Dusapin et du chocolat

C’est une belle soirée qui débute avec Morning in Long Island. Je n’avais pas ouvert le programme avant ce concert de Dusapin, si bien que je n’ai pas pu imaginer les glissandos sur les patinoires verticales que sont les gratte-ciels vitrés de Manhattan, ni les cors en cornes de brumes de navires en partance depuis les ailes du premier balcon, qui se croisent dans le brouillard à l’entrée du port. En revanche, j’ai bien repéré les trois mouvements : l’interlude, « fragile », où l’alto nous fait des petits cris de souris ivre et des instruments esseulés se répondent de loin comme les chiens de 101 dalmatiens ; le deuxième mouvement où l’on croise « simplement » sur l’eau qui dort d’un sommeil agité – saturé, même – et se réveille d’un coup, d’une vague à engloutir sans peine un phare ; le dernier nous fait débarquer au coin d’une rue où s’improvise un « swinging » cakewalk : les mains des violoncellistes s’affairent en un Splendid!chorus line et tous les instruments, cordes et vents compris, se prennent pour des percussions. Je sautille d’une fesse sur l’autre jusqu’à être sonnée par la fin des festivités : d’un coup, c’est marée basse, plus rien… mais non, un doux roulement de tambour fait ébouler quelques galets. Voilà, la plage est vraiment déserte. La salle aussi mais tout le monde applaudit pour deux.

En seconde partie, il y a Brahms, enfin surtout Leonidas Kavakos. Klari me demande par avance de l’excuser si jamais elle se mettait à baver mais, à la fin du Concerto pour violon et orchestre en majeur, je lui emprunterais bien son bavoir ; on ne porte pas impunément un prénom de chocolat. Pourtant, le violoniste à la main aussi douée que velue est un mixte de Snape et de Jean Reno. Il y a aussi un petit air de parenté avec Ephreet qui me le rend aussitôt sympathique : je sais d’emblée qu’il n’y aura pas de lyrisme guimauve. En effet, le jeu de Leonidas Kavakos est comme sa chemise noire à ronds noirs, doublée de rouge : sobre et élégant à l’extérieur, ardent à l’intérieur. Je ne sais pas vraiment ce que j’ai entendu mais je l’ai ressenti, comme si l’archet taquinait mes tendons plutôt que les cordes du violon. J’ai regardé cette main prolonger l’archet, le tirer, tirailler, pousser, soulever, abaisser, basculer sur ses carres comme pour une arabesque bien glissée en patinage artistique. La courbe est nette, parfaitement tracée, sans vibrato – Klari m’apprend le terme technique tout en souhaitant que j’emploie la métaphore que j’aurais inventée autrement ; mais le vibrato, c’est autrement plus classe que le poignet atteint de la maladie de Parkinson, et le violoniste qui grelotte, ce n’est pas très crédible vu ce qui l’agite. Ses cheveux bien raides rebondissent régulièrement autour de son visage égal d’où s’échappe seulement une respiration forte, l’effort qui le fait parfois se hisser sur les demi-pointes. Je l’ai fixé, incapable de ne pas regarder, sauf lorsque je sentais, juste derrière sa main, son visage sur le point de passer dans ma direction et alors, comme dans le métro, je détournais la tête pour ne pas être surprise en train de le dévisager depuis mon deuxième rang. J’ai tout de même terminé le concert avec le syndrome du spectateur d’opéra qui lit les surtitres depuis son premier rang de parterre.
Saluts et sourire échangé avec une violoniste magnifique dans une robe magnifique, chinoise en haut, médiévale en bas. Leonidas Kavakos nous gratifie de deux bis de Bach comme deux bises d’amoureux, une sur chaque joue ; tandis que les applaudisseurs précoces sont pressés de partir, Klari, Palpatine et moi nous attardons – sur nos sièges, devant l’étal d’Hamonia mundi dans le hall et finalement devant une pizza puis une tarte au chocolat tiède. Ainsi, la soirée ne s’est pas terminée, elle est tombée dans une nouvelle journée minuit passée.

Fête de la muse hic

Nouvel an, 14 juillet, fête de la musique… il va falloir que j’arrête de vouloir faire quelque chose. Le meilleur Nouvel an que j’ai eu, d’ailleurs, je l’ai passé enfermée dans une chambre d’hôtel avec une Currywurst. Les injonctions à se réjouir et les sorties à date fixe, ça a toujours quelque chose de loseux. Hier n’a pas fait exception. S’est d’abord vérifié le lien entre son musique et ciel pluvieux. – Mais qu’est-ce qu’ils ont tous avec ces musiques sans mélodie ? – Ça s’appelle du jazz, précise Palpatine. Depuis quelques temps, il se réveille au son de ce suintement de notes qui me ferait regretter la station de ouèch grâce à laquelle je n’avais absolument pas l’air d’une Versaillaise idiote en chantonnant « Regarde-moi ! Le chômage et la crise, c’est moi qui les combas, je vis au quotidien ce que tu ne comprends pas, ce que tu ne connais pas, juste en bas de chez toi… » (avec l’accent en plus : [Roeugarde-moua ! Le chau:mage et la kriz, c’moua ki le ko:m’ba…]).

All that jazz s’est évanoui aux Halles, remplacé par une boucherie de notes, si bien que le Paradis du fruit est devenu l’enfer du bruit. Mon ventre s’est associé à mes oreilles pour me contrarier et je n’ai rien avalé. L’estomac vide sur pattes s’est ensuite contrôlé pour ne pas devenir (trop) mal aimable et toute l’énergie qu’il me restait y est passée. Du coup, si je ne me suis pas endormie lors du concert donné par l’orchestre de Paris sous la pyramide du Louvre, il faut remercier les grandes dalles froides du sol, froides et inconfortables. J’ai eu l’impression de jouer au Tangram avec mes jambes et mon dos.

Autant vous dire que je n’ai pas été très attentive à Schumann. Davantage aux cornistes qui arrivent débraillés comme s’ils venaient de courir le cerf et, une fois n’est pas coutume, occupent le devant de la scène : j’adore leur manchon-pavillon, beaucoup plus classe que de la fourrure. Et comme un « morceau de concert » ne suffit pas à rassasier le mélomane, au Konzerstück succède une symphonie Rhénane. J’ai rhin retenu et surtout pas mon esprit, que j’ai laissé divaguer vers la Pyramide-planétarium. Les triangles de verre diffractent une lumière, un lampadaire peut-être, en une succession de lunes et de demi-lunes qui égrainent les différentes phases de son orbe. Tandis que la nuit tombe, les reflets dans les vitres s’intensifient : une planète rouge entourée d’anneaux apparaît. On y distingue des traces de vie, mers de partitions et cratères de cuivre. Un astéroïde s’en est probablement détaché, tombé dans le coin gauche de la pyramide-planétarium et, au milieu des étoiles, les flashs des curieux tentent de se faire passer pour des étoiles, mais je sais bien, moi, qu’ils survolent le concert à travers leur hublot. L’atterrissage a été difficile, une demi-heure de métro à dormir debout mais au moins, c’était avec Palpatine que je jouais au coude à coude.  

Oui, chef !

Russlan et Ludmilla, de Glinka

Six minutes, c’est assez pour apprécier mais trop peu pour s’en souvenir. Une ouverture enlevée. Comme la baguette du chef. J’avais déjà vu des éventails échapper des mains dans Don Quichotte mais encore jamais de baguette. C’est le genre d’incident qui instaure connivence et bonne humeur. Il faudra attendre les saluts pour que l’altiste solo fasse de la pêche à la baguette avec son archet, assumant le rôle de l’acolyte complice. Dans l’intervalle, Kazuki Yamada ne s’en formalise pas plus que ça et le spectacle continue ; on dirait qu’il danse sur son petit carré d’estrade – pour une fois débarrassée de sa rambarde dont la plupart des chefs se servent comme d’un déambulateur aux saluts.

 

Concerto pour piano en ré bémol majeur, de Khatchaturian

Khatchaturian, à part un chat persan, cela m’évoque l’ouverture (qu’on aurait voulue) en grande pompe du premier spectacle de danse de notre compagnie. Il faut dire que ce n’est pas de la musique qui se sirote en prenant un air inspiré et mélancolique (à ne pas confondre avec l’air ennuyé et constipé, imitation ratée de la mélancolie attitude), c’est plutôt fracassant : à la fois fin, puissant et rutilant – comme un tableau très cuivré de Klimt. Seule fausse note : l’énorme pendentif et la boucle de ceinture pailletés du pianiste, vulgarité vestimentaire totalement incongrue en regard du bon goût musical. En bis, pas de Claude François, mais un prélude pathétique de Shura Cherkassky, qui fait une belle transition avec la symphonie également pathétique de Tchaïkovsky.

 

Symphonie n° 6, de Tchaïkovsky

Les carottes râpées rendent aimable, dit-on. Cela ne se vérifie pas forcément dans mon cas mais elles m’ont quand même rendue aimable cette deuxième partie de soirée. J’apprécie beaucoup plus les symphonies maintenant que je dîne – et non goûte – avant le concert. Quand j’arrive à Pleyel, je monte droit vers le comptoir où la part de moelleux au chocolat coûte le prix de ma place et dépite le barman en m’installant dans mon coin pour pique-niquer – éventuellement faire un brin de causette comme hier où, ayant laissé la préséance aux macarons et aux flûtes de champagne (et par conséquence aux mamies qui les portaient), je me suis retrouvée assise sur les marches à côté d’un gros beauf qui s’est avéré être gros, certes, mais un Brésilien professeur de portugais langue étrangère, également professeur d’anglais, qui m’a entretenue dans un français parfait de son enthousiasme pour l’opéra à Berlin, dont il revenait.

Mais revenons nous aussi à notre symphonie. Pathétique. Empathique, plutôt. Je ne sais pas si c’est de l’avoir déjà entendue, mais j’ai pu l’écouter sans penser à rien d’autre pendant de longues plages. C’est un peu comme d’emprunter à nouveau un itinéraire par lequel on vous a déjà conduit : vous seriez incapable de retrouver votre chemin mélodique tout seul, mais les alentours ont un air familier tandis que vous les traversez. C’est reposant tout en restant très vivant. Tout comme le chef, Kazuki Yamada, qui concentre une énergie incroyable dans des gestes assez ramassés. Il est campé sur son estrade comme le voyageur de Friedrich sur son rocher ; jambes frémissantes. Même son dos est fascinant : la tension de sa veste en plis tantôt verticaux tantôt horizontaux donne à voir la musique comme un sonagramme. En-dessous de deux petits yeux des boutons, la queue de pie ouvre sa trompe et s’adresse aux violonistes et aux altistes en alternance. Et si je regarde à nouveau le chef dans son entier, c’est une fourmiz que je vois danser devant moi.

Y’a pas à dire, il a la classe, avec sa queue de pie à deux boutons, les deux bandes grises s qui passent de part et de d’autre de la poche du pantalon et descendent le long de la jambe, et la grosse ceinture de soie bleu nuit que j’ai pris pour un avatar masculin du kimono lorsqu’il s’agit seulement d’une ceinture de smoking. Comme souvenir-photo, je le prendrais de trois quarts, la main rétractée paume ouverte vers son épaule, comme craintif de prendre la balle des violons au bond. Ou aux saluts : derrière son estrade, courbé pour que la vague d’applaudissement passe par-dessus lui à saute-mouton, il s’efface devant l’orchestre et c’est tout juste s’il ne percute pas un musicien en reculant. Mais c’est une sortie aussi délicate que l’assourdissement des contrebasses qui referment la symphonie comme elles l’ont entrouverte.

Compte-rendu de Palpatine ici

Coups de soleil et de cymbales

La Barque solaire. Je ne sais pourquoi, ce titre magnifique me faisait penser à Quignard et Bonnefoy. Pourtant, s’il fallait le rapprocher d’un poète, ce serait de Nerval, à cause de son « soleil noir ». Parce que cette composition de Thierry Escaich est plus éclatante que lumineuse. La barque s’est probablement égarée aux abords du lac Averne, et l’église que l’orgue fait surgir à l’esprit dérive rapidement en maison hantée. Barbarie toute musicale pour l’organiste qui fait des pieds et des mains pour que vogue galère : accroché à son banc, il appuie des pieds sur des lattes comme s’il cherchait à garder l’équilibre, tandis que le boys band des contrebasses tangue. Et ça marche : vous êtes embarqué, le quart d’heure est passé.

On débarque sur un concerto de Dvořák. Gautier Capuçon s’avance muni de son violoncelle au très long dard et s’installe, cheveux longs gominés, queue de pie rejetée et jambes écartées. Serait-il vêtu d’un jabot et de poignets en dentelle qu’il serait suffisant dans un salon du XVIIIe. Mais il tient conversation avec son violoncelle, décidément un instrument dont j’aime la belle gravité. En rappel, on nous gratifie d’un ter plus allègre, facétieux même dans sa conclusion : après avoir dûment agacé sa femme-instrument unijambiste, le capucin râpe son violoncelle comme si le morceau était de gruyère.

Pour la symphonie n°3 de Saint-Saëns, le chef d’orchestre, de majordome se fait maître d’hôtel et nous sert un de ces mets où la profusion des ingrédients est si bien tamisée qu’ils ne se laissent pas deviner. On sait juste que c’est raffiné et qu’on s’en régale sur une grande nappe blanche, dans le glissement discret des flûtes et des couteaux à poisson. Voilà comment, en vertu de la loi des contrastes et de l’harmonie universelle, on se retrouve une cuillère à la main pour pigousser dans une assiette « tout chocolat » en compagnie d’un burger savoyard (comprendre le cousin de Palpatine).

Mozart vaut bien une messe

Descendue à pieds de Montparnasse aux Halles, j’en ai profité pour errer un peu dans le marais à la recherche de la boulangerie qui m’avait laissé un souvenir ému avec son sandwich poulet, roquefort, crème de chèvre, noix, raisins secs. J’ai fini par la retrouver, rue Sainte Croix de la Bretonnerie, et dédaignant les Tours Eiffel en chocolat, n’ayant pas encore aperçu les gâteaux aux formes encore plus phalliques, j’ai pris un Poivrier : poulet, salade, petits légumes marinés (sic) et sauce au poivre. Est-il vraiment nécessaire que je vous raconte cela par le menu pour en venir à Mozart ? Henri comprendrait pourtant très bien, Henri, mon nouvel ami en polo turquoise, ancien libraire, actuel flâneur spécialisé en rencontres éphémères, qui s’est mis à me parler (bonne) bouffe en me voyant racler consciencieusement le sachet papier de mon flan au chocolat (nécessaire pour apaiser le palais après le poivre). Et pour que vous sachiez en quelles dispositions je suis entrée dans l’église Saint-Eustache (non, pas avec une moustache de chocolat), vous devez encore savoir que je venais d’essayer une robe de soirée de princesse, violette, moirée, avec un lacet dans le dos, assurance d’être venue accompagnée à la soirée.

Maintenant que tout est en ordre, que j’ai récupéré mon billet avec deux camarades khâgneuses (dont l’une est en stage à Pleyel !), le concert peut commencer. Comme je suis trop loin pour voir des instruments autre chose que la hampe des contrebasses et le pavillon du tuba, pendant le Roméo et Juliette de Tchaïkovski (loi des séries oblige), je regarde là-haut une statue qui fait le paon avec son vitrail, et le collier de perles formé par les plus petits tubes de l’orgue. C’était la première fois que j’assistais à un concert dans une église : l’acoustique y est étrange et, quand le chef d’orchestre ferme le robinet d’un geste sec du poignet, les sons continuent à couler, ascendant, pendant un instant. Le lieu s’accommode mieux du chœur – et d’une messe sacrée. Quoique, comme nous l’ait fait remarquer le présentateur après l’injonction rituelle d’éteindre les portables, les limites soient un peu brouillées entre le profane et le sacré : Roméo et Juliette commence par une invocation de frère Laurent tandis que la messe en ut mineur de Mozart a été composée pour une femme (certes, pour célébrer la guérison de sa femme, Constance – que je ne puis voir autrement que sous les traits d’Elizabeth Berridge). Effectivement, alors que je me pensais, loin des musiciens, loin de toute pensée impie, c’est peut-être là que mon esprit s’est le plus égaré dans des fantasmagories de chair vêtues. Il y a des passages si intenses, de ceux où l’imminence de la perte fait ressentir d’un coup l’affection infinie que l’autre nous inspire, en une espèce de plénitude à peine soutenable, que je ne peux m’empêcher d’imaginer la musique caressante.

 

Photobucket

Un instant, je suis tirée de mes rêveries par les néons qu’on allume dans les cieux, alors que les vitraux se sont peu à peu éteints. J’en profite pour revenir aux petites têtes qui, dans leur ferveur, vacillent comme les bougies serrées sur leur présentoir que l’on trouve habituellement dans les églises. J’ai une amie parmi elles, que je vois comme sur une photo de classe, troisième en partant de la gauche. Je ne peux pas l’entendre alors j’écoute la musique, par-delà les messes basses que font mes voisins. Parfois aussi, j’oublie, j’ai l’attention qui vagabonde ; la musique qui s’enroulait en spirales autour des colonnes façon lierre supersonique, rebondissait sur les voûtes et se laissait ensuite glisser le long des colonnes opposées, d’un coup a quitté les lieux. J’en fais autant.