Ainsi jouait-on Strauss et Mozart

 

À la Cité de la musique, vendredi soir. J’ai avalé mon en-cas en regardant le bourgeois délocalisé, visiblement perturbé par les bancs en skaï gris en lieu et place des banquettes de velours rouge. Dans ce gros volume moderne qu’est la cité de la musique, on comprend mieux pourquoi on lui accole toujours l’adjectif de « petit ». Ici, même les ouvreuses ont l’air moins sage et le cheveux plus punk.

On retrouve une certaine décontraction chez le chef-d’orchestre, qui a laissé tombé la veste pour la chemise, débraillée. Il faut dire que la queue de pie aurait été par trop engonçant pour Andris Nelsons qui ne ferait pas un mauvais skieur : toujours en flexion, il est souple sur le genou et a ainsi la détente nécessaire pour sauter les bras en l’air (sauter, oui, avec les deux pieds qui décollent du sol), reculer le buste lorsque les vents l’emportent, les mains ramenées contre lui ou encore se tapir derrière son pupitre pour intimer le silence aux violons. C’est sportif. Heureusement, il n’a pas sauté l’échauffement : l’atmosphère crépusculaire des Métamorphoses de Strauss invite à une certaine retenue ; il revient à la musique seule de s’épancher – hors d’un développement prédictible ou simplement mémorisable. Ainsi que l’indique déjà le titre au pluriel, pas de métamorphose spectaculaire et singulière, mais des métamorphoses innombrables qui jouent sur toutes les cordes sans pour autant finir par dénaturer le morceau initial. Les variations sont continues si bien qu’on n’a paradoxalement pas l’impression que ce soit très varié, sans pour autant jamais s’ennuyer. Ce mouvement perpétuel qui ne se fige jamais vraiment dans une forme qu’il développerait, je me le représente sous formes de volutes, quelque chose qui se reprend sans cesse et dont il est fascinant d’essayer « de savoir enfin clairement,/ ce qu’il est et ce qu’il était » (en effet, si « Personne ne se connaîtra soi-même », Goethe, dans des vers que Strauss devait initialement mettre en musique, nous enjoint d’y travailler chaque jour).

J’aime beaucoup, je flâne avec la musique et découvre ainsi cette salle de concert dans laquelle je n’avais jamais mis les pieds (j’avais seulement fait un tour au musée). Nous sommes dans la galerie supérieure, une unique rangée de sièges qui fait le tour (l’ovale) de la salle, régulièrement interrompue par les piliers. Du coup, de loin, en face, on a l’impression d’avoir à faire à de petites loges d’où quelques figures émergent dans un clair-obscur, aussi lisses que les avant-bras qui les entourent pour la plupart. Il y a une paire d’yeux qui brillent dans le noir aussi – des yeux de hiboux qui appartiennent probablement à une grand-mère avec de petites lunettes toutes rondes qui n’ont pas subit de traitement antireflet.

Le deuxième morceau est plus brillant ; il s’agit du Concerto pour piano n°20. Ce qu’il y a de bien avec Mozart c’est que, même lorsqu’on ne connaît pas, on connaît quand même. Et inversement, on ne connaît jamais assez bien pour ne pas être surpris par une complexité plus grande que l’inscription aisée dans la mémoire nous l’aurait fait croire. C’est réjouissant comme un divertissement bien mené et partagé avec une société raffinée – une fête mesurée et donc pleinement appréciée. On laissera néanmoins la pianiste en reste, comme au fond d’un piano-bar : avec son haut en lamé doré qui semble sortir tout droit de chez Pimkie, la tête complètement rentrée dans les épaules et ses gestes peu gracieux, Milhaela Ursuleasa aurait du mal à jouer la galante. Ivre de musique, elle tangue pour passer les pages de sa partition et s’accoude à son bar piano après avoir d’un geste ample gratifié l’orchestre de son invitation à poursuivre – seulement on hésite entre l’arabesque d’une révérence et le salut autrement urbain d’un gamin peu amène. D’ailleurs elle se lève parfois de son tabouret pour s’y rasseoir en tapant du pied. Mais ce qui me colle limite un fou rire, c’est qu’elle chantonne. J’ai d’abord cru que c’était une vieille femme un peu nostalgique de n’avoir été vraiment mélomane, mais personne pour lui intimer le silence et, malgré le son atténué par la plaque en plexiglas sur laquelle on s’appuie (c’est un peu dommage pour le premier Strauss, mais pas plus mal pour le dernier, qui n’a pas souffert d’être assourdi – enfin on imagine, parce que ce n’est pas précisément l’adjectif qui vient à l’esprit), le chant se fait régulièrement entendre, plus ou moins distinctement ; il n’est pas certain que cela soit dans ses cordes si celles-ci ne sont pas uniquement vocales. Heureusement ses doigts sont plus agiles, même si son attitude laisse planer un soupçon de discrédit sur son jeu. On a beau faire, l’imagination humaine reste la même depuis Pascal et son savant dont les travaux ne sont reconnus qu’une fois présentés en tenue occidentale – la mienne s’est mise en branle et maintenant j’ai l’impression que les mains du chef-d’orchestre, agitées de rotation au niveau du poignet, tournent par a-coups des robinets pour régler le débit de musique. Cela ne m’empêche pas de la boire comme du petit lait et de me réjouir de la note parfaitement salée. Ainsi chantait Ursuleasa.

La trêve de plaisanterie s’établit après l’entracte et sans plus de jeu de mot aucun, c’est Ainsi parlait Zarathoustra. J’a-do-re. Déjà, pour en finir avec cette tentation grandiloquente, cela commence par une apothéose (je connaissais cet extrait, sûrement par l’Odyssée de l’espace, comme le programme me rend encline à le croire, mais j’aurais cru qu’il terminait un morceau ; que nenni, il le commence !). C’est absolument génial, de commencer par une apothéose : l’homme est mort, vive le Surhomme ! Là, tout est dit, il ne reste plus qu’à faire. Là, c’est formidable, tout peut arriver et pendant une demie-heure cela donne ; les six cors et les huit contrebasses donneront une idée de la puissance, celle du volume sonore étant encore bien inférieure à celle de la composition. Il paraît que « musicalement, le compositeur, bien que rompu aux orchestrations les plus subtiles, y « écrit gros » parfois » ; parfois, justement, j’aime cet emportement de l’intelligence qui envoie au diable la délicatesse (raffinement névrosé en puissance), un peu comme un Hugo qui déborde ses rythmes ternaires. Les moments plus posés rayonnent par contrecoup d’une étrange sérénité et cela débouche chez Strauss sur une magnifique fin qui nous sèvre de la musique tout en donnant l’impression de la poursuivre plutôt que l’achever : deux accords alternent sans que l’on perçoive pour autant l’absence d’une réponse concluante comme l’aporie qui doive mettre fin au dialogue. Cela pourrait reprendre (comme des braises) et pourtant cela cesse, mais rien n’est éteint : voilà, il faut poursuivre, persévérer, continuer à écouter l’écho de Zarathoustra. Je vais penser à me mettre à lire Nietzsche.

Violon au secours de l’apprenti sorcier

[jeudi 14 octobre]

Pas sorcier cette fois-ci de savoir d’où je peux bien connaître la pièce de Paul Dukas, c’est une affaire de souris : il prend à Mickey la Fantasia d’anticiper la levée de corvée de Moustique sans la bienveillance d’aucun Merlin. Il n’empêche, le résultat est enchanteur et la pièce, un morceau de choipeau magique. Presque aucune image de Disney ne me vient à l’esprit pendant l’audition ; je m’étonne même de ce qu’on en est venu à faire de l’Apprenti sorcier un programme pour « jeune public » – serait-ce simplement que les thèmes du balai, de l’apprenti et de l’eau sont aisément reconnaissables une fois nommés ? Peut-être cela participe-t-il a aussi de mon plaisir.

Vient ensuite mon moment préféré de la soirée, avec le Concerto pour violon n°1, en la mineur, de Chostakovitch, où l’on retrouve le docteur Glamour de la musique en soliste (qui n’est pas la raison de mon engouement pour ce morceau -d’abord, je préfère Shepherd). Je ne sais pas si c’est d’avoir travaillé sur la critique kundérienne toute la journée, mais j’ai l’impression que le premier mouvement survole de nuit (« Nocturne ») un monde dévasté où les ruines sont tout à la fois débris et admirables antiquités. Le « Scherzo » se charge ensuite de le tourner en dérision, et les coups d’archets sont autant d’attaques railleuses contre un univers que l’on ne peut plus détruire. La fureur dérisoire qui anime le second mouvement (et le bras de Vadim Repin, dont l’archet finit échevelé) se transforme en noble résignation (« Passacaille »), mais la mélodie lancinante qui la caractérise finit par retomber, sous un autre mode (« Burlesque »), dans la fureur du deuxième mouvement, à la différence que cette fois, on ne se moque plus du monde dans lequel on demeure pris, mais de sa propre révolte. Rien que ça.

En comparaison, la Symphonie n°2 en mi mineur de Rachmaninov me semble un peu trop lyrique, comme si les passages sombres ne pouvaient être que tragiques, et toute envolée, grandiose. C’est magistral, mais après le concerto de Chostakovitch qui se situe au-delà, je ne peux plus. Ce n’est pas seulement la durée de l’œuvre qui arrive en fin de soirée – même si cela a eu raison de ma voisine qui, installée confortablement sur l’épaule de son chéri dont elle tenait le pouce comme elle avait dû le faire de l’oreille de son doudou, a fini par s’endormir ; sa respiration régulière démentait que les yeux fussent fermer pour augmenter le plaisir des oreilles. Il faut dire que l’extase vous pousse hors du temps. Hors de la musique, presque, dans mon cas (ce n’est pas que la musique m’échappe, comme dans certaines grandes formes où j’ai l’impression de lui courir après ; ici, elle est derrière et me pousse hors d’elle-même, dans cette volonté d’extase qui va jusqu’à son propre oubli), si bien que mes moments préférés sont ceux où la musique négocie sa sortie avec le silence. Plus d’évasion, on est simplement là, de nouveau attentifs au moment présent sans que le passé ou le futur, dont il n’est pas pour autant coupé, ne viennent empiéter dessus. Je crois que c’est précisément pour cela que j’ai été si fascinée par la musique de Dutilleux – je commence à comprendre le pourquoi de mes préférences, ce doit être cela de se former le goût. Peut-être même serai-je bientôt capable d’anticiper sur ce qui est susceptible de me plaire.

Concert également flottant

(jeudi 7 octobre)

Il semblerait que, comme en danse, il y ait après la fatigue une zone de plus grande acuité pour l’auditeur. Je ne sais pas si ce sont les escaliers qui m’ont réveillée, mais pas un seul instant la somnolence qui m’accompagnait depuis mon départ en train n’a trouvé dans la musique motif à bercement, et trop fatigués pour s’agiter, mes neurones n’ont pas parasité l’écoute d’idées décousues. Une zone de calme serein, en somme, parfaite pour accueillir la Petite suite de Debussy. Le programme rapporte qu’à l’époque de sa création, on avait reproché à la pièce d’être du « Debussy pour enfant », mais si le tintement du triangle m’évoque parfois l’atmosphère de Noël (tout comme la cannelle dans le thé), elle est immédiatement diluée dans la douce agitation du bord de mer, aux clapotis impressionnistes. Je ne cherche pas à faire ma critique musicale (j’en serais bien en peine), simplement à traduire l’image qui m’est venue, un fondu-enchaîné par lequel les lumières chaudes de Noël, des guirlandes, des bougies ou des cuivres, que le regard fatigué et plissé rend floues comme les boules du sapin, deviennent des tâches rondes de lumières qui quittent leur décor pour se retrouver, lorsque l’on rouvre les yeux, dans le scintillement des vagues, dans un ailleurs balnéaire.

J’avais une impression de déjà-entendu et, vu l’étendue de ma culture musicale (on est plus proche de l’étang que de la mer) et qu’il me venait des images de En sol (raté, c’est Ravel), j’en ai déduit que j’avais dû le voir en danse, mais le programme précisant que Debussy a refusé toute adaptation chorégraphique, je penche finalement pour une réminiscence trompeuse de la Mer, que j’ai pas mal écouté lorsque j’étais petite parce qu’il se trouvait sur le même CD que le Boléro. Il faut croire que c’est une association heureuse, puisque Petite suite était également suivie d’un morceau de Ravel.

Le Concerto pour la main gauche, pour piano en ré majeur était… frappant. Après avoir cessé de me demander si la main droite, posée sur le genou, viendrait apaiser son double furieux (et pour cause, le concerto a été composé pour Paul Wittgenstein qui avait perdu un bras à la guerre), j’ai oublié cette bizarrerie qui donne pourtant le ton à tout le morceau et me suis pour ainsi dire habituée à la virtuosité de Jean-Frédéric Neuburger, dont la main semble douée du don d’ubiquité pour occuper ainsi tout le clavier. Le morceau qu’il nous a offert en bis a montré qu’il était fort heureusement pourvu de deux mains gauches. Dans le Concerto, la frappe est nerveuse et puissante, doublée par l’orchestre de quelques accents jazzy et de pulsions fortes comme celles du Boléro, j’adore. Ce serait une parfaite musique pour un passage de Mademoiselle Else, dont l’envie d’en faire une chorégraphie me titille depuis un moment déjà. Mais ceci est une autre histoire un autre fantasme.

Après l’entracte et l’éloge palpatinien de Lola (bientôt un lieu commun du concert), la soirée a repris et s’est finie par la Symphonie n°4 en fa mineur de Tchaïkovski (comment voulez-vous que je retienne des titres comme ça ?). Depuis le second balcon, nous avons une vue imprenable sur l’hémicycle de l’orchestre, les cordes qui descendent des contrebasses jusqu’aux violoncelles comme des petits cailloux éboulés de rochers, les cuivres qui sont souvent cachés pour le parterre, et le chef. Campé sur deux jambes imputrescibles, Kazuki Yamada engage un duel avec l’orchestre, feinte sur une mesure très marquée et donne le départ aux violons d’un coup de fleuret baguette, le tout sans s’escrimer, très noble. C’est finalement le public qui est soufflet soufflé et n’ose battre que ses mains.

Et je serai joyeux et triste De tant me souvenir bientôt !…

 

Souvenirs concerts réchauffés

 

Passée directement d’un flottement post-vacances et pré-rentrée à un élan de motivation pour mon mémoire, mon blog ne se rappelle pas à moi avec la même urgence. Avant de les égarer dans un coin de ma mémoire oublieuse, je voudrais tout de même déposer ici quelques-unes des impressions des deux derniers concerts entendus à Pleyel. Ne commençons pas par le commencement, j’aime à garder le meilleur pour la fin – sans savoir s’il s’agit du principe argumentatif du crescendo ou d’un goût tout ce qu’il y a de plus gustatif (la dernière bouchée d’une salade composée doit réunir un petit morceau de chaque élément ou du moins de mes préférés pour que le plat se finisse sur une bonne note).

 

Mercredi dernier, si je savais à peu près à quoi m’attendre avec Beethoven, et que Miss Red m’avait dit le plus grand bien de Dvorak, Jörg Widmann était en revanche un parfait inconnu pour moi. Con brio, ouverture de concert, ouvre effectivement le concert, mais je suis loin d’être assez mélomane pour voir en quoi il peut s’agir d’un hommage à Beethoven. Cela dépote, plein de dégringolades de percussions (façon môme du dessus qui laisse tomber un sachet de billes), et de coups d’archets – surprises et rebondissements soudainement coupés pour partir dans une toute autre direction, après avoir sauté à saute-mouton par-dessus un bout de mélodie suivie. Je trouve ça très amusant. Le compositeur dit avoir fait « une pièce sur l’émancipation des timbales », et une fois dépassé le comique de la formulation qui m’évoque à la fois un « li-bé-rez Blan-qui, li-bé-rez Blan-qui » de cours d’histoire et le sketch de Gad Elmaleh sur la chèvre qui veut al-ler gam-ba-der et plus re-ster at-ta-chée, on trouve peut-être là l’explication des percussions très présentes, qui saturent moins la partition qu’elles ne sont décalées par rapport au reste de l’orchestre dont elles ne se bornent pas à souligner les envolées bourrines.

Les envolées lyriques ne tardent pas et sont servies comme il se doit par Martin Helmchen, sorte de Jaromil blond, tout fin et élégant qui me rappelle un garçon de la fac qui faisait son mémoire sur « le vers chez Vigny ». Tête penchée sur l’épaule et lèvres qui articulent des sons à vide, les pianistes ont parfois l’air un peu autistes, mais on ne saurait leur en vouloir. Le concerto pour piano en sol mineur d’Antonin Dvorak me plaît. En l’écoutant j’ai des bouffées de Dame aux camélias, mais en lisant le programme, l’effet secondaire s’avère sans danger, puisque « le piano semble improviser ses souples arabesques, dans un style qui rappelle parfois Chopin ».

Les cinquante minutes de la symphonie héroïque de Beethoven ont en revanche été trop pour moi. Alors que je croyais avoir maîtrisé ma concentration auditive, et que je pouvais encore ignorer les quelques embardées de rêveries dans la deuxième pièce, à la troisième, les exploits de l’orchestre sont restés bien loin des élucubrations qui défilaient sous mon crâne. C’est grandiose et ça souffle, ça gonfle (la voile, la voile, pas l’auditeur), et la vague enfle et… j’ai dérivé, un bon coup d’archet m’a éjectée de la tempête ; je me retrouve sur mon siège comme dans l’œil du cyclone. Éclair de lucidité avant le tonnerre d’applaudissement.

 

Mon attention n’avait pourtant pas faibli le jeudi précédent, soutenue par un plaisir assez vif. Non pas tant pour Im Sommerwind, « idylle pour grand orchestre », d’Anton Webern : quelque curieuses que soient au début quelques transitions en blanc, l’écoute est bien agréable, mais la pièce est si discrète qu’elle ne persiste pas dans ma mémoire et tombe dans l’oreille d’une amnésique.

La saison passée, à Garnier, j’avais déjà goûté Ernest Chausson, qui s’est de nouveau présenté à mon esprit avec la douceur et la simplicité d’un chausson aux pommes lorsque je l’ai découvert sur le programme. Le Poème de l’amour et de la mer, hormis les termes, n’a rien à voir avec la sonnet de Marbeuf, il s’agit de deux poèmes de Maurice Bouchor, que je ne me serais pas précipitée pour lire s’ils n’avaient été chantés par Susan Graham. Coiffure casquée laquée de lionne (mes hypokhâmarades comprendront s’il n’ont pas séché les cours de géo), bouche vibrante, et bras charnus, la mezzo-soprano porte une robe-toge en soie, turquoise et mauve, violette, bleue ou verte, je ne sais plus, mais d’eau j’en suis sûre, car c’est sur les différentes nuances de couleur que mon imagination a fait apparaître « l’île bleue et joyeuse ». « L’île sur l’eau silencieuse/ Comme un nénuphar flottera… », comme l’île des morts d’Arnold Böcklin, qui dériverait avec la majesté du Château des Pyrénées sur une mer de nymphéas. Il y a des roses, des cieux, des lilas et de chers petits pieds, mais Chausson éloigne le raffinement de l’ornementation et empêche la délicatesse de sombrer dans la mièvrerie. Il faut le temps que s’écoule la musique pour s’installer dans le poème, pour oublier les majuscules de « la Jeunesse et l’Amour » qui transfigurent la bien-aimée lorsqu’elle apparaît au poète « comme l’âme des choses », pour s’arrêter aux ruisseaux « qui mouillerez sa robe », et pour ressentir le vertige des oiseaux qui passent « l’aile ouverte/ Sur l’abîme presque joyeux » avant que les pensées ne roulent « comme des feuilles mortes », cortège dans le sillage dévasté de l’amour mort. Comme je lisais toujours un peu d’avance dans le programme, je me suis demandée comment serait dit « l’oubli » – sans insistance, presque de manière effacée, il aurait fallu s’en douter, mais :

« […] moi, tout mon sang se glaçait,
En voyant mon aimée étrangement sourire…
Comme des fronts de mort nos fronts avaient pâli,
Et, muet, me penchant vers elle, je pus lire
Ce mot fatal écrit dans ses grands yeux : l’oubli… »

« La Mort de l’amour » sans amour mort, sans aucune Ophélie noyée ; un souvenir qui a sombré et dont Chausson effleure la nostalgie à la surface des eaux.

Le mystère de Dutilleux n’a quant à lui rien d’élégiaque, il n’est pas du passé mais du présent. Le Mystère de l’instant approche « cette énigme physique et philosophique qu’est l’instant, état de temps unique, entre éternité et nullité ». Alors qu’il vaut mieux ne pas en perdre un seul dans la musique classique (celle qui semble si indéfinie et mouvante qu’on en parle au partitif, « de la musique », découpée à la minute comme le ruban l’est au mètre) sous peine de devoir courir après celui qui vient de passer pour ne pas perdre le fil, ils sont ici presque autonomes et s’apprécient… à chaque instant. Les temps successifs n’exigent jamais d’être transformés en durée pour être entendus et compris : c’est reposant pour l’attention qui, libérée de l’instant passé (quand bien même il aurait échappé) peut alors seconder la curiosité de l’instant à venir. J’adore. Aucun risque de se laisser emporter par un mouvement impétueux, la pensée n’est pas contrainte par un enchaînement imposé et revient sans cesse à ce qui la fascine d’autant plus volontiers qu’elle pourrait s’en éloigner à tout moment. Plaisir instantané.

La soirée a été magnifiquement complétée par la quatrième symphonie de Schumann que j’ai essentiellement suivie sur un violoncelliste aux cheveux hirsutes mais d’un gris très doux, aux mains amoureuses (un anneau vient le confirmer) et au visage presque impassible, parfaite toile pour projeter toutes ses imaginations sans qu’une mimique tragique (en lesquelles sa voisine de derrière était experte) ne fasse grimacer la musique – seulement illuminée de temps à autres par un sourire commun avec d’autres musiciens dans les moments où les archets s’emballent (et où j’imagine que la technique ardue devient assez jouissive).

Le lendemain matin, la discothèque de Palpatine s’est trouvée allégée d’un CD de Dutilleux.

L’airelle sur le gâteau

Hier soir, reprise du « marathon culturel » (© Melendili) : premier concert de la saison, à Pleyel. Pour la peine, j’ai étrenné ma robe d’anniversaire, lequel était bien en août ; il y a eu quelques rebondissements dans les retouches, trop large (c’est ça de ne pas avoir beaucoup de poitrine) puis trop serré (c’est ça d’avoir un dos relativement large), avant de découvrir que la partie à incriminer n’était ni ma poitrine ni mon dos, mais tout simplement la longueur de buste, déplaçant la taille de la robe aux hanches ; il a suffit du regard expert de la responsable du magasin et d’un centimètre de bretelle en plus pour qu’elle tombe divinement bien. Toute guillerette, j’ai décidé de mettre cette robe d’été nonobstant les nuages : après avoir couru à la danse et chez le kiné, j’étais plutôt réchauffé – le froid s’est chargé ce matin d’achever de me transformer en poulette.

Je vous entends râler contre mon caquetage, elle annonce un concert et parle chiffons. D’abord, que j’vous f’rais dire, c’est point une bonne idée de me chiffonner en en parlant de la sorte, et ensuite, j’y viens, au concert ; je ne ferais pas l’impasse, il m’a moult plu.

 

C’était le premier de la saison pour moi mais aussi pour le chef d’orchestre, qui a un umlaut dans son nom, comme Arvo Pärt, qu’il a d’ailleurs programmé, c’est dire si c’est de bon augure. Paavo Järvi, donc. Posture rigide et bras déliés, il me fait penser à un homme un peu guindé de la bonne société, qui serait néanmoins bon danseur (de valse, évidemment). Pas de gestuelle extravertie, ce n’est donc pas lui que je regarde. Et non, avant qu’un esprit malin ne le suggère, je ne reluque personne, moi (certes, c’est un peu facile, il n’y a pas d’équivalent masculin à Lolaaaaa). Je regrette un peu d’être si près que les cordes cachent tout le reste de l’orchestre (pratique pour attribuer chaque son au bon instrument – bah quoi, je ne suis pas douée mais je me soigne), du coup je laisse mon regard balloter au gré des archets : le premier violon a une expression sympathique, on dirait qu’il sourit sans bouger les lèvres (il est également très possible que mes lunettes ne soient plus assez fortes), et j’ai retrouvé le contrebassiste qui me faisait penser au poète de Spitzeg, mais maintenant, j’hésite avec Speedy Gonzales, rapport à l’embonpoint où vient s’inscrire une moustache peut-être mexicaine après tout. Heureusement, mon œil et mon oreille n’évoluent pas toujours en synesthésie : aucune maracas n’est venue troubler l’ostinato des contrebasses. J’adore ce gros instrument ; avec une pulsation régulière, on dirait presque des battements de cœur, un afflux sourd qui mettrait en mouvement le tronc et donnerait son intention à la danse que les bras et jambes exécuteraient sur les ornementations déliées des cordes.

 

Je suis repartie dans la danse, mais (pour une fois) ce n’est pas ma faute : La Péri de Paul Dukas est un « poème dansé pour orchestre ». La lecture de l’argument suffit à mettre l’imagination en branle. Un prince (toujours des princes – ne pourraient-ils pas se contenter d’être des héros ? – je suis sûre que Figaro serait d’accord avec moi, en plus) découvre dans le giron d’une Péri (une fée, pas une péripatéticienne) la fleur censée lui accorder l’immortalité et s’en empare ; lorsqu’elle se réveille, celle-ci se met à danser-supplier sensuellement jusqu’à ce que le prince lui rende sa fleur, grâce à laquelle elle peut retourner d’où elle vient. Immédiatement, la forêt d’archets devient une forêt de conte, mi-hantée (inquiétants ostinati des cordes – si c’est bien comme cela que l’on dit) mi-enchantée (pépiement des cuivres), où je ferais danser la fée et le prince pieds nus (je me suis peut-être laissée influencée par la mention des ballets russes dans le programme – qui n’ont en réalité pas dansé à cause d’une querelle d’artistes).

Sans rien imaginer de ce qu’Ivan Clustine a bien pu faire avec ce ballet, je me suis demandée comment on pourrait bien chorégraphier la fin, lorsque la Péri disparaît et que la musique s’évanouit . Je la verrais bien traîner sur le côté, lorsque la musique fait entendre qu’elle ne va plus nulle part, et glisser en coulisse au moment où elle cesse. Ou alors qu’elle finisse par se tourner de dos en quatrième pointée derrière, le regard au-dessus de son épaule droite. Ou alors réserver cette deuxième pose au prince qui, sans la fleur d’immortalité, va lui aussi disparaître dans un sens malheureusement plus métaphorique. Le programme le dit bien mieux sans délire chorégraphique : « Alors que le thème de la péri, saturé de lumière, se dissout dans l’éther, celui du prince, plombé par une longue descente chromatique des violons, est irrémédiablement gagné par les ténèbres. » (On plongerait le prince dans l’obscurité tandis qu’une poursuite faiblissante laisserait la trace de l’absence de la péri – bah, quoi, je peux bien me raconter des histoires, d’abord j’ai le droit, j’emploie le conditionnel – et chorégraphier au conditionnel, cela ne mange pas de pain.) « Le violon solo, enfin, plane au-dessus d’un décor déjà refermé, tel un écho lointain des charmes évanouis. » Pourquoi n’a-t-on pas en danse de pareils programmes, qui dégagent la cohérence de l’œuvre en accompagnant son développement ? Loin de toute pédanterie mélomane, les termes techniques sont si étroitement liés à la signification qu’on devine presque ceux-ci en comprenant celle-là.

 

Pour sûr, on ne dansera pas sur Kullervo de Sibelius, pas même dans la campagne finnoise en sabots, qui s’accorderaient de toutes façons assez mal au rythme épique de la chevauchée du héros éponyme. On ne fera néanmoins pas connaissance tout de suite, il y a d’abord tout une partie orchestrale que je trouve un brin déroutante, avec son patchwork de mélodies décousu de blancs. Selon les programmes, « les silences, de plus en plus prégnants, renforcent l’impression de délitement et d’énergie trop tôt consumée ». Pourquoi pas, je veux bien adopter l’interprétation. Il n’empêche que c’est le troisième mouvement qui me tire de ma léthargie mollement intriguée.

Là, cela devient dément.

Non pas que Kullervo me fasse rêver avec ses bas bleus et ses cheveux blonds, mais sa course (en théorie pour collecter l’impôt, ce dont on ne pipe mot ; en pratique pour courir la pucelle) est rendue haletante par le chœur, composé uniquement d’hommes (Estoniens – un argument de plus pour Mimi dont je ne serais pas surprise de croiser un pull jacquart au cours de la saison, vu la programmation). Je ne sais pas si les voix gravement viriles donnent chœur aux pulsions du jeune homme ou réveillent les miennes, mais c’est prenant. Au point que Kullvero, n’y tenant plus, prend la troisième pucelle qu’il rencontre. Le viol est passé sous silence mais non pas éludé, puisqu’il constitue l’abîme de toute l’histoire : le retour à un passage uniquement orchestral qui contient en germe le drame souligne que l’acte n’a rien d’anodin. Lorsque les voix reviennent, c’est d’abord sous la forme individualisée de Kullervo et de Sisar, l’ex-pucelle, qui s’avère être… sa soeur. Autant le viol ne sembl
ait pas outre mesure source de tourment, autant l’inceste est immédiatement condamné comme l’horreur absolue d’un crime contre nature : la sœur est désespérée de n’avoir pu

« devenir un savoureux fruit des champs,
Comme une airelle aux lèvres rouges, [c’est très nordique, comme comparaison]
Sans avoir vécu l’horreur,
Sans être souillée par l’outrage ! » ;

et après un assez long cheminement orchestral (pas d’emportement terrible, c’est plutôt mitigé et d’autant plus insoutenable) au terme duquel le frère revient sur le lieu de son crime (l’assassin y revient toujours, paraît-il – ah oui, la jeune fille s’est suicidée entre-temps), c’est la nature qui l’accuse : plus de fleurs et de gazon où s’ébattre,

« L’herbe reste blottie en terre,
La fleur des prés ne s’épanouit plus,

Sur le lieu du forfait funeste,
Rien ne pousse à l’endroit
Où le fils a outragé sa sœur
Et souillé le fruit de sa mère. »

En passant par la mère (rapide remake d’Œdipe), la formule insiste davantage sur l’inceste (que sur le viol) et rappelle que le crime est contre les lois de la société comme de la nature. Il semblerait d’ailleurs que ce soit cette dernière qui se venge lors du suicide de Kullervo, puisqu’il a fiché dans le sol l’épée sur laquelle il s’empale :

« Le jeune garçon aux bas bleus,
Planta la garde dans le champ,
Enfonça le pommeau dans la lande,

Tournant la pointe vers sa gorge,
Il se jeta sur la pointe. »

 

Orchestre, chœur, voix solistes… la pièce se clôt dans le sens inverse : les voix sont peu à peu noyées sous la puissance de l’orchestre et la conclusion du chœur puis l’orchestre se renferment sur la tragédie. C’était terrible. Surtout à cause de ou grâce au (tout dépend du sens donné à « terrible ») le choeur d’hommes, qui prend en charge la narration comme dans les tragédies antiques. Plus ça va, plus j’en viens à cette évidence enfantine : j’adore qu’on me raconte des histoires.

(Je ne suis pas la seule à avoir aimé : Palpatine est sorti comme un voleur pour aller acheter le CD)