Voir double

Je ne m’en suis rendue compte que la veille de la représentation : j’avais déjà vu Double vision. Je revois sans réviser mon jugement – à ceci près que la petite salle de Chaville me semblait plus adaptée, le miroir immergeant davantage dans un univers qu’il diffracte difficilement pour les spectateurs de Chaillot passée la moitié de la salle…

Il y a toujours cette ambiguïté organique dans la première partie : on ne sait si Carolyn Carlson, enserrée à la taille dans une jupe qui se prolonge sur toute la scène et sur laquelle sont projetés des extraits du monde naturel, feu, neige, œil, globules… fait corps avec une nature cyclique, où elle puise son énergie (les globules), ou bien si elle est entravée, empêtrée, condamnée par la biologie, où la vie se définit par rapport à une mort certaine (les fourmis rouges qui lui passent sur le corps, brrr). Selon que l’on est plus sensible à l’un ou à l’autre, on en tirera une impression de plénitude (Palpatine) ou de trop-plein anxiogène (Mum et JoPrincesse).

À la nature cyclique succède la ville linéaire, avec ses files ininterrompues de chiffres et de voitures qui défilent sur des bandes verticales entre lesquelles s’intercale une ombre noire. Tandis que le monde naturel demande à ce que l’on fasse corps avec lui, le monde urbain est un monde dans lequel on s’insère – et la silhouette de disparaître derrière une bande, pour reparaître devant une autre, sans que l’on sache très bien si elle a plus de réalité que son ombre projetée. Je ris intérieurement à l’oxymore préjugé d’une dame de 72 ans s’aventurant dans la streetdance, mais la cagoule cache en réalité un acolyte. Peu importe, la poésie ludique de la silhouette s’inclinant très légèrement alors que l’image mouvante la projette sur des rails, comme un véhicule de jeu vidéo, est bien de la chorégraphe calligraphe.

La courbe naturelle O et le trait urbain | fusionnent dans une troisième partie ⎋ (on/off), celle de l’imaginaire et de la pensée capable de synthèse, de symbiose… et de prolifération anarchiques des images. Filaments qui ondulent sur les murs, graphies projetées en cercles concentriques au sol, au gré des traits qui gouttent depuis un panneau, auxquels se mêle bientôt un essaim de cubes tourbillonnant comme le gif d’une molécule ADN… et Carolyn Carlson qui tourne, qui tourne la-dedans… « J’ai l’impression de voir l’intérieur de ma tête » résume JoPrincesse à la sortie. Palpatine approuve. C’est effectivement à peu près la cartographie de mon esprit lorsque je m’auto-saoûle. Avec son rythme effréné et sa bande son qui vire à la bande bruit, le spectacle vomit les cogitations de nos têtes encombrées sur scène. On en sort épuisé.

Soirée à économie d’énergie

« Pour cette ultime tournée […], la compagnie n’a pas choisi la facilité […]. » C’est une manière de le dire. Ou bien : n’a pas choisi les pièces les plus enthousiasmantes de Trisha Brown.


Solo Olos

Quatre danseurs déroulent et rembobinent en canon un même enchaînement sous les indications d’un cinquième larron, qui a rapidement rejoint la première rangée des fauteuils. Je me demande si l’exercice est réel ou pré-chorégraphié pour éviter tout carambolage ; ma voisine de derrière tranche : « J’en ai vu un hésiter. » Pourquoi pas.


Son of Gone Fishin’

La danse faite inertie. Les danseurs, nombreux, entrent, sortent, reviennent et perpétuent un mouvement d’une fluidité extrême. Ils ne sont que rarement à l’unisson, mais jamais vraiment non plus en pagaille : chacun poursuit le mouvement qu’il a initié et, lorsque deux trajectoires se rapprochent, les gestes s’harmonisent pour mieux se défaire quelques instants plus tard. (On dirait les gouttes d’eau sur les vitres des trains, qui avancent en parallèle jusqu’à se faire phagocyter par un spermatozoïde déboulant à grande vitesse, aussitôt disparu.) Pour ne rien vous cacher, j’ai du mal à garder les yeux ouverts.


Rogues

Les dernières notes d’harmonica(-like) font naître l’image qui résume le mieux ce duo : les deux hommes sont des virevoltants – si, si, vous savez, ces boules végétales qu’on voit rouler dans les westerns… en plein désert.


Present tense

Du monde sur scène, à nouveau, mais cette fois-ci, il y a du contact, avec des portés-manipulations prenants, des costumes colorés et… de la lumière, enfin. Parce qu’autrement, entre recyclage de phrases chorégraphiques, conservation du mouvement et pénombre omniprésente, c’était plutôt une soirée à économie d’énergie.

 

And now…

L’instant… quête impossible et jeu de chaises musicales pour le danseur-comédien qui déplace table et chaise pour essayer de retrouver ce moment, à l’instant, où il était assis, et celui d’avant, où quelqu’un d’autre l’était et ne l’est plus. L’instant, c’est toujours une chaise vide. Lorsqu’elle est occupée, lorsqu’on a voulu saisir l’instant, on l’a figé : le danseur, encadré de lumière comme une photographie sépia dans un album, voit ses mouvements suspendus, le geste perdu.

Pour vivre, pour danser, il faut accepter de perdre l’instant, de voir le geste mourir à l’instant où il se fait – oublier et se souvenir à chaque instant que l’on est mortel pour que cela ne nous empêche pas de, et nous pousse à : vivre. Tant pis si, ensuite, on ne parvient pas à l’isoler, pas plus que l’on ne parvient à distinguer les gestes ultra-rapides et confinant au mime des danseuses, même si l’on croit apercevoir une tasse levée, un ventre arrondi ou un coin de vitre essuyé. La danse n’est pas plus une suite de pas que la vie est une succession d’instants : c’est une vision, déclare Carolyn Carlson – où ce qui vient s’ajouter ne cesse de modifier ce qui précède, le tout n’étant jamais identique à la somme de ses parties, l’arbre n’étant pas la somme de ses branches, il a bien fallu croître.

L’illusion que l’on pourrait vivre sa vie comme une égalité mathématique disparaît avec les chiffres digitaux projetés en haut à droite en fond de scène, au terme d’un compte à rebours qui n’a rien déclenché, pas d’explosion, pas d’implosion – la vie a toujours déjà commencé. J’ai crains un instant la fin du spectacle, mais j’aurais dû m’en douter : Now n’a pas d’horaire de fin, seulement une durée. Car l’instant n’est pas une fleur que l’on cueille à telle heure (prononcez l’heure du décès), c’est un arbre qui ne cesse de s’élever, tout comme s’élèvent les danseuses aux longs cheveux lâchés, promenées par les hommes sur de petites planches à roulettes – plutôt que des statues, des divinités, qui traversent la scène comme me traverse l’esprit la figure de Cérès croisée chez Yves Bonnefoy : même mystère, même impression de ce qui est présent depuis le commencement mais, fragile, n’est pas assuré d’être éternel.

Forêt de symboles, montagne projetée en arrière-scène comme l’homme dans Sils Maria et danseurs en contrebas… Now, c’est l’écologie qui, perdant sa science et son savoir de mauvaise conscience, devient émotion, conscience de ce que ce n’est pas le temps qui passe mais nous, de ce que l’arbre nous survivra et finira par mourir à son tour, de ce que la montagne survivra à l’arbre puis elle-même s’érodera. Et cela se régénérera en centaines et milliers d’années, bien après nous, après bien des générations.

Ce vertige du temps incommensurable, Now le fait danser. Chaque artiste a sa manière de le faire sentir. La photographe Beth Moon, elle, a photographié des arbres centenaires, sans couleur, sans présence humaine. Des photographies que l’on aurait très bien pu voir projetées dans Now. En les découvrant, j’ai d’abord regretté qu’il n’y ait aucune silhouette humaine pour nous donner l’échelle, avant de comprendre que l’échelle qui importait n’était pas spatiale mais temporelle. Les légendes mythiques ou historiques associées à ces arbres ne font que souligner l’éphémère de l’être humain qui, comparé à la longévité de ces spécimens, semble soudain ne pas vivre beaucoup plus longtemps qu’un papillon. L’homme ne peut être qu’absent de ces photos car celui qui y aurait été le sera bientôt.

 

Beth Moon

 

 photo Beth_Moon_whittinghame_yew_zpsb9d9767e.jpg

 photo Beth_Moon_lovers_Morondava_zps53350182.jpg

 photo Beth_Moon_queen_elizabeth_oak_zps998066e2.jpg

 

Le jour où j’ai découvert ces photos, je suis tombée sur un autre projet photographique qui y a fait curieusement écho : les pénis montrés par Nathalie Bagarry à côté du visage couvert de leur propriétaire ressemblent à de petits troncs des arbres, pourvus d’une écorce bien fragile…

L’éphémère, la fragilité, le temps… tout cela, on le sait, mais le savoir nous sert surtout à ne pas le voir ; l’art, au détour d’un tableau esthétique, nous le fait soudain sentir. La dernière fois qu’une telle fenêtre s’est ouverte, c’était à la lecture de Kundera et, saisie par le froid, je me suis dépêchée de la refermer. Elle s’est rouverte il y a peu : me voilà a priori au quart de ma vie, encore trois fois ce que j’ai vécu, trois petits tours et puis s’en vont. Now aurait pu prolonger cet effroi mais, cette fois-ci, le froid n’est pas entré par la fenêtre. Le mouvement de Now a balayé toute trace d’anxiété : la musique profondément nostalgique de René Aubry rend nostalgique d’une autre vie que la vôtre, celle des hommes et des femmes qu’interprètent les danseurs, une vie que vous n’avez pas vécue, que vous voyez déjà passée en une heure et demie, mais qui enrichit soudain la vôtre, s’y ajoute comme si vous l’aviez vécue – l’art comme extension de l’expérience, qui permet de dérober un peu de maturité aux années. On sourit comme on sourirait, attendri, devant les photos de notre enfance, d’un sourire qui se fige lorsque l’homme sur scène se met à rugir : Smile ! Smile ! Les raisons de sourire risqueraient-elles de venir à manquer ? Mais les lumières couleur d’automne baignent la scène, douces comme un âtre où l’on vient de redémarrer le feu, réconfortant, apaisant. Ce qui nous dépasse ne nous écrase plus ; on sent même que l’on pourrait y appartenir. En petites monades qui habitons quelque part dans le macrocosme, nous n’avons plus qu’à essayer de nous y trouver chez nous, pour la durée de notre passage.

Beauté de la poésie : le rectangle de lumière, qui figeait au début du spectacle la pose d’un seul danseur, dessine au final le contour d’une maison où les danseurs se retrouvent – entre eux et avec eux-mêmes.

Avec Now, Carolyn Carlson ne saisit pas l’instant : elle nous dessaisit de la crainte de le laisser filer – un exploit que la simplicité de sa danse et l’authenticité de sa quête de sens et de poésie en viendraient à nous faire occulter.

 

Et maintenant… non, rien : continuons. Ce n’est pas parce qu’on ne sait pas où on va qu’on ne peut pas avancer.

Neverland Dans Theater

La semaine dernière, j’ai reçu une mention de @phildethrace, à Chaillot, totalement perplexe devant le Nederlands Dans Theater. J’ai bien ri, parce que Phil, c’est le mec qui m’avait fait croire qu’Alban Richard serait aussi canon que lui. Passé le petit instant de vengeance personnelle, j’ai été bien embêtée : j’ai pointé quelques passages, des mouvements qui me semblaient névralgiques mais Phil n’est pas novice, il les a vus, comme moi. Il a vu les lettres des Mémoires d’oubliettes (Jiří Kylián) glisser des mots pour en former d’autres, plus bas, aux résonances souterraines, et à leur suite, la scène devenir un puits d’inconscient, où tout ce qui tombe revêt un éclat particulier, fussent des canettes argentées1. Il a vu les mouvements organiques de Solo Echo (Crystal Pite), cette masse humaine qui entraîne, éjecte, rattrape, malaxe et pétrit les danseurs qui la composent. Il a vu les décors tournants de Shoot the moon (Sol León et Paul Lightfoot), qui tantôt empêchent tantôt permettent au danseurs de se retrouver dans la même pièce, circulant dans ce manège d’appartement pour mieux revenir sur leurs pas.

Qu’y a-t-il à expliquer à quelqu’un qui a vu tout cela ? On peut éduquer son regard mais non forcer sa sensibilité esthétique. Les journalistes peuvent agiter tous les thèmes qu’il veulent (au premier rang desquels la solitude et l’impossibilité de communiquer, qui passent bien auprès de la foule des spectateurs habitués à la communication, aussi bien culturelle que commerciale), si on est sourd à une œuvre, on conclura qu’elle ne nous parle pas. Cette surdité me met toujours le doute lorsque je suis, moi, tout ouïe : y a-t-il quelque chose à entendre ou suis-je en train de lire sur les lèvres, croyant comprendre ce que j’ai tant de fois entendu et que l’œuvre n’articule en rien d’une nouvelle manière ? Rencontrer cette surdité chez quelqu’un aux goûts opposés aux miens me rassure pourtant : elle est la garantie de ce que l’œuvre n’est pas si neutre que cela (qu’elle est œuvre, en somme), puisque certains s’y retrouvent et d’autres pas. Et elle préserve le doute lorsque, à mon tour, je n’entends rien et suis prompte à incriminer l’œuvre plutôt que moi.

Il n’y a donc rien à ajouter que des souvenirs qu’il me plaira de me remémorer : les immenses doigts de la plus grande des danseuses (Myrthe van Opstal), dont j’ai mis un certain temps à m’apercevoir qu’il s’agissait de prothèses, tant ils la rendaient sexy ; la neige qui est tombée sans discontinuer, apaisant la crainte que l’on a de la voir cesser et les grouillements des danseurs, qui, sous la tranquille pluie de paillettes neigeuses, deviennent partie intégrante d’un mouvement organique infini, reposante agitation ; les motifs des papiers peints, baignés dans une lumière lunaire où surgissent les angoisses folles de vies bien rangées, par ailleurs bien vécues, emplies de désirs qui tuent le temps. C’était beau, voilà.

 

1 Des canettes, oui, vous avez bien lu. Le pire, c’est que c’était magnifique, sorte de geyser lunaire inversé. Kylian nous rappelle ainsi que la drogue est en vente libre aux Pays-Bas. Et c’est de la bonne. (J’ai d’ailleurs cru au retour des momies.)

Dah dah sko dah dah didou

Prenez un souffle d’air, une petite bande de Japonais sous ecstasy, un prêtre-chat, des cravates cousues à même la chemise, des mains qui deviennent griffes avec la vitesse et la persistance rétinienne, de longs cheveux agités à 360°, une souris qui joue du cor, des frappes de claquettes quasi-militaires, secouez bien et vous obtenez… heu, un truc bien secoué. Made in Japan, by Saburo Teshigawara. Dah-dah-sko-dah-dah, titre onomatopéique censé rappelé le battement de tambours japonais traditionnels, hésite continuellement entre l’allure effrénée de la vie moderne (moderne comme une machine à laver en plein essorage) et la lenteur de la respiration (façon flux et reflux maritime et sanguin, à l’écoute du corps et de la nature) sans parvenir à trouver son rythme. Cela pourrait être beau, cela pourrait être époustouflant, mais c’est surtout what the fuck. Mais avec une souris. Et des poissons rouges en bocal qui, heureusement pour eux, oublient toutes les secondes qu’ils deviennent aveugles pour la beauté des feux de la rampe diffractés à travers l’eau des bocaux, sourds au prétexte que « tout son non travaillé peut être musique » et muets devant leur avenir proche de grillade. Poissons rouges super stars. Super endurants. Comme les danseurs. Et le public, il faut bien avouer. Depuis quand va-t-on voir des trucs WTF ? ai-je demandé à Palpatine. Celui-ci m’a obligeamment rappelé que j’étais à l’origine la sélection danse. Non mais depuis quand le théâtre de Chaillot fait du théâtre de la Ville ?

 

(Moralité : l’époque des réabonnements approchant, on va essayer d’y aller mollo sur les petites croix – sans pour autant en faire une sur les merveilleuses découvertes que l’on fait parfois.)