AA 5/12 Orthodoxie scandinave : le style danois

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Au XIXe siècle, le Danemark était une enclave, mais c’est précisément cet isolement qui a permis au ballet romantique d’être préservé… et de faire, au siècle suivant, la gloire de Bournonville. Histoire d’un prophète (passéiste) en son pays.

De Paris à Copenhague

Auguste Bournonville est le fils d’une Danoise et d’un Français qui, disciple de Noverre, lui lègue son admiration pour le ballet français. Bien que loyal envers le style noble, Bournonville est sensible à l’école de Vestris ; il prend des cours avec lui et devient danseur à l’Opéra de Paris. La technique l’enthousiasme ; il développe une fascination quasi scientifique pour la logique anatomique du mouvement. Toute sa vie durant, il n’aura de cesse de chercher une synthèse entre « the new athleticism and the old classicism, Vestris and his father, Paris and Denmark ».

La voie ouverte par Taglioni ne lui convient pas : Bournonville admire la danseuse mais déplore les effets de sa gloire. Rebuté à l’idée que le danseur soit réduit au rôle de porteur, il repart au Danemark, qui est en outre plus stable et lui offre davantage d’opportunités. La culture y prend une importance accrue : l’art s’offre comme une porte de sortie pour ne pas penser à la perte de pouvoir politique du pays et à la misère de ses villes.

Bournonville, bon citoyen et père de famille responsable, est en outre patriote. Son premier ballet, Valdemar, qu’il monte en 1835 au Théâtre royal, se déroule dans le Moyen-âge danois, sur fond de guerre civile : trois prétendants au trône se disputent le pouvoir et, après la trahison de l’un et la mort de l’autre, c’est évidemment le bon qui s’en sort. Pantomime, effets scéniques, parades de style militaire, sauts et tours du héros… le public, qui n’est pas habitué à tout cela, est fort impressionné. Ce n’est pourtant pas le meilleur ballet de Bournonville, qui a péché par excès en voulant présenter en une seule œuvre tout ce qu’il connaissait et ce à quoi il aspirait.

Plus représentative de son style est sa Sylphide (dansée par Lucile Grahn), qui reprend la trame parisienne mais s’inscrit dans le folklore danois. La musique aide à faire de ce sommet du style romantique français une œuvre danoise : Bournonville achète les droits du scénario mais, ne pouvant se payer la partition, en commande une nouvelle à Herman Severin Løvensiold. Le changement principal, cependant, reste le déplacement du centre de gravité du ballet, de la forêt au foyer : Bournonville s’éloigne de l’atmosphère tragique et obsessionnelle de la version parisienne, pour quelque chose de beaucoup plus bourgeois, domestique. Alors que dans la version parisienne, l’intensité du désir pour l’irrésistible et l’inatteignable vaut bien la destruction finale, dans la version danoise, ce bonheur illusoire ne doit pas détourner l’homme de ses devoirs domestiques (d’où l’étoffement du rôle de James).

En 1841, suite à un incident diplomatique, Bournonville s’éloigne du Théâtre royal et en profite pour aller en Italie ; à son retour, il chorégraphie Napoli. Le livret est un prétexte pour recréer l’atmosphère des rues napolitaines, dont il oublie soigneusement la misère et préserve le pittoresque (pittoresque qui fait le succès du ballet, les passages romantiques-fantastiques étant utilisés par les spectateurs comme pause café).

 

Le style Bournonville

À première vue, le style de Bournonville est semblable à celui de Vestris et compagnie dans les années 1820 : une technique masculine avec des sauts, des pirouettes, des pieds pointés, des genoux tendus et des épaulements. Les danseurs danois sont plutôt trapus et les personnages que leur donne à danser Bournonville, populaires (marins, pécheurs…) : ce n’est pas du style noble et pourtant, ce style demi-caractère est dansé avec une dignité nouvelle, plus contenu, moins enclin au spectaculaire. Bournonville est contre l’afféterie : « Le plus, c’est le mauvais goût. » (en français dans le texte) Il veut pour ses danseurs des manière impeccables : les bras doivent être tenus bas et les jambes, rester dans la circonférence naturelle du corps. Même les pas les plus virtuoses doivent être intégrés au reste de l’enchaînement et subordonnés à la musicalité. Pas d’esboufre : les sauts ne sont pas là pour atteindre des sommets, mais pour voyager d’un point à un autre. Les talons, qui touchent à peine terre, tiennent moins au mauvais demi-plié de Bournonville danseur qu’à son désir de chorégraphe de voir les pas liés les uns aux autres, sans que l’un soit privilégié au détriment de l’autre – tout dans la transition. Le risque est que cette danse paraisse un peu trop uniforme, mais c’est pour Jennifer Homans un prix peu cher à payer en regard de l’harmonie qui en résulte.

Bournonville n’a pas la culte de la ballerine, qui danse peu ou prou la même chose que les hommes, à leurs côtés. Il veut des danseuses respectables, pas des demi-mondaines, et efface toute trace de sexualité dans leur danse – au point que le Robert le Diable qu’il donne à Vienne paraît bien prude et vieillot aux spectateurs. Son style est délibérément old-fashioned, même pour l’époque : la technique de pointe de ses danseuses est moins avancée (l’essentiel de La Sylphide est sur demi-pointes) et il n’y a pas de partenariat à proprement parler : les couples dansent côte-à-côte comme au XVIIIe siècle.

Bournonville est fier de ses scénarios très moraux alors qu’ils sont secondaires : sa danse parle d’elle-même. L’honnêteté est dans le mouvement (pas moyen de tricher avec la technique Bournonville ; s’il y a une erreur, elle se voit) et la joie n’a pas besoin d’être jouée, elle naît du plaisir pris aux pas. La danse est pour Bournonville une éthique de vie, avec « a low church, family style of ballet ».

 

Danois envers et contre toute l’Europe

Dans les années 1840, Bournonville est établi et reconnu au Danemark ; il désire voir ce qu’il en est ailleurs et découvre que le reste de l’Europe est partie dans une direction totalement opposée. Il correspond avec d’autres artistes qui partagent ses vues, mais cette diaspora du ballet, vieillissante, ne compense pas son impression d’isolement.

Bournonville trouve Paris obsédée par l’argent ; l’ennui règne à l’Opéra, et le cancan sur le reste de la capitale. À Naples, le ballet s’est provincialisé sous le coup de la censure et de la pruderie catholique. Espoir à Vienne, Bournonville accepte un poste ; les Viennois trouvent ses ballets vieillots et lui préfèrent la pyrotechnie de Paul Taglioni (le frère de Marie). La Russie suscite chez le chorégraphe danois un mélange de curiosité et de réticence : il est impressionné par la qualité des danseurs mais trouve les chorégraphies trop lascives et acrobatiques (Petipa est d’accord avec lui, mais il lui faut bien composer avec le goût du public et des autorités).

Peu à peu, Bournonville se met à penser que Copenhague est le meilleur espoir du ballet – d’autant que le pays est politiquement stable (en 1848, il effectue une transition de velours de l’absolutisme à la monarchie constitutionnelle). La défaite de 1864 face à la Prusse réactive son nationalisme ; Valdemar est redonné à moult reprises, chaque fois avec succès. Alors que toute l’Europe désire passer à autre chose, Bournonville met un point d’honneur à ne pas changer.

Conservatisme balletomane

Bournonville met toute son énergie à consolider et préserver le ballet danois. En 1849, il crée Le Conservatoire, ballet-vaudeville en deux actes qui inclus « Pas d’école », divertissement auquel on a pris l’habitude de réduire Le Conservatoire. Cette démonstration est une manière de dire : voilà ce qui importe, voilà à quoi l’on doit s’en tenir.

En 1854, Un conte populaire signe le retour au romantisme danois (sur des histoires scandinaves – dont un conte d’Andersen, qui a été formé au ballet). Avec ce ballet, Bournonville défend sa position artistique face aux dramaturges du Théâtre royal, partisans de la Raison qui ne jurent que par la satire. Un conte populaire est un Napoli scandinave, une Giselle du Nord où les Willis ont été remplacées par des trolls et des elfs, créatures païennes qui conservent dans une certaine mesure une symbolique chrétienne (on écarte les mauvaises créatures avec de l’eau sacrée…). Les ballets suivants continuent d’explorer des thèmes nordiques, mythologiques ou médiévaux.

Bournonville travaille à un système de notation, qui ne sera pas très utilisé mais témoigne de son désir de préserver son art : il sait que le ballet ne sera pas reconnu comme l’égal du théâtre ou de la musique tant qu’il n’aura pas son langage propre. Bournonville se bat également pour améliorer le sort de danseurs (il fait régulariser la paye des danseurs et leur obtient une retraite) et, en 1847, réorganise l’école du ballet.

À la mort de Bournonville, en 1879, le Danemark a sa propre école et son propre style de ballet (qui sauvent ainsi de l’oubli une part importante de la tradition française, issue de l’école Vetsris). Par la suite, ses élèves règlent à partir de ses ballets six cours de danse (un pour chaque jour de la semaine) et répètent inlassablement ces classes fixes. Le Conservatoire portait bien son nom…