un magnifique roman graphique que j’ajoute sans hésiter à ma bibliothèque imaginaire.

 

[…] de quel droit fige-t-on quelqu'un ?
Ce décalage entre l’évolution d’une personne qui vit loin de soi et l’image toujours retardée, toujours nostalgique que l’on a d’elle est un thème qui m’intrigue depuis mon amitié effilochée avec A. partie vivre en Australie. « J’ai changé » soulignait-elle, sans parvenir à percevoir que, sans être partie à l’autre bout du monde, je n’en avais pas moins changé moi aussi, à ma mesure. Nous avons chacune parlé à une version obsolète de l’autre, jusqu’à, comme des navigateurs dépassés, ne plus être compatibles qu’à moitié, discussions tronquées.
"Plus mes rêves grossissent, moins j'ai de chance d'être heureuse"
Ces derniers temps me reprend l’envie du petit, de la gribouille et de la bidouille comme à la fin du mon adolescence (j’ai d’ailleurs tendance à ressortir du fond de ma garde-robe les vêtements de cette période-là, moins élégants mais plus confortables que les plus récents). C’est petit mais ça peut grandir, au lieu d’être un but, une velléité écrasante – l’envie du petit.

 

                                                                                                                                                                        J’ai parfois l’impression de vouloir des rencontres égoïstes, moins pour découvrir l’autre que pour me réinventer moi-même – comme si l’on partait d’un miroir vierge, qui ne présente pas les petites scories noires des amis de longue date, qui donnent un charme et une patine à nulle autre pareille, mais nous obligent à toujours nous présenter à ces miroirs sous le même angle pour pouvoir nous y refléter. Vous voyez de quoi je parle ?

 

Après une rapide recherche, il s’avère que Lolita Séchan est bien la Lola du chanteur Renaud, qu’elle remercie pour tout ce qu’il lui a transmis de sombre et de lumineux (je trouve ça magnifique comme remerciement, et cela me donne l’impression d’une intimité plus grande encore en me rappelant tous les trajets en voiture avec mon père passés à chanter les chansons de son père à elle). Outre la notice biographique, il y avait une photo d’elle à côté et j’ai été saisie par sa beauté. Pour les femmes qui me lisent : est-ce que vous avez parfois cette surprise, vous aussi, malgré le fond féministe que vous vous souhaitez d’évident, d’être surprise qu’une femme talentueuse soit de surcroît si belle ? Je n’arrive pas à savoir si cette fascination presque douloureuse (mais très ponctuelle, hein) relève d’une vague misogynie intériorisée sous forme de compétition envieuse ou si c’est juste un étonnement statistique de ce que surgit parfois entre nature et culture une personnes aux qualités si disparates et complètes – que l’on aurait mauvaise idée de jalouser, car les brumes… les brumes…

Cases d’août 2018

On sème la folie, de Laurent Bonneau

Je suis tombée sur cette bande-dessinée alors que je venais de fêter mes 30 ans et, si je n'ai pas réussi ou pas fait l'effort de reconnaître et individualiser tous les membres de la bande de potes qui se retrouvent pour marquer le passage à cet âge-là, j'y ai tout retrouvé, tout ce qui me taraude en filigrane, en profondeur : la construction de soi dans le rapport à l'autre, les trajectoires qui s'affirment et dévient, l'envie de laisser une marque, l'à quoi bon et la question de la création, de son partage, celui-ci rachetant peut-être la vanité de celui-là. Toutes questions qui se partagent en faisant du surf avec un ami, une partie ping-pong avec un autre, un lit dans une maison de location ou à table autour d'une raclette.

Peut-être plus encore que les thématiques abordées, c'est le ton qui fait qu'on s'y retrouve, les dialogues travaillés pour dépasser la grandiloquence de la théorie condensée, la vanne qui désamorce les questions sans réponse, relativise et relance la conversation, toute activité à la fois prétexte et essentielle. Les réflexions sont certes condensées, mais infusent dans la matière du dessin, du quotidien ; l'enthousiasme gonflé comme les poumons des personnages par l'air marin, j'ai eu envie de collecter les bulles carrées comme des citations, de les présenter en extrait plutôt que de donner à voir le trait, mais force est de constater qu'une fois prélevées du milieu où elles prennent sens, elles s'assèchent et deviennent abstraites, prétentieuses presque ; on ne s'y arrête plus, comme on le fait lorsqu'elles s'étalent sur les plages de couleur, à côté des visages. On ne peut pas extraire, il faut replonger.

 

     

 

Banana Girl, Jaune à l'extérieur, blanche à l'intérieur, de Kei Lam

Des croquis en couleur interrompent régulièrement le récit chronologique en noir et blanc : ce roman graphique autobiographique se présente comme un carnet de voyage, avec des notes et des dessins épars, à ceci près qu'il ne s'agit pas de voyage mais d'émigration, de la Chine à la France - un carnet de déracinement.

Ratus ! Est-ce que vous aussi vous avez appris à lire avec ratus ?
"Hong Kong sera toujours pour moi un énorme centre commerciel, où mes oncles, tantes et cousines dépensent tout leur argent."
Tellement ça…

Perspective inversée : on redécouvre nos idiosyncrasies culturelles perçues depuis une autre culture… laquelle échappe peu à peu à la narratrice, qui grandit à Paris et peine parfois à comprendre ses parents. Le paradoxe de l'entre-deux cultures ménage souvent des témoignages d'intérêt ; quand on a fait soi-même le chemin inverse et découvert en voyage le lieu d'où l'autre vient, le renversement des impensés en curiosités et des curiosités en évidences est encore plus vivifiant.

 

     

 

Ligne de flottaison, Carnet de bord de ma croisière sénior, de Lucy Knisley

Ce roman graphique est le carnet de bord d'une croisière où l'auteur s'est proposée pour accompagner ses grands-parents plus très vaillants. Avec ou sans mauvais jeu de mot, le récit flotte un peu, mais dans ce relâchement narratif surgissent quantité de petites réflexions et d'anecdotes, pêle-mêle : les visages émouvants dans leur individualité mais écoeurant dans la bigarrure en foule ; les activités perdues avec le vieil âge ; les frayeurs causées par sa grand-mère qui perd la tête ; des extraits illustrés des mémoires du grand-père, lus à la laverie, tandis que tourne un pantalon souillé ; la fatigue de la prise en charge et le cas de conscience : a-t-on le droit de se plaindre dans le luxe ? tout cela relève-t-il de la bonté ou de l'orgueil de se vouloir une bonne personne ?

 

     

 

"Elle passe tout son temps libre à lire, inventer, peindre"

Culottées, tome 1, de Pénélope Bagieu

J'ai tardé à lire cette bande-dessinée, parce qu'elle était presque toujours empruntée, certes, mais aussi, il faut bien l'avouer, parce que je manque un peu de curiosité et d'allant féministe - je n'ai pas a priori envie de connaître le destin de certaines personnes que j'ignore juste parce que c'étaient des femmes. A posteriori, inutile de se mentir : je n'ai pas retenu  le nom de toutes les personnalités présentées. Quelques-unes, seulement. Quand même. Et découvert aussi telle personnalité que je croyais connaître : j'ignorais par exemple que Joséphine Baker avait été décorée pour sa participation à la Résistance.

La bonne élève assume sa mauvaise note en féminisme, car elle a pour elle le plaisir du cancre : en l'occurrence, l'humour de Pénélope Bagieu, qui présente ces figures d'un passé plus ou moins lointain avec un aplomb très contemporain et, traçant ses portraits à grands traits, fait surgir le rire en même temps que le sens du destin. Ellipses, anachronismes délibérés, métalepses… les procédés narratifs sont extrêmement bien choisis et variés ; on pourrait étudier la narratologie avec cette bande-dessinée ! (Revanche de la bonne élève, qui se la pète en littérature.)

"Er comme elle est en plus d'une rare beauté, Wu se retrouve à lâge de 12 ans propulsée dans la carrière la plus prestigieuse possible pour une femme à l'époque…" (perso tout content) "… concubine de l'empereur." (perso dépité : "Ah.")

 

"… et nage tous les jours jusqu'à la fin de sa vie" "(à 89 ans)" Deux images en symétrie axiale avec un corps jeune dans la première case et un corps âgé dans la seconde

(J'aime aussi beaucoup son traitement de la couleur - notamment des peaux : une variété très réaliste avec les nuances les plus fantaisistes…)

 

     

 

Un petit goût de noisette, de Vanyda

J'avais déjà lu Entre ici et ailleurs et l'histoire s'était attardée bien plus longtemps dans mon esprit que son simple résumé aurait pu laisser présager.

Un moment parfait, tente de définir l'un des personnages :
"c'est un moment suspendu…
… un peu entre deux…
Tu te rappelles ?!  Comme quand les jetons sont tombés de la machine à la fête foraine !
Juste après qu'ils ont commencé à tomber mais avant qu'ils touchent le bac."

Un petit goût de noisette est une suite de moments parfaits, qui semblent avoir infusé dans la golden hour : c'est le même type de beauté et de déchirement nostalgique. Ces moments, beaux en eux-mêmes, deviennent douloureux sitôt raccordés au reste ; ils sont parfaits parce qu'achevés, amputés d'une suite qu'il faudrait ne pas souhaiter. Ils sont faits de retenue, de renoncements : tout est là, mais rien ne devient autre. Il n'y a pas de suite, de développement, ou si retardée que c'est comme si elle ne devait jamais arriver : c'est une attirance qui se retient de s'incarner charnellement ; une union renvoyée au futur ; un manque passé enfin comblé mais qui ne s'inscrit plus dans le présent des protagonistes - clôture et non retrouvailles. C'est très très beau, très émouvant, à vous faire regarder une boîte de noisettes comme la plus belle chose qui soit.

Bandes dessinées, juillet 2018

Carnet de thèse, de Tiphaine Rivière

Tiphaine Rivière faisait partie de la blogosphère thésarde que je suivais de loin. La bande-dessinée est le prolongement de son blog, et la transformation d’un essai qui aurait pu en rester à un échec. Le milieu universitaire est croqué avec beaucoup d’humour… et de justesse, d’après ce que j’ai pu en apercevoir en tant qu’étudiante (mention spéciale à la secrétaire clone de Jabba the Hutt) et les échos que j’ai pu avoir des infiltrés (les gueguerres intestines entre directeurs de thèses, par exemple).

J’ai ri jusque dans la notice biographique, où l’auteur remercie son directeur de thèse pour n’avoir pas du tout été comme celui qu’elle décrit : j’ai suivi un de ses séminaires en master ; ses cours étaient d’une médiocrité fascinante, et les exposés volontaires, souvent d’une platitude raccord, généreusement notés pour peu que l’étudiante soit mignonne (je me souviens aussi l’avoir entendu faire du pied dans les couloirs à une étudiante brillante et hyper belle, pour diriger un sujet de thèse qui ne correspondait ni à ses thèmes de prédilection ni même à sa période – ça m’intéresse).

 

 

Les Petites Distances, de Camille Benyamina (dessin) et Véro Cazot (scénario)

J’ai un truc avec les héroïnes de fiction rousse (que je date de ma lecture d’Anne et la maison aux pignons verts, à vue de nez), mais plus que des minois tâchés de rousseur, c’est de la bande-dessinée tout entière dont je suis tombée amoureuse, jusqu’aux nuages de vapeur systématiquement dessinés au-dessus des mets et des tasses de thé… des présences translucides qui font écho à celle, centrale, de Thomas, inexplicablement devenu transparent en tombant lui aussi amoureux de Léonie. Il entre dans sa vie sans qu’elle en ait conscience, présence diffuse qu’elle sent sans le savoir – l’envers heureux du détraqueur et autres présences fantomatiques néfastes.  Aussi fin que le trait, le scénario offre une très belle relecture du coup de foudre dans une veine fantastique, délicate, gourmande.

 

Émilie voit quelqu’un (Après la psy, le beau temps ?), de Rojzman & Rouquette

La narration ou le trait, on ne sait pas trop, a quelque chose de malhabile, mais son personnage habillé comme Mary Poppins est fondamentalement attachant. On suit Émilie dans ses premières séances avec une psy un peu loufouque, reprenant au passage quelques concepts de thérapie. Une case en particulier m’a marquée : à un repas de famille où Émilie, petite et complexée par sa taille, a pris des coussins pour se rehausser, sa mère lui fait remarquer que c’est complètement ridicule mais tu fais comme il te plaît mon chaton. Il y a dans la BD d’autres remarques, d’autres souvenirs bien plus dramatiques, mais on touche en une case à ceci : on peut-être marqué par des paroles tout à fait anodines pour qui les prononce, et les prononce même en y mettant une forme de bienveillance que l’on ne peut s’empêcher de percevoir, venant de gens aimants. Oui, c’est con, je sais, de peiner à réaliser à quel point certaines choses ont influencé notre comportement sans qu’on s’en soit rendu compte, ni en ayant été sur le moment le moins du monde traumatisé. (Ces derniers temps, des récits se croisent, autour de moi, qui me font prendre une conscience accrue, plus sensible peut-être ou prosaïque, de réalités finalement plus dépendantes de leur milieu que ce que l’on aurait cru.)

 

 

2 filles dans un musée "autant pour moi, c'est bien une grille d'aération"

Joséphine, de Pénélope Bagieu

Petite déception à l’ouverture de cette intégrale, que je pensais d’un seul tenant : des saynètes d’une ou deux pages ? Un peu dépitée, je commence la lecture, et m’aperçois vite que ces instantanés presque anodins s’accumulent jusqu’à esquisser quelque chose d’autre, une forme de vie. Avec Pénélope Bagieu, c’est toujours plus subtil qu’il y paraît. Elle fait partie de ces rares personnes qui savent faire intelligent sans faire intello – pour ne pas me croire sur parole, écoutez par exemple l’interview qu’elle a donnée au podcast Regard.

 

Perso ado sur son lit

D’autres larmes, de Jean-Philippe Peyraud

Un trait un peu trop dur pour moi. Des fragments de vie parfois cocasses, souvent banals, où le clap de fin ou d’ellipse retentit à chaque fois à l’orée du drame, lui dérobant son caractère dramatique justement (théâtral), pour l’inscrire en faux dans la banalité du quotidien – si bien que ce n’est pas dans le drame qu’on bascule, mais dans l’amertume.

 

Sorte de blason avec un cerveau encadré d'un calamar et de têtes d'oiseaux

Neurocomix, voyage fantastique dans le cerveau, de Matteo Farinella et Hana Ross

Pas franchement enthousiasmée par le trait, je le suis bien davantage par les métaphores ludiques – tout à fait le genre de délires que j’aurais adoré imaginer  pour réviser mes cours de SVT. (La métaphore comme clé de compréhension de tout ou presque.)

 

Délices, ma vie en cuisine, de Lucy Kniskey

J’hésite depuis un certain temps à ouvrir un blog qui parlerait de manger pour parler d’autre chose. Autant dire que je me suis tout à fait retrouvée dans le roman graphique de Lucy Kniskey, qui raconte son parcours à travers son rapport à la nourriture : l’hérédité imaginaire avec le goût du fromage transmis par sa mère qui travaillait enceinte au rayon fromagerie de Dean & Deluca ; la rencontre d’une altérité culturelle radicale avec la découverte de saveurs inconnues au Japon ; la divergence adolescente avec la junk food, délaissée par des parents gourmets ; l’adaptation d’une fille de la ville à un milieu plus rural, avec les fruits et légumes vendus par sa mère sur les marchés après son divorce ; une rencontre intime avec l’art, en assurant le service traiteur à l’ouverture d’un musée…

J’aime comme la nourriture est à la fois centrale et anecdotique : on ne sait plus si le plat est à l’origine du souvenir ou si celle-ci retrouve sa saveur par le prétexte de celui-là, mais on intuitionne la nécessité de le noter, de l’annoter à côté de sa représentation – et c’est alors mon goût pour le commentaire et la parenthèse qui est flatté. Cerise sur le cheesecake (les mets sont dans l’ensemble très américains), chaque chapitre se termine par une recette dessinée – où les instructions, comme de juste, sont moins importantes que les émotions qui y sont liées. On ne les réalisera probablement pas, mais on les aura partagées, comme un bon repas.

Cases de juin

La Grande Odalisque, de Bastien Vivès et Ruppert & Mulot – et Isabelle Merlet pour la couleur (pourquoi la couleur est-elle régulièrement déléguée / reléguée au second plan, alors que cela peut changer entièrement la perception d’une bande-dessinée ?)

Ayant associé le trait de Bastien Vivès à des histoires intimistes, il est troublant de le retrouver dans une aventure de type Mission impossible. À moins que ce ne soit l’inverse, que le trouble vienne d’une certaine mélancolie, à laquelle le blockbuster ne nous ont pas habituée et qui nous semble incompatible avec lui, fut-il dessiné ? Ce n’est pas déplaisant, en tous cas, et l’on se divertit d’effets spéciaux réalisés à moindre frais. Je m’amuse en outre de constater que le tandem de bad girls reprend le schéma fantasmatique de Bastien Vivès : la rousse maigrichonne se révèle être l’héroïne après que sa copine à grosse poitrine se soit révélé un faux positif. (Je ne connais pas en revanche les deux autres auteurs ; il faudrait que je découvre d’autres de leurs réalisations pour apprécier ce qui est de leur fait.)

- Tu noierais ton chagrin dans du sperme hispanique. - Je parle pas espagnol.
(On dirait que les dialogues sont de Palpatine, parfois)

 


Hôtel particulier, de Guillaume Sorel

Le trait, ou plutôt son souvenir, m’a attirée : j’avais lu du même auteur Les Derniers Jours de Stefan Zweig.

Je suis restée un certain temps sur la première case, prenant le temps d’apprécier les nuances lumineuses monochromes et ainsi, d’entrer progressivement dans l’image… tout comme, quelques pages plus loin, un homme entre dans le miroir d’une armoire à la Lewis Carroll. Bizarrement, cela me surprend davantage que la conversation surnaturelle qui précède entre un chat et le fantôme fraîchement désincarné d’une jeune femme, comme si un registre fantastique ne pouvait cohabiter avec un autre. Une fois qu’on en a pris son parti, on suit avec amusement les découvertes tantôt surnaturelles tantôt voyeuristes (quand ce ne sont pas les deux en même temps) de la jeune femme fantôme dans son ancien immeuble – bizarreries et étrangetés à tous les étages. Quitte à spoiler, j’aime assez l’idée de convoquer des personnages romanesques pour pourvoir aux plaisirs de la chair (Les Liaisons dangereuses, Les Mille et une nuit…) et du palais (un banquet avec Porthos, pourquoi pas ?).

 


L’Inscription, de Chantal Montellier

Vous voyez la Cendrillon de Téléphone ? L’Inscription se déroule dans la même atmosphère de conte dégradé ; Alice n’est plus au pays des merveilles mais des zomengris.

Je me souviens avoir hésité à acheter ce roman graphique à sa sortie : l’idée du scénario me plaisait ; le dessin, beaucoup moins. Au fil de la lecture, la réticence initiale se transforme en répugnance. À force de vomir la société normative et sclérosante dans laquelle son héroïne est sommée de s’inscrire, le roman graphique finit par donner la nausée. C’est dommage, parce que l’idée de prendre au pied de la lettre l’impératif de s’inscrire dans la société et de le matérialiser comme une inscription administrative (forcément kafkaïenne) est particulièrement futée ; les premières planches m’ont rappelé l’essai de Mona Chollet sur l’idée de réalité, dans lequel elle montre que le réel gris et dur qu’on invoque face aux doux rêveurs n’est pas moins une construction que les réalisations desdits rêveurs. Bref, lisez l’essai plutôt que le roman graphique.

 


Californie Dreamin’, Pénélope Bagieu

Une biographie d’Ellen Cohen en roman graphique. Bien. Si vous êtes aussi calé que moi en musique *hem*, vous vous demanderez qui est Ellen Cohen, et on vous donnera son nom de scène : Cass Elliott. Toujours pas ? (Moi non plus.) Il s’agit de la chanteuse à l’origine du canon : *and the sky is grey AND THE SKY IS GREY* Voilà. Toutes mes excuses pour le déclenchement du juke box mental.

Pénélope Bagieu raconte donc la vie d’Ellen Cohen en 18 chapitres qui adoptent chacun le point de vue d’un de ses proches, et dessinent en creux la puissance d’attraction de cette chanteuse aussi talentueuse que volumineuse. Avec beaucoup d’humour, elle dresse le portrait d’une personnalité envahissante mais fascinante (mais envahissante), qui sait ce qu’elle veut : ce que les autres ne veulent pas toujours lui reconnaître ou lui donner. On se prend de fascination pour cette chanteuse au culot monstre, et au cul assorti :  elle, s’en fout ; les autres moins, ou moins qu’ils n’en ont conscience. Il en résulte un drôle de mélange entre affirmation de soi et dépendance affective, et il n’y a pas besoin d’être intéressé a priori par la chanteuse ou par son groupe pour se laisser prendre à ces histoires de carrière, de reconnaissance, d’amitiés amoureuses et de destins qui débordent, croqués avec une énergie et une bienveillance folles.

Elle n’est pas trop chou, cette transition narrative ?

 


Magritte. Ceci n’est pas une biographie, de Vincent Zabus (scénario) et Thomas Campi (dessin)

Ce n’est pas une biographie, mais une jolie promenade dans l’oeuvre de Magritte. Des éléments biographiques sont bien disséminés ça et là mais, de manière fort astucieuse, le lien de cause à effet sur les oeuvres est toujours escamoté : le biographe se fait descendre sitôt après avoir tenté une explication et les tableaux hurlent tant et si bien au héros en chapeau melon que les tableaux se suffisent à eux-mêmes, qu’il file à la Magritte, en empruntant-dérobant des représentations de portes… Le récit est assez astucieux pour se faire représentation en abyme de la représentation, et, plutôt que de l’expliquer, jouer de la logique surréaliste. Joli et intelligent : poétique, sûrement.

Bulles de débutante

Longtemps, j’ai trouvé les bande-dessinées difficiles à lire, avec leurs écritures vraiment ou faussement manuscrites. Bien sûr, il y a eu Tom-Tom et Nana dans J’aime lire, des Minnie-Mickey-Picsou dans Minnie Mag (t’es une souris ou t’es pas une souris) et surtout Les Zappeurs dans Junior Hebdo, mais j’ai lu assez peu d’albums à côté de cela (alors que Dad est un inconditionnel de Gaston Lagaffe et possède tous les Tintins, Astérix et Obélix, bref, les classiques de la bande-dessinée franco-belge). Les romans graphiques m’ont davantage attirée, j’ai lu Blankets et Fraise et chocolat, par exemple, mais le ratio prix/temps de lecture et l’encombrement ne facilitent pas l’exploration à l’aveuglette : ma culture BD est rapidement retombée en jachère. Les bibliothèques, me direz-vous. J’ai pas mal fréquenté la bibliothèque à l’époque où j’allais chez Dad le week-end (il avait déclaré que deux livres de poche par week-end, ça commençait à faire beaucoup), mais j’ai du mal à rendre des livres que j’ai lus et aimés, alors forcément, ça pose problème avec le concept d’emprunt. Puis il y a un an, quand même, la maturité, la radinerie et les étagères saturées aidant, j’ai ré-essayé, et bingo : depuis, je vais régulièrement faire des cueillettes. Comme je suis toujours une sentimentale des livres, faut pas déconner, j’ai pris l’habitude de prendre en photo les cases ou planches qui me marquaient, pour garder une trace, un souvenir… Le bullet journal a fait poper l’idée des bulles and here we are.

 

En Silence, d’Audrey Spiry

Fascination pour les couleurs chatoyantes de cet album (pour vous donner une idée, l’image ci-dessus représente le passage dans une grotte). La narration n’est pas aisée à suivre au début, on se noie un peu dans ces aplats de couleurs ; une fois le cadre installé, en revanche, ça glisse tout seul : sans jamais quitter ses personnages pratiquant la nage en eau vive, le récit prend une dimension métaphorique. C’est suffisamment subtil pour qu’on ne s’en aperçoive qu’a posteriori, quand l’évidence alors s’impose : les résistances qui épuisent, les courants qui nous entraînent dans des directions différentes, la peur alors ou la curiosité de voir où l’on est entraîné… Passé le bref moment de mal au cœur coloré initial, j’ai trouvé ça très beau, graphiquement et humainement.

 

Elle(s), de Bastien Vivès

Le scénario ne me dit pas grand-chose, une énième variation sur un genre d’adolescence que je n’ai pas vécu, mais j’aime la manière dont sont croquées les attitudes des personnages, l’attention particulière à des petits détails anatomiques comme ici le cou tiré en arrière et les clavicules saillantes – probablement parce que c’est exactement le genre de choses à partir desquelles je peux crusher. J’ai beaucoup plus de mal avec les seins sur certaines cases démesurés de l’autre héroïne ; ce fantasme masculin ne fait pas partie de mon univers érotique et je l’ai trouvé d’autant plus encombrant que si focalisation interne il y a, ce serait plutôt via le personnage féminin que masculin.

 

 

La Loge écarlate,
de Pierre Colin-Thibert (scénario)
et Stéphane Soularue (dessin)

Je n’ai jamais vraiment compris les gens qui regardent des films ou des séries pour les lieux dans lesquelles elles se déroulent. Puis je suis tombée sur cette bande-dessinée, qui transpire l’Italie par toutes ses nuances d’aquarelle. J’ai perdu le scénario (un reboot de Frankenstein) en chemin, trop émue et excitée par la sensualité architecturale, les crépis ocres de Rome, une colonne antique, les reflets de Venise, l’architecture, l’ombre et la lumière sur les ornements des villas, les cyprès…

 

 

Corps sonores, de Julie Maroh

Un roman graphique bien peu sensuel pour un tel titre. Je me souviendrai peut-être de quelques traits tendres et traits d’humour dans ce qui s’apparente autrement à un catalogue Benetton-LGBT des relations amoureuses.
Polyamour et Montréal oblige, cela m’a fait penser à Mademoiselle LaNe (drôle de chose, tout de même, que ces blogs qui finissent par vous faire penser à des gens que vous n’avez jamais rencontré). Puis à Dame Fanny aussi, indirectement, via le dessin de mains signifiant « ensemble » en langue des signes – croisé quelques jours auparavant au cinéma dans La Forme de l’eau (j’aime quand la vie dessine de petits motifs, comme ça, qu’on peut appeler coïncidences).

 

 

The Time before, Cyril Bonin

Le trait, que j’assimile aux bande-dessinée d’aventures et policières,  n’entre pas trop en résonance avec ma sensibilité, mais c’est presque tant mieux : j’ai pu avaler les pages et laisser le scénario résonner en moi. L’intérêt du paradoxe temporel au cœur de l’ouvrage n’est pas tant de faire frétiller les neurones que d’interroger le caractère contingent et fragile de la vie, au-delà des chaînes de nécessité. Le héros, qui s’est vu offrir une amulette lui permettant de retourner dans le passé, n’a de cesse de retourner en arrière pour effacer ses erreurs. Or, plus il s’approche de la perfection, plus le bonheur s’éloigne… et la nostalgie des univers parallèles ainsi explorés décuple et magnifie celle du temps qui passe, la nôtre.

 

Le Chant de mon père, de Keum Suk Gendry-Kim
(enfance Corée du Sid dans les années 1970)

Petit kiff graphique sur les quelques paysages disséminés dans cette histoire d’une enfance coréenne dans les années 1970. Famille pauvre, exil rural, violence domestique en marge du noyau familial… on se dit qu’il faut beaucoup de bienveillance et de ténacité pour devenir artiste dans ces conditions. (Je reste marquée par l’image de la sœur devenue aveugle, abandonnée par son mari avec son enfant, à qui elle fait manger sans le savoir du riz plein de fourmis.)(Mais il y a des moments gais, aussi, dans ce récit d’apprentissage, des histoires de filiation et d’amitié.)

 

Souvenirs de l’empire de l’atome,
d’A. Clérisse et T. Smolderen

Les couleurs vives et le trait, rigolo sans être vulgaire, m’ont immédiatement enthousiasmée. Je me suis laissée surprendre par le virage rapide vers la science-fiction, rétro, puis à nouveau par l’introspection qui s’y retrouvait de manière décalée, dans une aventure extrêmement colorée. (On ne va pas se mentir, j’ai quand même préféré l’atome à l’Empire, et du coup un peu décroché vers la fin ; il y a des livres comme ça, comme les Chroniques de l’oiseau à ressorts, dont je me souviens essentiellement pour leur incipit parfait.)

 

Demon, de Jason Shiga

Cela commence comme une variante noire d’Un jour sans fin : le personnage ne parvient pas à en finir ; il se réveille chez jour après une nouvelle tentative de suicide. Je ne sais pas si l’auteur parvient à tenir le rythme dans la suite, mais ce premier tome est un joyeux shoot d’humour noir et trash (un personnage s’y fabrique un couteau en sperme séché, ce qui éclaire rétrospectivement la dédicace : À ma femme, Alina, qui m’a supplié de ne pas lui dédicacer ce livre).