AA 6/12 Hérésie italienne : pantomime, virtuosité et ballet italien

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

Danses de cour à la Renaissance, manières de la cours, commedia dell’arte, danses de l’Antiquité et même habitude de parler avec les mains… le ballet aurait dû être italien. Seulement voilà : veni, vidi et non vici. Histoire d’une success story avortée.

Si, si… non

Alors qu’en France, on s’ingénie à mélanger opéra et ballet, en Italie, on a résolu le problème en séparant les deux une bonne fois pour toutes : les ballets, indépendants, sont calés entre les actes de l’opéra (à un opéra en 3 actes correspondent 2 ballets). N’allez pas croire que la danse est le parent pauvre de la musique ; elle est fort appréciée. Le nombre moyen de danseurs par maison d’opéra est même multiplié par 10 entre 1740 et 1815.

Comme un peu partout, les danseurs italiens viennent des rangs sociaux les plus bas mais, contrairement aux Français, ils ne passent pas par une école et ne cherchent pas à reproduire les manières de l’élite (tout au plus les moquent-ils). Leurs manières, beaucoup plus libres, ne s’embarrassent pas de la hiérarchie qui pèse sur le ballet français. Ils ont pourtant un style affirmé, appelé grotesque en raison de son exagération délibérée. Les artistes italiens, qui excellent dans le mime, les sauts et les tours, sont recherchés dans les cours européennes et leur influence est profonde : le ballet a clairement une dette envers les Italiens.

Pourquoi alors le ballet s’est-il essentiellement développé en France et non en Italie ? La danse italienne est considérée comme inférieure au style noble français : exagérée, manquant de contrôle… elle n’a pas le prestige dont jouit le ballet français – ni sa puissance, conférée par sa concentration dans la capitale. La dissémination des danseurs italiens dans plusieurs villes d’importance encourage la mobilité et la créativité, mais rend également difficile la construction d’un style ou d’une école unifiée. Sans compter que mobilité signifie aussi départ des danseurs les plus talentueux dans les cours de toute l’Europe – un brain drain dansant, en somme.

 

Viganò et le choréodrame

À l’époque, Milan est en transition : la France et l’Autriche se disputent la région, et leurs occupations successives rendent les deux pays également impopulaires. Notre ballet français, on peut se le mettre là où on le pense. Peu à peu émerge l’idée que le ballet pourrait exprimer la vie intérieure du peuple italien.

Le désir de rendre le ballet italien commence avec Angiolini, qui veut élever la danse italienne au rang d’art, « la danza parlante ». Mais il n’est pas assez talentueux et le premier à y parvenir est Salvatore Viganò (1769-1821). Ses productions remportent un franc succès à La Scala de Milan et donnent un prestige nouveau à la danse italienne à l’étranger. Pour Stendhal, Viganò est un génie à l’égal de Rossini.

Doté d’une solide formation littéraire et musicale, Viganò commence sa carrière à Rome dans des rôles de travesti. Il est formé au style français sérieux, mais sa danse est un peu différente de ce qui se fait en France : plus sensuelle et plus… grecque. Il donne avec sa femme des spectacles qui s’inspirent des performances d’Emma Hamilton, laquelle donne vie, par des pantomimes silencieuses, à des galeries de statues antiques (le public joue à retrouver la statue à l’origine).

En 1813 est donné Prométhée. Le ballet de Viganò (dont Beethoven n’est pas satisfait) est grandiose et héroïque. Ses effets spectaculaires ne sont pas gratuits pour autant : le spectacle parvient à évoquer plus largement les thèmes soulevés par l’histoire. Le public est ébahi par l’ampleur des effets scéniques, mais aussi et surtout de ce que le spectacle est composé de pantomime, qui n’est pas le mime familier des grotteschi… mais pas non plus celui du ballet d’action avec son mélange de gestes déclamatoires et de danses françaises décoratives. Un auteur de l’époque forge le terme de coreodramma1 pour parler de la danse de Viganò.

Viganò élimine les divertissements. L’essentiel n’est pas de mimer une histoire, mais d’exprimer les émotions d’un personnage à travers une gestuelle qui repose sur des motifs de mouvements rythmiques précis (un mouvement, un temps2). Des monologues dansés, en somme. Qui peuvent être juxtaposés : dans cette perspective, un pas de trois est un désordre expressif, où chacun conserve son motif.

Le choréodrame est largement inspiré de l’Antiquité : Viganò emprunte aux danses chorales (on n’en sait pas grand-chose sinon qu’elles étaient dansées par le citoyens en hommage aux dieux) et à la pantomime. L’acteur de pantomime jouait les drames et mythes grecs dans un one man show où il endossait tous les rôles à l’aide de masques. Des gestes conventionnels étaient là pour transmettre les concepts difficiles. Contrairement au mime (joué pieds nus, sans masque et plein de chansons, de plaisanteries, d’acrobaties…), la pantomime était un art cultivé, et ses acteurs-danseurs étaient considérés comme des encyclopédies vivantes. Les ballets de Viganò, aux thèmes grecs et romains, reprennent les choeurs3 de danseurs et les pantomimes solo, mais ne sont pas des reconstitutions pour autant. Plus romantique, le choréodrame s’inspire de l’Antiquité pour créer une forme italienne du ballet.

Viganò donne une identité italienne à la danse, mais l’affaiblit également en tournant le dos à la danse française et à l’attrait qu’elle exerce. Cette identité est d’ailleurs peut-être davantage milanaise qu’italienne : le reste du pays rechigne en effet à adopter ses vues, tandis qu’à l’étranger, on déplore un manque de divertissements. Ce que Viganò a créé est fort fragile et il emporte le secret de son succès dans sa tombe. Le tout Milan assiste à son enterrement, mais le choréodrame ne lui survit guère.

Blasis ou la virtuosité humaniste

L’influence de Viganò n’est pas à chercher du côté de la scène mais de l’enseignement, avec le travail de Carlo Blasis (1795-1878), fondateur de l’école italienne du ballet. Formé à l’ancienne école française, Blasis est impressionné par Vestris qu’il prend comme modèle. Néanmoins, insatisfait par son contrat à l’Opéra de Paris, il retourne à Milan et travaille avec Viganò (avec qui il se fight un peu lorsqu’il lui retire ses passages-divertissements dans le style noble).

Fait rare pour un danseur, Blasis est issu d’une famille noble ; il a fait ses humanités et fréquente des cercles artistiques. Son traité sur la technique du ballet est une étude quasi-philosophique, considérée à l’époque comme un texte fondateur et traduite en français, anglais, allemand… Son goût pour le XVIIIe siècle y est patent : malgré son admiration pour Vestris, Blasis tient à la vieille école et se prononce contre les débauches de virtuosité.

Ce qui distingue le plus nettement Blasis du ballet romantique et de Bournonville (dans sa quête d’une synthèse entre le style noble et la technique de Vestris) est son goût pour l’Antiquité. C’est également ce qui le lie à Viganò, et non le choréodrame : Blasis est trop français pour sacrifier la danse pure à la pantomime, sur laquelle le ballet ne saurait entièrement reposer. Son intérêt pour le classicisme est lié à l’italianité, au génie italien (Leonard de Vinci est son grand modèle et il consacre une étude à Raphaël).

Autant Blasis est un danseur moyen, autant il est très bon pédagogue. De 1837 à 1850, il dirige l’école de La Scala, où il met en place un programme de 8 ans pour former le corps de ballet (le stars sont importées pour les rôles principaux). Il analyse la technique sous tous les angles, décortique chaque mouvement pour le rendre aussi efficace et coordonné que possible – et ainsi transmettre les idéaux classiques d’harmonie. Il forme ainsi une génération de danseurs accomplis qui atteignent un niveau sans précédent, mais oublient rapidement la justification humaniste qui préside au geste. La virtuosité, essentielle à l’art, devient une fin en elle-même. Le mouvement n’est plus un geste signifiant mais une mécanique.

Dans ce contexte de virtuosité, le romantisme français n’avait pas une chance. Marie Taglioni rencontre le succès partout sauf en Italie, qu’elle quitte après trois représentations seulement, et Fanny Elssler n’est de toutes manières pas la bienvenue en tant qu’autrichienne. L’Italie est en plein milieu d’un drame national, qui n’a rien à voir avec lequel la mélancolie des sylphides. (Qui dit pas de sylphides dit pas de James : les hommes ne sont pas mis en retrait, et les danseurs s’acheminent vers toujours plus de virtuosité.)

Excelsior : splendeur et misère du ballet italien

L’influence de Blasis a été de courte durée. Avec Viganò, il représente le chemin que le ballet italien aurait pu prendre – mais qu’il n’a pas pris, ruiné par les révolutions de 1848 et les guerres d’unification. L’instabilité est chronique : les théâtres et les écoles ferment – certaines pour un temps, d’autres définitivement. Les ballets, de moins en moins nombreux, ne sont plus présentés entre les actes des opéras, mais à la fin, de plus en plus tard ; ce n’est plus un intermède bienvenu.

Luigi Manzotti (1835-1905) paraît changer la donne, mais en réalité, il colmate moins les failles du ballet qu’il ne les exploite. Manzotti se fait un nom avec Pietro Micca dont les effets techniques sont si réalistes qu’à la première, on appelle la police lors de l’explosion finale… En 1881, il monte Excelsior, une superproduction qui rencontre un succès monstre. Le spectacle est une fresque qui va du XVIe au XIXe siècle et dont les personnages sont des personnifications : la Lumière, les Ténèbres (joués par des mimes), La Civilisation (par la prima ballerina) et tout un tas d’autres tels que l’Invention, la Science, etc. Cette ode au progrès technique comporte plus de 500 figurants, 12 chevaux, 2 vaches et un éléphant…

Manzotti, qui a été formé au mime et dont le talent est essentiellement imitatif, n’est pas vraiment chorégraphe : les séquences de danse sont composées de pas interchangeables dont le détail est laissé aux danseurs. Le gros de l’oeuvre repose sur des manœuvres exécutées dans un esprit disciplinaire pour former triangles, diagonales et autres figures géométriques. Beaucoup de technique et peu de goût.

Excelsior est le plus grand succès de toute l’histoire du ballet italien. Il est remonté dans de nombreuses villes italiennes, puis à l’étranger aux États-Unis, à Berlin, Madrid, Paris, Saint-Pétersbourg et Vienne, avec adaptation au goût local (une tout Eiffel pour Paris, que diable). En 1886, Manzotti met en scène Amor, une production encore plus énorme… trop grosse pour être jouée ailleurs qu’à La Scala. Qu’importe : Excelsior fait long feu. Il est donné et redonné dans les années 1880 et 1890, avec remises au goût du jour (mesdames et messieurs : la fée électricité !). Rien ne semble pouvoir distraire les Italiens de leur histoire d’amour avec Manzotti – pas même les ballets russes. Trahison de l’héritage de Viganò et Blasis, Exclesior a tué le ballet italien. Manzotti a « tenu un miroir à l’Italie, mais n’a jamais pensé à remettre en question ce qu’il voyait ».

Pourquoi le ballet et pas l’opéra ?

Bonne question, tiens : pourquoi le ballet a échoué en Italie alors que l’opéra y a fleuri ? Verdi et Puccini, avance Jennifer Homans, ont été des exceptions. En réalité, l’opéra a lui aussi souffert de la situation politique, et sa trajectoire a été comparable à celle du ballet – en décalé. On peut néanmoins avancer quelques pistes sur le pourquoi des exceptions dans le domaine de l’opéra plutôt que du ballet :

  • C’est l’époque où le système de répertoire se met en place : on reprend des anciens opéras à partir des partitions, vendues par les maisons d’édition aux théâtres. L’absence de notation rend le ballet est plus fragile que l’opéra. Alors qu’une partition peut se rouvrir, une école de danse qui ferme, c’est un savoir-faire qui se perd.

  • Les maîtres de ballet italiens s’entêtent à écrire leurs propres scénarios (passablement mauvais), tandis que le ballet français prend vie sous la plume des poètes et que l’opéra recourt à des librettistes chevronnés.

  • Le ballet tient son identité de l’aristocratie : sans cour ni noblesse derrière lui, le ballet peut aisément se transformer en exercices de gymnastique. Verdi a derrière lui une longue lignée de compositeurs avec les œuvres desquels il peut dialoguer ; Manzotti opère dans un vide artistique. « Lacking the security and raison d’être of a court, and without internal or critical resoucres of its own to sustain it, Italian ballet became an unthinking and gymnastic art »

 

Épilogue

Dans leur effort pour élever le ballet, Viganò et Blasis n’ont réussi qu’à fortifier sa base grotesque. Le ballet italien est revenu à une version amplifiée de ce qu’il était à son commencement : virtuose et itinérant.

Manzotti a précipité le renouveau du ballet… en Russie. Parmi les danseurs italiens qui envahissent le pays se trouve Enrico Cecchetti, qui a dansé Excelsior et le remonte en Russie où les autorités sont si impressionnées qu’elles lui offrent un poste de premier danseur et d’assistant maître de ballet. Par la discipline de sa cour, la Russie va élever la virtuosité italienne au rang d’art : le ballet russe naît en partie d’un art italien mourant.


1
Je n’ai pas trouvé le terme en français, mais comme Jennifer Homans le traduit par choreodrama, j’ai pris la liberté de le transcrire en choréodrame.
2 Cela me fait penser à : une note, un pas, de Noureev.
3 Je suis un peu embêtée par l’expression « choruses of dancers » qui désigne certes un corps de ballet, mais avec une référence au choeur antique.

AA 5/12 Orthodoxie scandinave : le style danois

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Au XIXe siècle, le Danemark était une enclave, mais c’est précisément cet isolement qui a permis au ballet romantique d’être préservé… et de faire, au siècle suivant, la gloire de Bournonville. Histoire d’un prophète (passéiste) en son pays.

De Paris à Copenhague

Auguste Bournonville est le fils d’une Danoise et d’un Français qui, disciple de Noverre, lui lègue son admiration pour le ballet français. Bien que loyal envers le style noble, Bournonville est sensible à l’école de Vestris ; il prend des cours avec lui et devient danseur à l’Opéra de Paris. La technique l’enthousiasme ; il développe une fascination quasi scientifique pour la logique anatomique du mouvement. Toute sa vie durant, il n’aura de cesse de chercher une synthèse entre « the new athleticism and the old classicism, Vestris and his father, Paris and Denmark ».

La voie ouverte par Taglioni ne lui convient pas : Bournonville admire la danseuse mais déplore les effets de sa gloire. Rebuté à l’idée que le danseur soit réduit au rôle de porteur, il repart au Danemark, qui est en outre plus stable et lui offre davantage d’opportunités. La culture y prend une importance accrue : l’art s’offre comme une porte de sortie pour ne pas penser à la perte de pouvoir politique du pays et à la misère de ses villes.

Bournonville, bon citoyen et père de famille responsable, est en outre patriote. Son premier ballet, Valdemar, qu’il monte en 1835 au Théâtre royal, se déroule dans le Moyen-âge danois, sur fond de guerre civile : trois prétendants au trône se disputent le pouvoir et, après la trahison de l’un et la mort de l’autre, c’est évidemment le bon qui s’en sort. Pantomime, effets scéniques, parades de style militaire, sauts et tours du héros… le public, qui n’est pas habitué à tout cela, est fort impressionné. Ce n’est pourtant pas le meilleur ballet de Bournonville, qui a péché par excès en voulant présenter en une seule œuvre tout ce qu’il connaissait et ce à quoi il aspirait.

Plus représentative de son style est sa Sylphide (dansée par Lucile Grahn), qui reprend la trame parisienne mais s’inscrit dans le folklore danois. La musique aide à faire de ce sommet du style romantique français une œuvre danoise : Bournonville achète les droits du scénario mais, ne pouvant se payer la partition, en commande une nouvelle à Herman Severin Løvensiold. Le changement principal, cependant, reste le déplacement du centre de gravité du ballet, de la forêt au foyer : Bournonville s’éloigne de l’atmosphère tragique et obsessionnelle de la version parisienne, pour quelque chose de beaucoup plus bourgeois, domestique. Alors que dans la version parisienne, l’intensité du désir pour l’irrésistible et l’inatteignable vaut bien la destruction finale, dans la version danoise, ce bonheur illusoire ne doit pas détourner l’homme de ses devoirs domestiques (d’où l’étoffement du rôle de James).

En 1841, suite à un incident diplomatique, Bournonville s’éloigne du Théâtre royal et en profite pour aller en Italie ; à son retour, il chorégraphie Napoli. Le livret est un prétexte pour recréer l’atmosphère des rues napolitaines, dont il oublie soigneusement la misère et préserve le pittoresque (pittoresque qui fait le succès du ballet, les passages romantiques-fantastiques étant utilisés par les spectateurs comme pause café).

 

Le style Bournonville

À première vue, le style de Bournonville est semblable à celui de Vestris et compagnie dans les années 1820 : une technique masculine avec des sauts, des pirouettes, des pieds pointés, des genoux tendus et des épaulements. Les danseurs danois sont plutôt trapus et les personnages que leur donne à danser Bournonville, populaires (marins, pécheurs…) : ce n’est pas du style noble et pourtant, ce style demi-caractère est dansé avec une dignité nouvelle, plus contenu, moins enclin au spectaculaire. Bournonville est contre l’afféterie : « Le plus, c’est le mauvais goût. » (en français dans le texte) Il veut pour ses danseurs des manière impeccables : les bras doivent être tenus bas et les jambes, rester dans la circonférence naturelle du corps. Même les pas les plus virtuoses doivent être intégrés au reste de l’enchaînement et subordonnés à la musicalité. Pas d’esboufre : les sauts ne sont pas là pour atteindre des sommets, mais pour voyager d’un point à un autre. Les talons, qui touchent à peine terre, tiennent moins au mauvais demi-plié de Bournonville danseur qu’à son désir de chorégraphe de voir les pas liés les uns aux autres, sans que l’un soit privilégié au détriment de l’autre – tout dans la transition. Le risque est que cette danse paraisse un peu trop uniforme, mais c’est pour Jennifer Homans un prix peu cher à payer en regard de l’harmonie qui en résulte.

Bournonville n’a pas la culte de la ballerine, qui danse peu ou prou la même chose que les hommes, à leurs côtés. Il veut des danseuses respectables, pas des demi-mondaines, et efface toute trace de sexualité dans leur danse – au point que le Robert le Diable qu’il donne à Vienne paraît bien prude et vieillot aux spectateurs. Son style est délibérément old-fashioned, même pour l’époque : la technique de pointe de ses danseuses est moins avancée (l’essentiel de La Sylphide est sur demi-pointes) et il n’y a pas de partenariat à proprement parler : les couples dansent côte-à-côte comme au XVIIIe siècle.

Bournonville est fier de ses scénarios très moraux alors qu’ils sont secondaires : sa danse parle d’elle-même. L’honnêteté est dans le mouvement (pas moyen de tricher avec la technique Bournonville ; s’il y a une erreur, elle se voit) et la joie n’a pas besoin d’être jouée, elle naît du plaisir pris aux pas. La danse est pour Bournonville une éthique de vie, avec « a low church, family style of ballet ».

 

Danois envers et contre toute l’Europe

Dans les années 1840, Bournonville est établi et reconnu au Danemark ; il désire voir ce qu’il en est ailleurs et découvre que le reste de l’Europe est partie dans une direction totalement opposée. Il correspond avec d’autres artistes qui partagent ses vues, mais cette diaspora du ballet, vieillissante, ne compense pas son impression d’isolement.

Bournonville trouve Paris obsédée par l’argent ; l’ennui règne à l’Opéra, et le cancan sur le reste de la capitale. À Naples, le ballet s’est provincialisé sous le coup de la censure et de la pruderie catholique. Espoir à Vienne, Bournonville accepte un poste ; les Viennois trouvent ses ballets vieillots et lui préfèrent la pyrotechnie de Paul Taglioni (le frère de Marie). La Russie suscite chez le chorégraphe danois un mélange de curiosité et de réticence : il est impressionné par la qualité des danseurs mais trouve les chorégraphies trop lascives et acrobatiques (Petipa est d’accord avec lui, mais il lui faut bien composer avec le goût du public et des autorités).

Peu à peu, Bournonville se met à penser que Copenhague est le meilleur espoir du ballet – d’autant que le pays est politiquement stable (en 1848, il effectue une transition de velours de l’absolutisme à la monarchie constitutionnelle). La défaite de 1864 face à la Prusse réactive son nationalisme ; Valdemar est redonné à moult reprises, chaque fois avec succès. Alors que toute l’Europe désire passer à autre chose, Bournonville met un point d’honneur à ne pas changer.

Conservatisme balletomane

Bournonville met toute son énergie à consolider et préserver le ballet danois. En 1849, il crée Le Conservatoire, ballet-vaudeville en deux actes qui inclus « Pas d’école », divertissement auquel on a pris l’habitude de réduire Le Conservatoire. Cette démonstration est une manière de dire : voilà ce qui importe, voilà à quoi l’on doit s’en tenir.

En 1854, Un conte populaire signe le retour au romantisme danois (sur des histoires scandinaves – dont un conte d’Andersen, qui a été formé au ballet). Avec ce ballet, Bournonville défend sa position artistique face aux dramaturges du Théâtre royal, partisans de la Raison qui ne jurent que par la satire. Un conte populaire est un Napoli scandinave, une Giselle du Nord où les Willis ont été remplacées par des trolls et des elfs, créatures païennes qui conservent dans une certaine mesure une symbolique chrétienne (on écarte les mauvaises créatures avec de l’eau sacrée…). Les ballets suivants continuent d’explorer des thèmes nordiques, mythologiques ou médiévaux.

Bournonville travaille à un système de notation, qui ne sera pas très utilisé mais témoigne de son désir de préserver son art : il sait que le ballet ne sera pas reconnu comme l’égal du théâtre ou de la musique tant qu’il n’aura pas son langage propre. Bournonville se bat également pour améliorer le sort de danseurs (il fait régulariser la paye des danseurs et leur obtient une retraite) et, en 1847, réorganise l’école du ballet.

À la mort de Bournonville, en 1879, le Danemark a sa propre école et son propre style de ballet (qui sauvent ainsi de l’oubli une part importante de la tradition française, issue de l’école Vetsris). Par la suite, ses élèves règlent à partir de ses ballets six cours de danse (un pour chaque jour de la semaine) et répètent inlassablement ces classes fixes. Le Conservatoire portait bien son nom…

AA 3/12 La Révolution française dans le ballet

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Ballet bluette, ballet pompier

À la fin des années 1770, la rivalité de la comédie italienne est alarmante ; l’Opéra traverse une crise financière. On n’y donne plus de nobles pantomimes dans le style de Noverre, mais des vaudevilles-pantomimes, sortes de ballets fleur bleue mettant en scène de jeunes paysannes (parfois émaillés de quelques sous-entendus politiques, les rosières pouvant faire écho à Marie-Antoinette). Le chorégraphe Maximilien Gardel travaille avec des compositeurs qui recyclent des chansons populaires : le public en connaît les paroles, c’est un moyen efficace pour rendre la pantomime compréhensible. La danseuse-phare de ces ballets est Madeleine Guimard, une « bâtarde au grand cœur », ai-je écrit dans mes notes, ce qui me fait un peu douter de moi. La miss danse les rôles de paysanne avec noblesse et les rôles de dame noble avec simplicité, mais bon, ça reste de la bluette.

L’érosion du style noble correspond à une réalité sociale. Louis XVI, moins porté sur l’étiquette (et ce n’est pas Marie-Antoinette qui va lui remettre les pendules à l’heure), se rend peu souvent à l’Opéra. Le réflexe de se tourner vers le roi et les grands de ce monde pour connaître leur avis (forcément le bon) tend à s’estomper. On vient de moins en moins pour être vu et de plus en plus pour voir, si bien que lorsque l’opéra est détruit dans un incendie, on en reconstruit un plus axé sur la visibilité que la sociabilité (ce n’est pas le palais de Chaillot non plus, hein).

L’Opéra est aussi agité que la nation. Les danseurs sont de moins en moins contrôlables et se livrent à des mutineries qui en envoient certains en prison. Auguste Vestris, danseur qui compte davantage sur la virtuosité que son père Gaetan, refuse de se produire pour la reine, ça par exemple ! Le 11 juillet 1789, la foule investit l’Opéra et s’empare des accessoires qui ressemblent à des armes – la chronologie nous préserve heureusement d’une prise de la Bastille avec des pistolets à eau.

Exit les ingénues de Guimard, place au ballet héroïque ! Pierre Gardel chorégraphie en 1790 Télémaque dans l’île de Calypso et Psyché (même si je ne vois pas trop ce qu’il y a d’héroïque dans Psyché, hormis de le jouer 560 fois en 3 ans). Ces deux ballets constituent un compromis entre l’ancien, avec des histoires bien connues, et la nouveauté, essentiellement vestimentaire et féminine. Le ballet adopte en effet la mode grecque de la Révolution (bah, ouais, Sparte, quoi !) : les tenues grecques permettent de dénuder les danseuses en tout bien tout honneur (pas comme ces nobles vicelards). Et comme Gardel s’est aperçu que cela plaît au public, il renforce les effectifs féminins sur scène, au point de faire presque disparaître les hommes, qui ne sont plus que 2 dans Télémaque, entourés de 32 femmes. Bref, le ballet héroïque habille de grandeur une pantomime vaudevillesque ; ce n’est pas ça qui va revitaliser le genre.

 

Allons danseurs de la patrie

En 1792, alors que la Révolution entame sa phase radicale, les productions théâtrales se politisent (L’Offrande à la liberté est chorégraphiée sur La Marseillaise). L’Opéra échappe à l’épuration : une liste d’artistes royalistes a bien été établie, mais il semblerait que l’homme chargé des arrestations aimait trop être diverti. En 1794, Gardel s’engage à abandonner le répertoire de l’aristocratie viciée au profit de productions républicaines décentes (en toges grecques, donc). Ce n’est pas pour rien que Gardel restera directeur de l’Opéra pendant 42 ans, passant au travers des régimes successifs…

Les festivals révolutionnaires fleurissent sur les parvis : plus que de mettre en scène, il s’agit de revivre les moments marquants de la Révolution et, par là même, de les créer comme mythes. La foule n’est pas uniquement là pour regarder, comme c’était le cas pour les ballets du roi : elle est invitée à participer. Il y a interaction entre la scène et la place publique : des danseurs et maîtres de ballet sont impliqués dans ces événements, dont les thèmes vont en retour durablement marquer le ballet, même après la fin de la période révolutionnaire.

Les festivals révolutionnaires mettent en scène des groupes de jeunes filles habillées de blanc – des jeunes filles d’extraction modeste censées incarner la pureté, la vertu républicaine. Quoiqu’elles ne dansent pas, leur chœur silencieux est l’ancêtre de corps du ballet. Jusque là, en effet, il n’y a sur scène que des personnages, des couples – pas d’entité clairement définie. Il faudra attendre La Sylphide et Giselle pour voir apparaître le groupe en tant que tel ; les Romantiques le concevront candide et féminin, à l’instar de ces groupes de jeunes filles habillées de blanc.

 

Tout envoyer valser ?

En 1794, l’Opéra reprend le répertoire d’avant la Révolution (plus Télémaque et Pysché), mais il ne s’agit pas pour autant d’un retour à l’ordre établi, plutôt d’une mise en pilotage automatique : les ballets sont repris comme les rediffusions à la télé. La dynamique est ailleurs, dans les bals parisiens, où dansent les (femmes) incroyables et les (hommes) merveilleux, dans d’extravagantes tenues. L’Opéra accueille ainsi des bals masqués, témoin de la nouvelle danse à la mode : une valse qui n’a rien de viennoise. On se tient par la taille, on s’enlace… c’est chargé d’érotisme. Et surtout, transposé sur scène, c’est la naissance du pas de deux : les partenaires n’évoluent plus côte-à-côte, comme c’était le cas dans le menuet, mais face-à-face, les corps en prise l’un avec l’autre, qui font contrepoids.

En 1800, après des années de vache maigre chorégraphique, Gardel présente La Dansomanie. Si le protagoniste de ce ballet peut rappeler monsieur Jourdain par sa folie sociale (il refuse de marier sa fille sous prétexte que le beau parti n’est pas bon danseur), La Dansomanie n’a plus l’aura de la cour qu’avait Le Bourgeois Gentilhomme. Il ne s’agit pas d’une comédie-ballet mais d’un « rien », selon le chorégraphe lui-même, conscient de ne pas faire dans la finesse de la satire, mais dans la pure farce.

 

Mise au pas

L’arrivée de Napoléon signifie retour à la cour, la hiérarchie, l’étiquette… et les maîtres de ballet. Ce n’est pas pour autant un retour au passé : si la hiérarchie est prônée comme valeur, elle se fonde désormais sur le mérite (et la fortune, quand même) plutôt que la naissance.

L’Opéra est mis sous surveillance : les ballets sont soumis à la censure, et les danseurs ne sont plus autorisés à modifier les pas ou à reprendre la chorégraphie d’un ballet dans un autre – caprices aristocratiques que cela. Alors qu’ils ont participé à la Révolution, les danseurs se retrouvent paradoxalement à défendre leurs privilèges de l’ancien temps. Envie de faire le malin ? Quatre jours de prison.

L’école de danse est elle aussi mise au pas : on bat le rappel des élèves qui s’entraînent chez des professeurs particuliers et les garçons sont dotés d’un uniforme. C’est l’émergence du ballet comme une discipline moderne, au style militaire.

 

Auguste Vestris et le mélange des genres

Jusque là, le ballet est divisé en trois genres : noble, demi-caractère et comique. Cette catégorisation va de paire avec une certaine croyance dans le bien-fondé de la hiérarchie : « les rois et les nobles étaient, par la grâce de Dieu, supérieurs aux autres, et ils dansaient d’une manière qui le prouvait. » Reproduisant cette hiérarchie, les danseurs sont spécialisés dans l’un des trois genres. Auguste Vestris, lui, est formé au genre noble, mais horreur et damnation, il se permet de tous les mélanger. Non seulement ses tours et ses sauts sont à l’opposé de la retenue requise par le style noble, mais cette virtuosité laisse entrevoir un travail qui contredit le don et partant l’ordre « naturel » – la grâce physique et divine.

Il ne s’agit pas de quelques écarts à mettre sur le compte de l’impétuosité de la jeunesse ; la remise en cause est profonde et constitue une véritable rupture dans l’histoire du ballet. La violence que certains spectateurs perçoivent dans les « gesticulations » de Vestris est (aussi) une violence qui s’exerce contre le genre noble, dé-naturé, refondé dans un ensemble plus vaste, dont il n’est plus qu’une facette. Les trois genres fusionnent en effet en une seule et même technique : le style noble se retrouve dans les parties d’adage ; le demi-caractère, dans les pas rapides et la batterie (les sauts) ; et le comique, dans pas plus athlétiques encore. C’est beau comme du Lavoisier.

Même des danseurs a priori nobles se laissent séduire par cette nouvelle manière de danser et l’un deux, Antoine Paul, pousse plus loin encore les outrances de Vestris. Il en va aussi de leur carrière : si les puristes se lamentent, le public en réclame. Alors, vulgaire ou spectaculaire ? Il suffit de penser à Ivan Vassiliev, Daniil Simkin ou François Alu, par exemple, pour constater que cette tension entre virtuosité et pureté technique est encore d’actualité (sans même parler des galas et de leurs fouettés à foison, qui déclenchent généralement des comparaisons circassiennes).

 

Le début d’une technique moderne

La confusion des genres signifie aussi que les notateurs se mélangent les pinceaux. Le système Feuillet n’est plus adapté à ces nouveaux pas en constante évolution. Les croquis se multiplient en marge et finissent par déborder les tracés initiaux. L’invention d’un nouveau système de notation devient nécessaire, mais les différents essais ne sont pas très fructueux. Les sources les plus exploitables qui nous sont parvenues sont au final des exercices consignés par Bournonville (élève de Vestris) et Michel Saint-Léon (le père d’Arthur).

La nouvelle école telle qu’elle se devine dans ces notes se distingue par 180° d’en-dehors, des pieds complètement pointés (ce qui est rendu possible par des chaussures style sandales grecques) et une mobilité accrue du buste et des bras. Pendant la classe, les danses ne sont plus pratiquées comme des ensembles mais divisées en pas, lesquels sont exécutés dans un ordre de difficulté croissant, dans d’interminables séries. Les cours durent généralement trois heures et requièrent une énergie considérable. Rien que l’échauffement comprend 48 pliés, 128 grands battements, 96 petits battements, 128 ronds de jambe à terre, 128 en l’air, 128 battements sur le cou-de-pied… Le maître mot : répétition. Couplé à l’utilisation de machines pour forcer l’en-dehors, cet entraînement extrême entraîne une hausse du niveau technique et… du nombre de blessures.

Pour se rendre mieux compte de l’évolution : vidéo de la Royal Opera House sur la classe de danse à travers les siècles.

 

La fin du danseur masculin

La nouvelle école de Vestris met en place les fondements de la technique moderne du ballet mais, ce faisant provoque la perte des danseurs : sans danseur noble, il n’y a plus de place pour les hommes dans le ballet. Avec la fusion des genres en une seule et même technique, le danseur devient une page blanche qui n’est plus le reflet d’un ordre social défini. Ce danseur tout-en-un, incarné par Vestris, ouvre la voie au danseur d’aujourd’hui, qui doit pouvoir tout danser, mais, à l’époque, cette dé-spécialisation est perçue comme une perte, la corruption d’un art par des mouvements violents, heurtés.

À ce changement de paradigme technique s’ajoutent des considérations vestimentaires. Contrairement à leur public, les danseurs ne portent pas le pantalon (peu pratique pour sauter) ; ils ont gardé leurs collants. Cet accoutrement à l’ancienne les fait paraître précieux comme des dandys, héros ridicules d’un temps passé (les novices du ballet comprendront sans problème ; balletomanes trop habitués aux collants pour y avoir autre chose qu’une convention, visualisez deux secondes les costumes de Psyché, ça devrait vous aider). Vestris et compagnie réussissent ainsi l’exploit d’être perçus à la fois comme disgracieux (mouvements pas assez nobles) et efféminés (vêtements trop nobles) – alors que, bon, féminité et grâce sont d’ordinaire assez facilement associées.

En bref : la danseuse est l’avenir du danseur. La virtuosité masculine est écartée au profit d’un jeu féminin plus délicat, incarné par Émilie Bigottini dans Nina ou La Folle par amour (1813). Pas d’acrobatie : de l’expression, du mystère. La demoiselle est si peu virtuose qu’elle est à peine danseuse ; sa pantomime est celle d’une comédienne. Il faut attendre le romantisme pour battre Vestris et compagnie à leur propre jeu et atteindre un niveau d’expression supérieur par davantage de technique encore.

Prochain épisode : l’avènement de la ballerine romantique, qui prend la place du danseur (au point que les rôles d’hommes seront joués par des femmes en travesties – l’inversion est totale).

AA 2/12 Les Lumières et le ballet d’action

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

« C’est précisément parce que le ballet était un art de la cour par excellence et semblait incarner à tant d’égards le style aristocratique français qu’il est devenu une cible pour les hommes et les femmes qui aspiraient à créer une autre société, moins rigide dans sa hiérarchie. » Le ballet s’est étendu dans toute l’Europe et les tentatives de le restructurer viennent de partout. On cherche à lui insuffler un nouveau dynamisme en empruntant à des formes plus populaires telles que le mime et la pantomime. On veut faire de cet art des dieux (le Roi-Soleil est Apollon, remember) un art plus proche des hommes, et l’émotion est perçue comme le moyen de contrer tout ce que la belle danse peut avoir de factice.

 

En Angleterre : à la recherche du ballet anglais

Les conditions qui ont permis au ballet d’émerger sous la forme qu’il a connue en France ne se retrouvent pas en Angleterre : la noblesse est dans ses campagnes ; il n’y a pas de cour vivace ; et ce qui vient de France est forcément un peu soupçonneux. Charles I essaye de copier la cour de Versailles sans succès ; Cromwell est trop puritain pour le vouloir ; et les rois qui suivent ne sont pas très doués avec l’étiquette. Bref, la belle danse n’est pas trop leur tasse de thé ; ils préfèrent un style plus comique, plus vivant, influencé par la commedia dell’arte.

C’est dans ce contexte pas hyper encourageant que John Wearer, maître à danser et auteur de plusieurs traités sur le sujet, tente de promouvoir la danse comme un art qui peut réguler les passions, « a social glue » qui permette d’apaiser les tensions entre les gens. L’idée n’est pas, comme c’était le cas en France, d’accentuer les hiérarchies sociales, mais au contraire de les lisser. Pour faire de la danse un art respectable et pour ainsi dire moral (pas français, quoi), John Wearer relie le ballet non pas au ballet de cour, mais à la pantomime de l’Antiquité (ah, la vertu des Anciens…). Bref, il veut imposer le ballet à l’anglaise, bien policé. En 1717, il monte The Loves of Mars and Venus, qui est un succès… jusqu’à ce qu’un théâtre concurrent en monte une parodie – « pantomime reverted to clowning ». Fail. Revanche de l’histoire : si, sur le moment, ses idées ne prennent pas, elles ont fini par définir le style anglais, encore reconnaissable aujourd’hui (on parle des Deux pigeons, right ?).

 

En France : rivalité Opéra / Opéra comique

En France, pas de mélange des registres hauts et bas comme en Angleterre : seul l’Opéra a le droit de représenter des tragédies lyriques et des opéras-ballets. La pantomime se présente alors pour les autres troupes comme un moyen de contourner cette restriction, tout en exploitant le goût croissant pour la comédie italienne. L’Opéra comique, créé en 1762, devient ainsi un rival sérieux pour l’Opéra, en perte de vitesse du fait même de son privilège.

Cette tension est pour ainsi dire incarnée par Marie Sallé et sa rivale Marie-Anne Cupis de Camargo (la dernière entrée ferme la porte). Marie Sallé, danseuse d’opéra et de mime, qui s’est produite à Londres, mélange les genres pour raconter une histoire en transmettant des émotions (mal dit comme ça, on se croirait sur le plateau de Danse avec les stars, mais bon, faut se rappeler que la belle danse n’était pas vraiment portée sur la narration ni l’épanchement sentimental). Pour ce faire, elle abandonne les robes de cour pour des tenues à la grecque, qui dévoilent le corps (d’où l’émotion ?). Contrairement à beaucoup d’autres, la « cruelle prude » n’est pas courtisane, mais elle marque tout de même la transition du style français de la cour au boudoir, i.e. du publique à l’intime ou encore de l’héroïque à l’érotique.

Marie-Anne de Cupis de Camargo, quant à elle, mise tout sur la virtuosité technique, en s’appropriant la batterie (les sauts) normalement réservés aux hommes. Elle fait raccourcir ses jupes pour qu’on admire le travail de ses pieds (peut-être des fétichistes parmi ses nombreux amants ?). Les deux rivales annoncent le XIXe siècle, où la danseuse supplantera le danseur. Ah, les filles d’opéra… La zone trouble entre l’art et le demi-monde est un thème récurrent dans l’histoire de la danse. Il faut dire que les danseuses, au service du roi, étaient indépendantes ; elles n’avaient pas à remettre leur salaire à leur père ou mari… et l’augmentaient en travaillant comme courtisane. Du coup, forcément, la renommée était autant affaire de talent que de vie privée.

 

Noverre et la pantomime

La commedia dell’arte, l’opéra italien, les pièces jésuites, la pantomime de John Weaver… l’idée que l’on puisse raconter une histoire avec le corps aussi bien, voire mieux, qu’avec les mots est dans l’air du temps. Elle prend forme autour de Noverre, le maître de ballet le plus célèbre de l’époque, auteur des Lettres sur la danse (1760) et d’environ 80 ballets diffusés en Europe. Il commence sa carrière à l’Opéra comique (tiens donc) et entretient notamment des liens avec Garrick, un acteur anglais qui a réformé le théâtre de la même manière que Noverre souhaite réformer le ballet : en ôtant les masques et en recourant à une diction/gestuelle moins grandiloquente. Tel qu’il est, sur le déclin, le ballet lui semble vide de sens ; Noverre voudrait que la danse parle à l’âme, qu’elle émeuve… et le moyen d’y parvenir, selon lui, c’est la pantomime.

Exit le ballet de cour, place au ballet d’action. Enfin d’action, c’est vite dit ! N’allez pas vous imaginer un ballet de cape et d’épée… Le ballet d’action raconte une histoire, ok (par opposition à des divertissements ou des numéros), mais comme ce n’est pas évident de suivre qui trahit qui et pourquoi untel tue untel (Noverre veut sortir le ballet du merveilleux pour aller sur le terrain de la tragédie), la narration prend la forme de tableaux successifs, des fresques, quoi – un peu ironique pour un ballet d’action, je trouve. Il n’empêche, on se débarrasse des masques et des vêtements encombrants ; il y a un réel effort d’expressivité et de sincérité. Sous-jacente est l’idée que, contrairement aux paroles, le corps, lui, ne ment pas. Le ballet d’action va de paire avec l’idée utopique d’un monde pré-social, qui ne serait pas encombré de conventions. Rousseau voit même dans la pantomime un bon compromis entre une danse trop primitive et le langage trop policé.

L’ironie, dans l’affaire, c’est qu’à l’étranger, Noverre est embauché en tant que maître à danser français et, à ce titre, continue à enseigner les danses nobles en réaction auxquelles s’est définie la pantomime. Le client est toujours roi, et le client veut le maître à danser de Marie-Antoinette. Sept ans à la cour de Stuttgart laissent une empreinte superficielle ; à Vienne, la pantomime doit être tempérée avec des ballets français pour obtenir le succès ; et à Milan, ça ne plaît pas du tout…

De retour à Paris, Noverre ne résiste pas aux intrigues de l’administration de l’Opéra. Ses œuvres se perdent peu à peu au profit de pièces plus populaires, plus comiques, en comparaison desquelles la pantomime paraît raide. Aigri, Noverre qualifie ses lettres de rêves de jeunesse idéalistes… Son erreur est de s’être attaché à la pantomime sans s’interroger sur la manière dont bougent les danseurs. Si la pantomime ne suffit pas pour raconter une histoire – du moins, pas sans un (conséquent) livret d’intention –, elle permet néanmoins au ballet de gagner son indépendance, d’être reconnu comme un art auto-suffisant, capable d’expression. Les Lumières françaises ont ainsi amorcé le passage, actualisé au XIXe siècle, du ballet comme divertissement à une forme artistique indépendante.

Apollo’s Angels

Pink Lady m’a mis dans les mains Apollo’s Angels. Encore une histoire du ballet, me direz-vous. Oui, c’est d’ailleurs le sous-titre, et non : je n’en ai lu qu’une centaine de page, mais c’est largement assez pour constater que l’auteur va bien au-delà d’une histoire factuelle. Retraversant les époques et les noms bien connus des balletomanes, Jennifer Homans s’attache à restituer l’esprit du ballet et à comprendre son évolution dans les sociétés où il évolue. L’approche est aussi fine que le bouquin est épais. Du coup, je me suis dit qu’en faire des compte-rendus ne serait pas une mauvaise idée : d’une part, cela m’encourage à avancer dans ma lecture sans oublier ce que je lis au fur et à mesure, et d’autre part, cela rendra accessible (je l’espère) cette épopée du ballet, passionnante mais écrite dans un anglais relativement soutenu (et sans traduction française pour le moment). Voire vous donnera envie de la lire. (Oui, je sais, je ferais bien par commencer de la finir.)

Je mettrai ici les liens au fur et à mesure, des chroniquettes de film ou de spectacle étant fort susceptibles de s’intercaler entre les chapitres.
Évidemment, toutes les remarques pertinentes sont de Jennifer Homans ; les impertinentes, de ma pomme.

Première partie La France et les origines classiques du ballet

Chapitre 1 Les rois de la danseurs
Chapitre 2 Les Lumières et le ballet d’action
Chapitre 3 La Révolution française dans le ballet
Chapitre 4 Les illusions romantiques et l’essor de la ballerine
Chapitre 5 Orthodoxie scandinave : le style danois
Chapitre 6 Hérésie italienne : pantomime, virtuosité et ballet italien

Seconde partie Light from the East : world of art (je ne sais pas comment traduire ça sans l’avoir lu)

Chapitre 7 Les tsars de la danse : le classicisme russe impérial
Chapitre 8 East goes West : le modernisme russe et les ballets russes de Diaghilev
Chapitre 9 Laissé pour compte ? Le ballet communiste de Staline à Brejnev
Chapitre 10 Seul en Europe : l’épisode britannique
Chapitre 11 Le siècle américain I : les débuts russes
Chapitre 12 Le siècle américain II : la scène new-yorkaise