À force de regarder des séries TV criminelles pleines de scientifiques, on oublie qu’il n’y a pas longtemps encore, il n’y avait ni smartphone ni ADN. Les pièces à conviction étaient photographiées après avoir été retirées de la scène du crime et on faisait tout à la main, traquant les empreintes digitales et réalisant des études de graphologie (parce que la politesse était encore une valeur en vogue et que même les criminels prenaient la peine de vous adresser un petit mot). Autant dire que c’est une époque bénie pour les réalisateurs, non seulement parce qu’une lettre est plus photogénique qu’un SMS, mais parce que la résolution d’un crime s’apparente à la résolution d’un casse-tête, qui a le double avantage de prendre du temps (plein de matière pour 2h de film) et de laisser place au doute (donc à l’interrogation et au mystère).
C’est ainsi que Zodiac, vu à la télé cette semaine, distille le charme des romans d’Agatha Christie, quand bien même la structure fédérale de l’état américain entraîne la multiplication d’enquêteurs, Miss Marple et Hercule Poirot devenant les héros d’un cross-over corsé. Les faits sont montrés, datés, soupesés, le spectateur mène l’enquête, à l’abri des coups de théâtre de la science moderne pour laquelle, en dehors de la preuve, tout est littérature – preuve qu’elle n’y entend décidément rien. Zodiac se suit comme un récit, est un récit – à tel point qu’il sera rédigé de manière intra-diégétique par Robert Greysmith, dessinateur dans un journal qui a suivi de près toute l’enquête.
C’est pourtant à ce point de l’histoire, lorsque le dessinateur se met à écrire son livre, que le charme d’Agatha Christie laisse place à la fièvre de Thomas Pynchon. L’étendue à la fois spatiale (les crimes ont lieu à des endroits éloignés les uns des autres) et temporelle (l’affaire court sur plus de vingt ans) conduit une telle accumulation de faits et de soupçons que, comme dans Vente à la criée du lot 49, on n’est bientôt plus à même de les embrasser. On ne peut plus jongler avec, les ordonner et désordonner au gré des nouveaux éléments et des hypothèses émises par un enquêteur ou un autre : on ne peut plus que suivre. Pour vérifier la cohérence du récit, il faudrait un second visionnage ; on se contente de ce que notre mémoire défaillante ne nous signale pas d’incohérence.
Se produit alors ce curieux revirement, qui fait de Zodiac un film à la croisée des enquêtes policières d’hier et des séries TV criminelles d’aujourd’hui : on ne cherche plus à comprendre, on veut savoir. Savoir, comme Robert Greysmith qui, obsédé par l’affaire au point de risquer y laisser sa famille et sa santé, sent qu’il pourra guérir de cette obsession une fois qu’il aura regardé le tueur dans les yeux en sachant que c’est lui. Je veux le regarder dans les yeux et savoir que c’est lui. Il n’est même pas question de le savoir en prison : ce n’est pas un homme qu’on veut envoyer derrière les barreaux, c’est le chaos qu’il a soulevé et qui nous dérange bien plus encore que ses meurtres. S’ils n’étaient pas gratuits, dérangeant notre raison qui veut une cause à toute chose et donc un mobile, ces meurtres seraient banals, selon l’aveu même d’un policier sur l’affaire. Si l’on veut à tout prix savoir, alors même qu’on a cessé de chercher à comprendre, c’est pour y mettre fin : une fois que l’on sait, notre esprit peut définitivement classer l’affaire.
Du moins le croit-on à la fin du film, car les images des meurtres ressurgissent à l’esprit dans les jours qui suivent. Zodiac réussit là où les séries échouent (ce qui les rend du coup consommables à la chaîne – l’échec narratif devient une réussite commerciale) : on a beau finir par savoir qui est le meurtrier, on ne comprend toujours pas pourquoi il a tué. David Fincher se garde bien de donner des explications, gardant intacte la fascination que suscite la pulsion de mort. Dans La prochaine fois je viserai le cœur, Cédric Anger va plus loin et met carrément de côté l’enquête pour se focaliser sur cette pulsion et la fascination qu’elle suscite. Si la caméra suit la main qui zippe le blouson et s’arrête sous le menton de l’homme qui s’habille pour aller chasser du gibier humain, ce n’est pas pour préserver l’identité du tueur, qui sera connue dès la scène suivante (et qui est en réalité déjà connue depuis la bande-annonce du film). L’énigme n’est pas l’identité du tueur, c’est sa personne : à la fois assassin et gendarme, scrupuleux dans le crime comme dans son devoir. On aurait aimé ne jamais voir sa tête et pouvoir le considérer comme fou. Mais plus que fou, il est humain et le portrait qu’en fait Cédric Anger est d’autant plus dérangeant qu’il ne s’installe pas dans le cliché : l’homme est solitaire mais pas asocial ; il n’a aucune relation amoureuse, mais le déjeuner familial dominical montre clairement qu’Oedipe n’est pas en cause ; il a clairement un problème avec les femmes, mais pas au point de ne pas inviter au restaurant sa jeune aide ménagère qui en pince pour lui, etc.
Même les scènes de masochisme ne parviennent pas totalement à en faire un fou à lier, les bains de glaçons prenant même des allures d’entraînement. Elles infirment en revanche la liberté de conscience dont se targue le tueur, bien moins à l’aise avec ses meurtres qu’India dans Stoker. Si pour celle-ci le meurtre est une jouissance, il s’apparente davantage au soulagement d’une éternelle frustration pour le gendarme tueur (éternelle, car loin de le soulager, l’acte charnel ne fait que renforcer son besoin de tuer). Il choisit ses victimes comme d’autres choisiraient une fille à draguer (Oh, non, se lamente Palpatine quand une rousse se fait prendre en stop) et le spectateur assiste, impuissant et fasciné, au bal des voitures de location et du sang qui ne tarde pas à les maculer. La résolution de l’affaire ne résout rien ; elle met fin au film sans mettre fin au mystère. La fascination exercée par le meurtre et la pulsion de mort demeure, même si on a tenté de l’oublier en se passionnant pour une brève chasse à l’homme. Permission denied, la battue échoue. Le criminel sera finalement confondu par son emploi du temps – le suspens n’était pas narratif mais humain : on s’attendait à se prendre le film de Cédric Anger en pleine tête, il a visé le cœur. Et s’avère bon tireur.