AA 3/12 La Révolution française dans le ballet

Ce billet fait partie d’une série de compte-rendus sur Apollo’s Angels, de Jennifer Homans.

 

Ballet bluette, ballet pompier

À la fin des années 1770, la rivalité de la comédie italienne est alarmante ; l’Opéra traverse une crise financière. On n’y donne plus de nobles pantomimes dans le style de Noverre, mais des vaudevilles-pantomimes, sortes de ballets fleur bleue mettant en scène de jeunes paysannes (parfois émaillés de quelques sous-entendus politiques, les rosières pouvant faire écho à Marie-Antoinette). Le chorégraphe Maximilien Gardel travaille avec des compositeurs qui recyclent des chansons populaires : le public en connaît les paroles, c’est un moyen efficace pour rendre la pantomime compréhensible. La danseuse-phare de ces ballets est Madeleine Guimard, une « bâtarde au grand cœur », ai-je écrit dans mes notes, ce qui me fait un peu douter de moi. La miss danse les rôles de paysanne avec noblesse et les rôles de dame noble avec simplicité, mais bon, ça reste de la bluette.

L’érosion du style noble correspond à une réalité sociale. Louis XVI, moins porté sur l’étiquette (et ce n’est pas Marie-Antoinette qui va lui remettre les pendules à l’heure), se rend peu souvent à l’Opéra. Le réflexe de se tourner vers le roi et les grands de ce monde pour connaître leur avis (forcément le bon) tend à s’estomper. On vient de moins en moins pour être vu et de plus en plus pour voir, si bien que lorsque l’opéra est détruit dans un incendie, on en reconstruit un plus axé sur la visibilité que la sociabilité (ce n’est pas le palais de Chaillot non plus, hein).

L’Opéra est aussi agité que la nation. Les danseurs sont de moins en moins contrôlables et se livrent à des mutineries qui en envoient certains en prison. Auguste Vestris, danseur qui compte davantage sur la virtuosité que son père Gaetan, refuse de se produire pour la reine, ça par exemple ! Le 11 juillet 1789, la foule investit l’Opéra et s’empare des accessoires qui ressemblent à des armes – la chronologie nous préserve heureusement d’une prise de la Bastille avec des pistolets à eau.

Exit les ingénues de Guimard, place au ballet héroïque ! Pierre Gardel chorégraphie en 1790 Télémaque dans l’île de Calypso et Psyché (même si je ne vois pas trop ce qu’il y a d’héroïque dans Psyché, hormis de le jouer 560 fois en 3 ans). Ces deux ballets constituent un compromis entre l’ancien, avec des histoires bien connues, et la nouveauté, essentiellement vestimentaire et féminine. Le ballet adopte en effet la mode grecque de la Révolution (bah, ouais, Sparte, quoi !) : les tenues grecques permettent de dénuder les danseuses en tout bien tout honneur (pas comme ces nobles vicelards). Et comme Gardel s’est aperçu que cela plaît au public, il renforce les effectifs féminins sur scène, au point de faire presque disparaître les hommes, qui ne sont plus que 2 dans Télémaque, entourés de 32 femmes. Bref, le ballet héroïque habille de grandeur une pantomime vaudevillesque ; ce n’est pas ça qui va revitaliser le genre.

 

Allons danseurs de la patrie

En 1792, alors que la Révolution entame sa phase radicale, les productions théâtrales se politisent (L’Offrande à la liberté est chorégraphiée sur La Marseillaise). L’Opéra échappe à l’épuration : une liste d’artistes royalistes a bien été établie, mais il semblerait que l’homme chargé des arrestations aimait trop être diverti. En 1794, Gardel s’engage à abandonner le répertoire de l’aristocratie viciée au profit de productions républicaines décentes (en toges grecques, donc). Ce n’est pas pour rien que Gardel restera directeur de l’Opéra pendant 42 ans, passant au travers des régimes successifs…

Les festivals révolutionnaires fleurissent sur les parvis : plus que de mettre en scène, il s’agit de revivre les moments marquants de la Révolution et, par là même, de les créer comme mythes. La foule n’est pas uniquement là pour regarder, comme c’était le cas pour les ballets du roi : elle est invitée à participer. Il y a interaction entre la scène et la place publique : des danseurs et maîtres de ballet sont impliqués dans ces événements, dont les thèmes vont en retour durablement marquer le ballet, même après la fin de la période révolutionnaire.

Les festivals révolutionnaires mettent en scène des groupes de jeunes filles habillées de blanc – des jeunes filles d’extraction modeste censées incarner la pureté, la vertu républicaine. Quoiqu’elles ne dansent pas, leur chœur silencieux est l’ancêtre de corps du ballet. Jusque là, en effet, il n’y a sur scène que des personnages, des couples – pas d’entité clairement définie. Il faudra attendre La Sylphide et Giselle pour voir apparaître le groupe en tant que tel ; les Romantiques le concevront candide et féminin, à l’instar de ces groupes de jeunes filles habillées de blanc.

 

Tout envoyer valser ?

En 1794, l’Opéra reprend le répertoire d’avant la Révolution (plus Télémaque et Pysché), mais il ne s’agit pas pour autant d’un retour à l’ordre établi, plutôt d’une mise en pilotage automatique : les ballets sont repris comme les rediffusions à la télé. La dynamique est ailleurs, dans les bals parisiens, où dansent les (femmes) incroyables et les (hommes) merveilleux, dans d’extravagantes tenues. L’Opéra accueille ainsi des bals masqués, témoin de la nouvelle danse à la mode : une valse qui n’a rien de viennoise. On se tient par la taille, on s’enlace… c’est chargé d’érotisme. Et surtout, transposé sur scène, c’est la naissance du pas de deux : les partenaires n’évoluent plus côte-à-côte, comme c’était le cas dans le menuet, mais face-à-face, les corps en prise l’un avec l’autre, qui font contrepoids.

En 1800, après des années de vache maigre chorégraphique, Gardel présente La Dansomanie. Si le protagoniste de ce ballet peut rappeler monsieur Jourdain par sa folie sociale (il refuse de marier sa fille sous prétexte que le beau parti n’est pas bon danseur), La Dansomanie n’a plus l’aura de la cour qu’avait Le Bourgeois Gentilhomme. Il ne s’agit pas d’une comédie-ballet mais d’un « rien », selon le chorégraphe lui-même, conscient de ne pas faire dans la finesse de la satire, mais dans la pure farce.

 

Mise au pas

L’arrivée de Napoléon signifie retour à la cour, la hiérarchie, l’étiquette… et les maîtres de ballet. Ce n’est pas pour autant un retour au passé : si la hiérarchie est prônée comme valeur, elle se fonde désormais sur le mérite (et la fortune, quand même) plutôt que la naissance.

L’Opéra est mis sous surveillance : les ballets sont soumis à la censure, et les danseurs ne sont plus autorisés à modifier les pas ou à reprendre la chorégraphie d’un ballet dans un autre – caprices aristocratiques que cela. Alors qu’ils ont participé à la Révolution, les danseurs se retrouvent paradoxalement à défendre leurs privilèges de l’ancien temps. Envie de faire le malin ? Quatre jours de prison.

L’école de danse est elle aussi mise au pas : on bat le rappel des élèves qui s’entraînent chez des professeurs particuliers et les garçons sont dotés d’un uniforme. C’est l’émergence du ballet comme une discipline moderne, au style militaire.

 

Auguste Vestris et le mélange des genres

Jusque là, le ballet est divisé en trois genres : noble, demi-caractère et comique. Cette catégorisation va de paire avec une certaine croyance dans le bien-fondé de la hiérarchie : « les rois et les nobles étaient, par la grâce de Dieu, supérieurs aux autres, et ils dansaient d’une manière qui le prouvait. » Reproduisant cette hiérarchie, les danseurs sont spécialisés dans l’un des trois genres. Auguste Vestris, lui, est formé au genre noble, mais horreur et damnation, il se permet de tous les mélanger. Non seulement ses tours et ses sauts sont à l’opposé de la retenue requise par le style noble, mais cette virtuosité laisse entrevoir un travail qui contredit le don et partant l’ordre « naturel » – la grâce physique et divine.

Il ne s’agit pas de quelques écarts à mettre sur le compte de l’impétuosité de la jeunesse ; la remise en cause est profonde et constitue une véritable rupture dans l’histoire du ballet. La violence que certains spectateurs perçoivent dans les « gesticulations » de Vestris est (aussi) une violence qui s’exerce contre le genre noble, dé-naturé, refondé dans un ensemble plus vaste, dont il n’est plus qu’une facette. Les trois genres fusionnent en effet en une seule et même technique : le style noble se retrouve dans les parties d’adage ; le demi-caractère, dans les pas rapides et la batterie (les sauts) ; et le comique, dans pas plus athlétiques encore. C’est beau comme du Lavoisier.

Même des danseurs a priori nobles se laissent séduire par cette nouvelle manière de danser et l’un deux, Antoine Paul, pousse plus loin encore les outrances de Vestris. Il en va aussi de leur carrière : si les puristes se lamentent, le public en réclame. Alors, vulgaire ou spectaculaire ? Il suffit de penser à Ivan Vassiliev, Daniil Simkin ou François Alu, par exemple, pour constater que cette tension entre virtuosité et pureté technique est encore d’actualité (sans même parler des galas et de leurs fouettés à foison, qui déclenchent généralement des comparaisons circassiennes).

 

Le début d’une technique moderne

La confusion des genres signifie aussi que les notateurs se mélangent les pinceaux. Le système Feuillet n’est plus adapté à ces nouveaux pas en constante évolution. Les croquis se multiplient en marge et finissent par déborder les tracés initiaux. L’invention d’un nouveau système de notation devient nécessaire, mais les différents essais ne sont pas très fructueux. Les sources les plus exploitables qui nous sont parvenues sont au final des exercices consignés par Bournonville (élève de Vestris) et Michel Saint-Léon (le père d’Arthur).

La nouvelle école telle qu’elle se devine dans ces notes se distingue par 180° d’en-dehors, des pieds complètement pointés (ce qui est rendu possible par des chaussures style sandales grecques) et une mobilité accrue du buste et des bras. Pendant la classe, les danses ne sont plus pratiquées comme des ensembles mais divisées en pas, lesquels sont exécutés dans un ordre de difficulté croissant, dans d’interminables séries. Les cours durent généralement trois heures et requièrent une énergie considérable. Rien que l’échauffement comprend 48 pliés, 128 grands battements, 96 petits battements, 128 ronds de jambe à terre, 128 en l’air, 128 battements sur le cou-de-pied… Le maître mot : répétition. Couplé à l’utilisation de machines pour forcer l’en-dehors, cet entraînement extrême entraîne une hausse du niveau technique et… du nombre de blessures.

Pour se rendre mieux compte de l’évolution : vidéo de la Royal Opera House sur la classe de danse à travers les siècles.

 

La fin du danseur masculin

La nouvelle école de Vestris met en place les fondements de la technique moderne du ballet mais, ce faisant provoque la perte des danseurs : sans danseur noble, il n’y a plus de place pour les hommes dans le ballet. Avec la fusion des genres en une seule et même technique, le danseur devient une page blanche qui n’est plus le reflet d’un ordre social défini. Ce danseur tout-en-un, incarné par Vestris, ouvre la voie au danseur d’aujourd’hui, qui doit pouvoir tout danser, mais, à l’époque, cette dé-spécialisation est perçue comme une perte, la corruption d’un art par des mouvements violents, heurtés.

À ce changement de paradigme technique s’ajoutent des considérations vestimentaires. Contrairement à leur public, les danseurs ne portent pas le pantalon (peu pratique pour sauter) ; ils ont gardé leurs collants. Cet accoutrement à l’ancienne les fait paraître précieux comme des dandys, héros ridicules d’un temps passé (les novices du ballet comprendront sans problème ; balletomanes trop habitués aux collants pour y avoir autre chose qu’une convention, visualisez deux secondes les costumes de Psyché, ça devrait vous aider). Vestris et compagnie réussissent ainsi l’exploit d’être perçus à la fois comme disgracieux (mouvements pas assez nobles) et efféminés (vêtements trop nobles) – alors que, bon, féminité et grâce sont d’ordinaire assez facilement associées.

En bref : la danseuse est l’avenir du danseur. La virtuosité masculine est écartée au profit d’un jeu féminin plus délicat, incarné par Émilie Bigottini dans Nina ou La Folle par amour (1813). Pas d’acrobatie : de l’expression, du mystère. La demoiselle est si peu virtuose qu’elle est à peine danseuse ; sa pantomime est celle d’une comédienne. Il faut attendre le romantisme pour battre Vestris et compagnie à leur propre jeu et atteindre un niveau d’expression supérieur par davantage de technique encore.

Prochain épisode : l’avènement de la ballerine romantique, qui prend la place du danseur (au point que les rôles d’hommes seront joués par des femmes en travesties – l’inversion est totale).