Senses

Quand je raconte que je n’ai pas vraiment aimé le Japon et que les gens ouvrent des yeux ronds en pensant à tous ces temples magnifiques sur Instagram, à toutes ces mignonneries made in Japan, il faudrait que je leur montre Senses. Je n’ai vu que les deux premiers épisodes de cette série de cinéma – et il n’est pas improbable que je ne verrai que ceux-là – mais c’est exactement ça, l’atmosphère ressentie lors de mon voyage, qui fait que j’ai pu apprécier les visites mais non aimer le pays. Atmosphère de contrainte, de devoirs si bien intériorisés qu’il étouffent la joie de vivre, étriquent les perspectives, le quotidien, les amitiés même.

Les quatre amies de Senses sont là, les unes à côté des autres, et apprécient ensemble le suspens de leur quotidien, mais c’est comme si jamais l’amitié n’avait pénétré jusqu’à l’intimité. Chacune s’applique à se plier et se replier minutieusement sur elle-même, comme un origami jamais abouti, suspendu à son avant-dernière étape, juste avant la transformation qui la ferait s’épanouir. Ne pas gêner, ne pas encombrer, ne pas exister. Ou si, subitement, dans un sursaut qui, persistant, vire à l’entêtement – incompréhensible pour les autres.

La délicatesse et le raffinement de l’art de vivre japonais semblent subsumés par la retenue, au point que le doute se lève : et si toute cette esthétique de contemplation n’était qu’une vue de l’esprit occidental pour sublimer l’ennui et la contrainte ? On ne voit pas grand-chose dans cette brume de tristesse, qui jamais ne s’épaissira jusqu’au désespoir tant tous s’y sont par avance résignés – à défaut d’avancer, on restera là à regarder, spectateur de sa vie : un flou esthétique, avancera-t-on pour se flouer.

Le moineau de feu

Affiche Sparrow avec le visage de Jennifer Lawrence sur fond rouge

Red Sparrow commence sur la scène du Bolchoï1. Je ne reconnais pas cette espèce d’Oiseau de feu croisé avec de The Red Shoes et pour cause : c’est une chorégraphie réalisée spécialement pour le film par Justin Peck, crédité en énorme au début du générique. Cela fait franchement plaisir à voir. Le doublage de Jennifer Lawrence par Isabella Boylston fonctionne étonnamment bien2, et le passé de danseuse du personnage perdure au-delà des premières minutes du film : Jennifer Lawrence  n’a certes pas un corps de danseuse, mais elle a un maintien et une force intérieure qui font mieux qu’illusion. Une espèce de grâce brute : pas celle, gestuelle et éthérée, que peuvent avoir les danseuses russes, mais une grâce de circonstance, qui se confond avec l’aplomb légendaire de l’actrice. C’est exactement ce dont a besoin son personnage de danseuse devenant espionne suite à une blessure pas vraiment accidentelle : la force mentale, l’endurance, la discipline, la volonté, oui, mais surtout la capacité d’évoluer d’une scène à l’autre, de savoir d’instinct le comportement à adopter pour retourner la situation et s’en sortir l’air de rien. Le couteau sous la gorge, Dominika Egorova reste une ballerine badass.

L'héroïne en tutu rouge sur scène, de dos, vue depuis l'arrière-scène

Faire démarrer l’intrigue au Bolchoï insuffle exactement ce qu’il faut de glamour et de scandale pour la suite (au moment où je me suis dit : ça y est, c’est exagéré pour que le thriller commence, je me suis souvenue de l’attaque à l’acide de Sergueï Filine). L’ouverture dansée est essentiellement filmée depuis l’arrière-scène (toujours l’attraction pour l’envers du décor) et en contre-plongée : sous les tutus des filles s’annonce l’enjeu et l’arme du thriller. Le sexe, évidemment. Loin de n’être qu’un argument marketing pour exciter la moitié du public, la question articule les meilleures scènes du film. Ici, le sexe, c’est le pouvoir. Au premier degré, il concerne les informations soutirées par les espionnes grâce à leurs charmes. Mais ça, c’est bon pour les camarades moins douées de Dominika. Envoyée à « l’école des putes », l’ex-danseuse apprend la manipulation dans l’évitement de sa pratique : sous prétexte d’apprendre à pouvoir tout supporter, la matrone exige d’elle qu’elle se laisse prendre par un camarade ayant plus tôt tenté de la violer ; elle écarte tant et si bien les cuisses qu’elle réduit l’agresseur à l’impuissance. On serine aux apprenties que l’homme est une mosaïque de besoins, et qu’elles doivent savoir sur lequel jouer pour faire entendre à leurs cibles ce qu’elle veulent. Après s’être fait prendre une première fois par surprise, Dominika, elle, leur donne ce qu’ils croient vouloir pour éviter de leur donner ce qu’ils veulent. Toujours piégée, jamais elle ne se soumet, et c’est ce qui rend le film si jouissif à voir.

Tu ne dois pas leur donner tout de toi, conseille la mère à sa fille avant son départ. Dont acte. On peut juste regretter que ce tout se situe une fois encore au niveau de l’entrejambe. Lors des « cours », la matrone russe, qui n’hésite pas à faire mettre ses élèves à poil devant tout le monde, réprouve la pudibonderie des Américains. Le scénario (adapté d’un roman de Jason Matthews, américain) qui nous offre cette saillie, et de nombreuses scènes assez jouissives après ça, est pourtant fondé sur un principe puritain : l’important, c’est de ne pas se faire baiser. Tu gagnes si tu ne t’es pas laissée pénétrer – sauf par amour pour l’Américain à tête de nounours, of course. She fucked them well, se réjouit la nana de l’équipe américaine lorsque les Russes leur présentent comme traître un informateur qui n’est pas le leur ; le film nous a bien fucké nous aussi, même si pour notre plus grand plaisir, avec son adage sous-jacent : baisera bien qui baisera le dernier.

Complètement (faucille et) marteau

La guerre froide m’a toujours fait l’effet d’une dispute de bac à sable avec une puissance de frappe nucléaire. Je ne suis manifestement pas la seule car La Mort de Staline, film d’Armando Iannucci adapté de la bande-dessinée de Thierry Robin et Fabien Nury, narre la succession du petit père des opprimés comme une bouffonnerie de bras cassés au bras long. Une #kprus historique.

De gauche à droite : l’ivrogne de fils ; Andreyev qui, lobotomisé par la peur, continue d’accuser sa femme alors que Beria la lui ramène de prison ; Malenkov en toon éberlué-dépassé (grimace impayable) ; Khrouchtchev en bouffon sur ressorts ; et pour faire bonne mesure un chef des armées histrionique qui fait une entrée de superhéros au ralenti tandis que, comme pour les autres, son identité s’affiche à l’écran comme dans un documentaire.

Arrosé de vodka, le nonsense britannique permet à l’extraversion européenne de rejoindre la démesure slave, et fout le feu à la baraque – enfin, à la datcha où est mort Staline, évacuée manu militari KGB jusqu’à ce qu’il ne reste plus que les deux officiers en charge de l’opération, dont l’un se fait descendre par l’autre alors qu’il regarde le dernier camion partir. En musique, s’il vous plaît. Après avoir pataugé dans la pisse du cadavre, l’affaire est rondement liquidée ; la succession, sur le même modèle. Les querelles intestines se déroulent dans le grand guignolesque le plus total : à part Beria, le chef du KGB qui resserre sa poigne en s’employant à lâcher du lest de toutes part, personne ne sait sur quel pied danser – un grand ballet comico-macabre réglé par Saint Gui, qui fait oublier tout cours d’histoire tant il paraît improbable que le petit Khrouchtchev prenne le pouvoir. La Mort de Staline est un très grand cru d’humour noir dont, comme pour la vodka, on préfère ne pas connaître le nombre de degrés. À votre santé.

Ballerine badass

Les ressorts sont connus, les blagues aussi… il n’y a plus qu’à s’adonner au plaisir de frémir pour Alicia Vikander et de la voir tout surmonter, peu à peu, avec une intelligence et une endurance insolentes. Dans ce reboot de Tomb Raider, Alicia Vikander souligne et redouble la grâce des Bruce Willis, en suppléant aux gros bras sa silhouette de danseuse musclée. La médiatisation de sa préparation pour le rôle de Lara Croft m’a révélé son passé d’élève à la Royal Swedish Ballet School – Dance Spirit s’est empressé de la citer : Nothing is going to be harder than the ballet! En la voyant à la limite du grand jeté dans ses cascades en l’air et en quatrième presque pointée derrière à la rambarde du bateau, je comprends enfin pourquoi ses traits se sont associés pour moi à Mathilde Froustey. I’ll take (the) two.

Scène du film où, un revolver dans chaque main, Lara Croft dit qu'elle prendra le deux

Eva là

Les rares fois où je consulte le programme TV, c’est sur le site de Télérama. J’ai conscience de la boboïtude du geste, mais je ne peux tout simplement pas résister aux descriptions acerbes de leurs journalistes. Le tout début des résumés me réjouit en particulier, avec l’énoncé d’un genre qu’il viennent d’inventer. Genre inoxydable pour une comédie de Funès. Pour Eva, je les imaginerais bien… Genre : Isabelle Huppert. Parce que c’est vraiment ça : un film où Isabelle Huppert fait de l’Isabelle Huppert, aka la meuf qui n’a peur de rien parce qu’elle se fout de tout, et joue ce rien sans qu’on ait l’impression qu’elle brasse du vide. Les bizarreries du personnage qui, jouées par n’importe qui d’autre, seraient ridicules ou perverses lui passent tellement à cent pieds au-dessus de la tête qu’elles est paraissent naturelles. Pendant tout le film, on se dit pourquoi pas ; quand ça s’arrête, on s’arrête au pourquoi.

Enfin, je sais bien pourquoi, pour qui je suis venue : pour Gaspard Ulliel, qui me fait plus d’effet que n’importe quel acteur — et bon, le bougre, parce que j’avais assez envie de mettre des claques à son personnage. Son duo avec Isabelle Huppert est improbable mais fonctionne très bien : dans le genre taiseux qui donne de la profondeur à la moindre platitude, il n’est pas mal non plus. On peut le vérifier avec la pièce que son personnage tente d’écrire à partir de conversations réelles : incarné, ça va ; sur le papier, bonjour les dégâts. Mais t’es intéressé, tu veux savoir la suite, hein, fait remarquer le dramaturge de mes deux à son mécène, que le sujet de la pièce laisse dubitatif mais qui voudrait bien voir le développement. Pareil pour le spectateur : on doute que tout cela mène quelque part, mais on n’est pas contre faire encore un bout de chemin. On n’est pas déçu du voyage à la fin : de la très belle eau de boudin. Eva là le travail.