Singin’ in the rain

On m’avait déjà emmené voir une comédie musicale d’après le film Singin’ in the rain, dans un petit théâtre à Paris. Aucune trace sur mon blog ; c’était il y a plus de dix ans. Tout ce dont je me souviens, outre de l’évacuation de la salle suite à une (fausse) alerte incendie (ce qui est un peu ironique au vu de la pièce, vous avouerez), c’est que la comédienne, championne de claquettes, sortait à un moment d’un gros gâteau et qu’on faisait tout un plat d’une bande-son synchronisée avec un bout de film – forcément, quand on est élevé aux dessins animés, on est surpris de la surprise suscitée par le passage du cinéma muet au cinéma parlant. Et c’est probablement encore de cinéma que je me souviendrai si, dans dix ans, je repense à ce Singin’ in the rain mis en scène par Robert Carsen.

Il m’a bien fallu vingt minutes avant de comprendre pourquoi diable je trouvais la mise en scène si élégante : costumes, décors, accessoires… tout est en noir et blanc – et toutes nuances de gris imaginables, y compris l’argenté, réhaussées par une dose non négligeable de paillettes (combinées à la moindre touche de couleur, elles seraient tombés dans la vulgarité, mais, en l’occurrence, elles évitent toute monotonie). Il faut saluer le travail d’Anthony Powell pour les costumes, de Tim Hatley pour les décors (l’escalier photographié en noir et blanc fait parfaitement illusion) ainsi que de Giuseppe Di lorio et Robert Carsen pour les lumières. J’ai souri, d’ailleurs, en retrouvant un moment les gigantesques ombres projetées chères à Carsen. Tu connais le metteur en scène ? m’ont demandé, surprises, les copines avec qui j’y étais. C’est rafraîchissant d’évoluer dans des cercles différents, et agréable, il faut bien l’avouer, d’être, de novice, promue pour un soir celle-qui-s’y-connait. Que dalle. Ce qui ne m’empêche pas d’évoquer ses mises en scène d’opéra, parmi les plus belles que j’ai pu voir, avec des paillettes dans les yeux (bah oui, ça colle de partout, ces trucs-là).

L’esthétique de la mise en scène fait beaucoup pour mon adhésion à la pièce, dont les dialogues et l’humour me laissent souvent froide. Je ne suis pas très théâtre, et encore moins théâtre de boulevard ; si les désynchronisations-resynchronisations images-voix me font sourire, dans l’ensemble, les simagrées théâtrales ne me font pas rire (et c’est d’ailleurs ce côté outrancier qui me rebute souvent dans les vieux films). Crime de lèse-balletomane, cette adaptation ne brille pas particulièrement par les chorégraphies de Stephan Mear. Je reste un peu sur ma faim pour ce qui est des claquettes, surtout que la chanson éponyme est interprétée sans fers aux pieds (pour ne pas glisser sur l’eau, je présume). C’est dommage, parce qu’après « Moses », trio plein d’entrain sur une chanson tongue-twister, je me demandais déjà pourquoi diable j’avais arrêté les claquettes (les dix heures de danse classique hebdomadaires au lycée pouvant constituer un début de réponse).

Bon, vous me direz, une comédie musicale, c’est surtout des chansons. Et ça tombe bien, Dan Burton, le tenant du rôle principal, a une voix très agréable. Et pas que la voix, en fait1. Il danse même fichtrement bien, le bougre. Sa partenaire, Clare Halse, la voix moins accueillante et le physique moins élancé, paraît forcément un peu en retrait, même si elle assure d’un bout à l’autre. Emma Kate Nelson, qui joue la diva (à la voix) insupportable, est plus piquante ; peut-être même qu’elle dégommerait dans un registre autre que le strident-nasillard imposé par son rôle. Emma Lindars m’éclate en commentatrice de l’avant-première cinématographique (l’arrivée des stars fait très Matthew Bourne) et plus encore en coach de diction ; et je dois à Daniel Crossley un frisson de peur lors de l’utilisation de l’accoudoir du canapé comme saut de cheval – un saut de lune, on n’a pas idée ! Enfin, malgré l’absence de nom, je me dois de créditer le plus joli petit cul de la soirée, divinement mis en valeur par un pantalon à pinces gris et les volte-face pesamment anaphoriques des trois commis annonçant les arrivées sur le plateau de tournage (il s’agit du premier, le plus proche du public).

Pour clore la soirée en beauté, toute la troupe reprenait la chanson phare… en ciré jaune et parapluies de couleurs, passage du cinéma à la couleur (et de Gene Kelly à Jacques Demy ?).

(Le théâtre du Châtelet est toujours l’un des pires théâtres qui soient en terme de visibilité : ma place de deuxième catégorie, pleine de têtes, ne valait pas plus que les 20 € payés en dernière minute…)


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 En bonus, le charme british des oreilles légèrement décollées.

 

La petite sirène tchèque

Rusalka est une petite sirène tchèque. Comme Ariel, la nymphe des eaux tombe amoureuse d’un homme et souhaite devenir humaine pour vivre cet amour. Contre l’avis de son père, elle demande à la sorcière Ježibaba de l’aider dans son entreprise. Pacte avec des forces diaboliques oblige, il y a une contrepartie : Rusalka sera damnée si le prince lui est infidèle. Et pour corser le tout, elle sera muette une fois une terre (pas hyper pratique dans un opéra). Évidemment (cf. La Petite Sirène, Le Lac des cygnes, Giselle et plus largement le genre humain), le prince est séduit par une princesse étrangère invitée à leur mariage et tout est mâle qui finit mal.

Le dernier acte est plus ambigu, plein de subtilités dues aux lois a-logiques de la magie : ainsi, Rusalka refuse de tuer le prince, seul moyen de se racheter – elle jette le couteau dans le lac ; mais le prince, se rendant compte de son erreur (c’est vraiment lent à la comprenette, un prince), retourne près du lac et réclame l’étreinte de Rusalka, dut-elle lui coûter la vie. Le prince meurt, Rusalka n’est pas sauvée, condamnée à errer dans le lac, à jamais étrangère à ses sœurs insouciantes. Aucune logique là-dedans si ce n’est de fournir le grand gâchis romanesque qui donne une dimension tragique à son héroïne1. Car il faut pouvoir la plaindre et l’admirer, la créature immortelle qui a consenti à sa déchéance pour connaître l’amour et ainsi nous conforter dans l’idée que notre condition de mortels est enviable.

Pour ce qui est de nous faire éprouver de l’admiration, Svetlana Aksenova s’en charge. La chanteuse n’est pas que chanteuse ; elle est sensuelle, dansante, vibrante ; elle est Rusalka. Lorsqu’elle chante l’air de la lune, j’ai l’impression d’être soulevée dans les airs par les arcs sonores d’Over the rainbow (moment d’hallucination auditive ? ici à 2’19 ou 4’21, là à 1’17) Avec elle, chaque intonation, chaque geste prend sens, jusqu’à la position des mains, en pronation au premier acte, où elle cherche à atteindre l’inatteignable, le prince, l’amour, la vie, la-haut ; en supination au deuxième et troisième acte, lorsque le bonheur lui échappe et qu’elle se retrouve les mains vides, à porter le poids du destin qu’elle s’est choisi. À ses côtés, Dimitry Ivashchenko est un Ondin plein d’aplomb et de douceur (ses petites lunettes rondes, sous le reflet desquelles son regard est fréquemment dérobé, me rappellent les tritons évoqués par Proust dans sa description des baignoires2).

La mise en scène de Robert Carsen est un vrai bonheur, qui prouve que, non, il n’est pas nécessaire que faire laid pour faire intelligent, et que, non, l’esthétique n’est pas pure ornementation. Le rideau se lève sur un décor qui me laisse presque bouche bée3, un vrai décor d’opéra, qui vous plonge dans l’histoire comme dans un rêve. Un lit flanqué de deux lumières de chevet flotte dans les hauteurs, dédoublé en une réalité connue, placée hors d’atteinte, et son reflet qui fait comprendre d’emblée, avec les parois de piscine et le plan d’eau où s’ébattent les trois ondines, que nous sommes dans les profondeurs du lac. Flottant hors de portée comme un radeau, le lit perd ses connotations bourgeoises, triviales, tout en maintenant présente à l’esprit la dimension charnelle de l’amour désiré par Rusalka (c’est loin, cela ne se dit pas, car dire, déjà, c’est déformer, exhiber une sexualité qui n’a pas le droit de cité).

Lorsque Rusalka s’apprête à quitter le lac pour la surface, le lit et son reflet se disjoignent, les murs du lac-piscine se retirent ; cette disparition onirique, qui plonge Rusalka dans les ténèbres fait d’elle une créature qui n’est plus d’aucun monde, ni de celui qu’elle quitte, ni de celui qu’elle s’apprête à rejoindre, et qui semble vaguement menaçant avec le lit suspendu au-dessus de sa tête comme une épée de Damoclès. Le lit et les lampes de chevet descendent peu avant le rideau : la chambre, la scène conjugale est installée.

Une fois à la surface du lac, c’est à celle du monde qu’est confrontée Rusalka, prisonnière de son apparence, retranchée en elle-même, sans voix. Quand tout à coup, je me souviens, je comprends : c’est le désir la lui ôte ; c’est son corps qui la rend muette, au moins autant que le pacte magique. La gorge serrée d’angoisse et de désir, face au lit qui occupe le centre de la pièce. Pour cet acte, Carsen a placé le lit de profil ; son reflet, cette fois, est horizontal. Non seulement le miroir ainsi créé donne lieu à des tableaux saisissants, mais il matérialise la coexistence de deux mondes antagonistes et la séparation qui se maintient entre le prince et Rusalka alors même qu’ils se voient, fusse d’un œil amoureux. XX a d’ailleurs très justement remarqué que le merveilleux n’apparaissait que d’un seul côté (côté cour). Rapidement repoussée de l’autre côté du miroir, Rusalka voit la princesse étrangère prendre sa place. Carsen l’a habillée exactement de la même manière que Ježibaba (j’ai d’ailleurs mis un certain temps à m’apercevoir que ce n’était pas la même chanteuse), faisant affleurer un complexe d’Elektra qui ne se dit pas (aux côtés du père Ondin, Ježibaba fait office de figure maternelle).

Lorsque l’infidélité est consommée, les deux côtés du miroir s’éloignent ; Rusalka, qui flottait entre les deux mondes à la fin du premier acte, se trouve déchirée entre les deux, rejetée et par l’un et par l’autre. Suspens au second entracte : après la coupure horizontale (monde des eaux/ monde d’en haut) puis la coupure verticale (monde gauche des humains / monde droit de Rusalka), dans quel sens la scène va-t-elle être divisée au troisième acte ? Au plaisir de se laisser surprendre par le lit vu du dessous, sur le mur en fond de scène (un peu comme pour la prieure dans Dialogues des carmélites mis en scène par Olivier Py), succède le plaisir du mais c’est bien sûr ! Rusalka, n’appartenant plus à aucun monde, ne peut plus évoluer dans des repères fixes (dans le lac au premier acte, sur terre au deuxième). Le lit en fond de scène tourne comme une vision cauchemardesque, ouverture sur une autre dimension, entre souvenir et hallucination… Si l’on revient finalement dans l’appartement lambrissé, avec son lit et ses lampes de chevet, c’est parce qu’il accueille la première et la dernière étreinte de Rusalka et du prince. C’est un doux mensonge qu’ils s’offrent l’un à l’autre4, la reconstitution fantasmée de leur histoire telle qu’elle aurait pu avoir lieu.

Mit Palpatine

À lire : Fomalhaut, et le mille-feuilles de Rusalka I et II chez Carnets sur sol

 

1 Quand on ôte tout tragique, le gâchis romanesque devient un roman gâché ; c’est La Bête humaine, par exemple, à la fin duquel je me suis dit qu’on aurait gagné du temps en alignant tous les personnages contre un mur pour les fusiller vite fait bien fait.

2 Dans Le Côté des Guermantes : « […] les radieuses filles de la mer se retournaient à tout moment en souriant vers des tritons barbus pendus aux anfractuosités de l’abîme, ou vers quelque demi-dieu aquatique ayant pour crâne un galet poli sur lequel le flot avait ramené une algue lisse et pour regard un disque en cristal de roche. »

3 La dernière fois que j’ai été saisie de ce même genre d’émerveillement enfantin face à un décor, c’était dans La Ville morte de Korngold.

4 Cela me rappelle le dernier épisode d’Angel, lorsque Wesley, mortellement blessé, demande à Illyria de lui mentir le temps de son agonie et de prendre l’aspect de Fred (Fred étant la fille qu’il a aimée et qui a été tuée par Illyria lorsque la déesse s’est emparée de son corps pour s’incarner).