Mass on Broadway

Un chœur immense, de l’orgue, du latin en veux-tu en voilà : tous les éléments liturgiques d’une messe sont là. Mais guitares électriques, batterie et micro de comédie musicale : c’est aussi ça, la messe de Bernstein, qui déborde ainsi le registre annoncé.  Peu à peu, on comprend qu’il s’agit moins d’une messe modernisée façon comédie musicale que d’une comédie musicale concertante sur la messe ; une interrogation sur la pratique dans sa forme même.

Un pasteur-récitant est là pour nous guider à travers cette grand-messe, preacher-crooner qui ramène régulièrement à la prière, tandis que les ouailles ne cessent de s’en écarter, assénant à la religion ses quatre vérités sans jamais cesser de se déhancher. Il s’agit moins d’épingler la tartuferie des croyants que d’interroger les aberrations et les scandales du dogme et de la vie, la confession qui choque comme une autorisation express à pécher, l’absence de Dieu dans la souffrance, les questions sans réponse…  préoccupations de croyants révoltés plus que d’athées implacables. Chaque protestation, qui donne l’occasion d’admirer le chanteur qui la porte, est accueillie par une même conclusion : let’s pray. On comprend seulement à la fin, lorsqu’on entend soudain dans la voix faillible du preacher-crooner non pas quelque chose de moindre, d’éraillé, mais la fragilité de l’âge, de la vie, que ce n’est pas une tentative de fermer les caquets, mais une manière de rassembler les forces qui manquent et les espoirs qui flanchent — pour communier, sinon avec Dieu, du moins avec la communauté de ses infidèles, i.e. nous, spectateurs. On frissonne, on swingue, on s’étonne ; on s’en prend au moins autant plein la tronche que la religion, enveloppé dans le chant sonorisé, et moi, au tout dernier rang de la Philharmonie, second balcon face aux baffles, je kiffe : la beauté d’une messe sans son prêchi-prêcha.

Gloire soit rendue à l’Orchestre de Paris, et prions pour que ce soit régulièrement redonné.

Tiret d’orgue

Le Livre d’orgue de Messiaen se situe quelque part entre une rue embouteillée aux automobilistes irrités et les notes de synthétiseur qui accompagnent les séquences lumineuses dans les Rencontres du troisième type. À peine la transposition des chants d’oiseaux offre-t-elle un répit à la mi-temps : ils sont aussi doux à l’oreille que les faux appeaux en plastique dans lesquels je sifflais enfant. C’est globalement aussi exaltant que de scander des hexamètres dactyliques en classe de latin : l’exercice est à peu près stimulant pour qui s’y applique, mais sans grand intérêt pour qui y assiste. Les spondées aigus, qui semblent ne devoir jamais finir, sont physiquement douloureux pour les tympans. Du moins la douleur divertit-elle de l’ennui. (Les doigts sur les oreilles, j’ai fulminé.)

Soulagement lorsque je vois la console disparaître à l’entracte. Le Quatuor pour la fin du temps est beaucoup plus écoutable ; même assez beau par moments. J’imagine : mes oreilles sont trop irritées pour que j’en sois tout à fait certaine ; la clarinette me les vrille encore un peu en partant dans les aigus. Dans les graves, et dans la proximité du silence surtout, lorsque le son se fait chuintement, j’aime assez. Plus encore le violoncelle, accompagné par un piano discrètement obstiné, comme une marche à travers un paysage sans autre âme humaine que la conscience qui le constate, un jour sans lumière. Lorsque vient le tour du violon, ma patience est épuisée ; je souscris à l’exclamation du vieux monsieur devant qui, entre deux mouvements, demande tout haut si c’est fini. Patience et espoir : les mauvaises choses aussi ont une fin.

Morale de l’histoire : mieux faut-il écouter un extrait du concert avant d’y aller et se munir de bouchons d’oreille s’il y a de l’orgue à fond les tuyaux.

Des canyons aux étoiles : Tex Avery chez Nature & Découvertes

Oubliez le délire mystique de Messiaen dans Des canyons aux étoiles : c’est Tex Avery chez Nature & Découvertes. J’en ai la certitude quand, me demandant quelles créatures peuplent ces étranges canyons sonores, les loups que j’émets comme hypothèse sont aussitôt remplacés par des coyotes (c’est auditivement un désert chaud) et ceux-ci, mais c’est bien sûr, par Bip bip le coyote.

Comment j’imagine les canyons de Messian (image extraite de Souvenirs de l’empire de l’atome, bande-dessinée d’A. Clérisse et T. Smolderen).

À partir de là, j’entends des tempêtes de fée Clochette, des Aristochats qui font les lolcats en essayant d’attraper les oiseaux sur les touches du piano, un Taz de Tasmanie qui prend le relai d’Éole lorsque la tendinite menace à force de tourner la manivelle de la machine à vent, et au lieu du bâton de pluie, on a un tambourin d’océan arrête à chaque fois brusquement son ressac : qui a éteint la mer ? Ça gloung zing tadadzouing, les souris couinent aux archets, le chat du Cheshire disparaît derrière son sourire en trois glissements de baudruche, les corps avalent des mesures qui les déforment et les font rebondir et vibrer jusqu’à ce qu’ils reprennent leur forme initiale. Pour le dire poliment, c’est le bordel — tantôt je sature de la cacophonie, tantôt je m’y sens comme chez moi et je rigole bien en faisant une transcription nasale du piano dans le dos de Palpatine (qui réplique en mimant une mouche bourdonnante)(ses imitations animales ne sont pas la moindre de ses qualités).

Soudain, au milieu du concert et de son désert ensablé-endiablé, comme si l’orchestre tout entier émergeait des dunes en jouant et ruisselant, surgit une cathédrale de verre soufflée de nulle part, du sable métamorphosé, translucide, dont le quartz scintille de partout — une espèce de magnificence classique qui prend forme depuis les bruits jusque là éparpillés, avec un force suffisante pour propulser les grains de sable au ciel, où ils s’assemblent en constellations. Ça tient un moment encore dans le morceau suivant avant de se disloquer, et c’est dans cet entre-deux la caverne d’Ali Baba, une antre peuplée de cage à oiseaux sans oiseaux, où sont suspendus à la place toutes sortes de minerais, sur lesquels viennent tintinnabuler des étincelles de lumière ; une bibliothèque minérale où la magie semblerait naturelle, et les failles spatio-temporelles sur d’autres mondes. On entend d’ailleurs un des sept nains, inhabituellement sage, donner un tout petit coup de marteau, à l’écoute de la résonance caverneuse dans le ciel que guettent Simba et Nala.

La cacophonie finit par reprendre et ce n’est pas que je m’ennuie, mais je ne serais pas contre que ça s’arrête. La « création visuelle » consistant à projeter des oeufs de lumière un peu partout dans la salle comme des résonances lumineuses ne m’amuse plus ; certes, leur apparition est aléatoire, mais ce sont toujours les mêmes couleurs et les mêmes formes aux mêmes endroits ; j’en ai laissé tomber le marteau mental par lequel je m’amusais à assommer ces taupes abstraites. Ne reste alors que la compassion pour les spectateurs qui se font de temps en temps aveugler (et la surprise que personne ne s’amuse à faire voler un oiseau ou parler une bestiole en ombre chinoise)(les gens sont d’un sage…). À ma décharge, aussi, au dernier rang du parterre, nous sommes en plein courant d’air climatisé et j’ai définitivement froid, les muscles tout ankylosés de m’être longtemps pelotonnée contre Palpatine (j’ai commencé à apprécier le concert dans son cou en sentant la pression de sa main sur mon épaule, et si je ne retenais qu’une chose de la soirée, ce serait cette entente l’un contre l’autre, à se réchauffer et à rire sous cape dans les moments les plus toonesques, les pauses entre les morceaux judicieusement placées pour faire apparaître ses fossettes d’un bécot furtif, pendant que le reste de la salle expectorait la poussière désertique de ses bronches).

The Dream of Gerontius

Deuxième Edward Elgar à quelques semaines d'intervalle et première écoute du Songe de Géronte1 pour moi. La présence du chœur, surtout quand c'est celui de l'Orchestre de Paris, me ravit en soi ; la douce surprise, c'est qu'il brille encore davantage dans les passages pianissimo : ce n'est pas l'habituel Léviathan des voix qui porte alors, mais une communauté d'anima qui vous retient, vous soutient — un filet de sécurité attaché aux nuages du ciel où monte Gerontius.

Il lui faut 1h40 pour cette ascension, sans que l'on ait jamais vraiment l'impression de monologues ou digressions dilatoires. Les atermoiements qui, à l'opéra, donnent envie de monter sur scène pour aider le personnage à mourir une bonne fois pour toutes, se décantent dans cet oratorio en une myriade de nuances qui disparaissent doucement les unes dans les autres, nous mènent sans qu'il y paraisse. On se surprend de temps à autres à ne pas savoir comment on en est arrivé là, sans savoir situer ce , ni ce que là-bas avait de foncièrement différent, ni ce qu'il nous réserve. Origine et destination s'effacent derrière le voyage, dont on finit par douter qu'il se réduise au chemin si codé de la chrétienté, agonie, doute, angoisse, repentance, apaisement, mort, purgatoire, paradis.

Difficile même de situer le moment où Gerontius passe de vie à trépas : l'oratorio entier est passage, renversement-écoulement d'un état dans un autre. Avec ces mille nuances, et cette bizarrerie2 de la passion plus à craindre que la mort, qu'il faut se préparer à endurer après l'avoir désirée, on finit par se demander si ce rêve n'est pas celui d'une vie plus que d'une mort, une vie qui s'accomplit. C'est plus beau ainsi, sans doute. Et l'on tremble, l'on frémit, l'on s'oublie dans la voi-x-e d'Andrew Staples, au timbre extraordinaire, qui recouvre dans mon souvenir l'ange (Magdalena Kožená) et le prêtre (John Relya) qui l'accompagnent pourtant superbement.


Le motif dans le tapis de notes

Un concert tout en moelleux…

… dans la chaleur d'une Philharmonie surchauffée si l'on s'est suffisamment couvert pour tenir le froid extérieur ;

… dans la voix de Marie-Nicole Lemieux3, qui interprète Les Nuits d'été, de Berlioz (a priori balletomane ou non, c'est "Le spectre de la rose" qui, de toutes les mélodies, m'a le plus plu) ;

… dans le plaisir somnolent d'entendre à nouveau du Camille Saint-Saëns : cette fois-ci, le Concerto pour violoncelle n° 1. Les images ne viennent pas ; je ne les cherche pas — repos dominical et pour elles et pour moi.

Jean-Guihen Queyras me pique au vif avec un bis de Dutilleux, tout d'agaceries mystérieuses, un violoncelle à la Dali.

L'attention, de flottante, se fait un peu plus consciente — mais non réfléchie. Les Enigma Variations4 d'Edward Elgar me plaisent sans que je cherche à savoir vraiment pourquoi ni comment, comme un personnage un peu vieux, un peu aristocrate, qui attirerait immédiatement la sympathie,  plein de noblesse et d'irrévérence (exeunt banalité et componction) — un vieux monsieur anglais qui aime les devinettes, en somme5. Le compositeur, qui a donné aux quatorze variations les initiales d'amis dont elles reprennent les traits de caractères, les aurait de surcroît composées  comme les variations d'un thème jamais exposé, ni dans la pièce, ni de son vivant.

D'après le programme, le premier niveau de clés a rapidement été élucidé, mais pas le second, pas la clef de voûte qui, si l'on renverse l'image, ressemble fort au motif dans le tapis d'Henry James : une élucidation asymptotique, dont l'intérêt n'est pas tant d'être découverte que recouverte par les interprétations successives que seul un long compagnonnage avec une oeuvre permet. Le motif dont il est question dans la nouvelle d'Henry James n'est pas musical : c'est la comparaison d'un auteur expliquant à un jeune critique qu'il est allé un peu vite en besogne et a manqué le secret de son oeuvre, dissimulé comme un motif dans un tapis persan. Si je me souviens bien (ma lecture remonte facilement à cinq ou six ans), son ami finit par découvrir quelque chose, qu'il ne communique pas au lecteur, mais à sa fiancée… une fois qu'elle est devenue sa femme, c'est-à-dire en ces temps puritains, et on tombe là dans une élucubration tout à fait personnelle,  lorsqu'elle a été initiée au sexe, symboliquement la dernière des premières fois : il n'y aurait alors plus de mystère, sinon sa reconduction, sa reproduction dans le plaisir. Le motif ne serait rien d'autre que ce qui nous garde motivé pour arpenter encore, relire et réécouter ce thème informe qu'est la vie et dont l'origine s'est perdue. On nous a bien promené. J'imagine chez sir Edward Elgar le même humour que celui d'Henry James, et j'ai le même plaisir à écouter les variations de celui-là qu'à lire la nouvelle de celui-ci. Le plaisir, il n'y a que cela de vrai. Et il est aussi, peut-être avant tout, dans la contemplation à la dérobée d'un Palpatine qui dirige, enivré, yeux fermés.

En bis, Yannick Nézet-Séguin6 et l'Orchestre métropolitain nous gratifient d'une magnifique Pavane pour une infante défunte. Je n'avais pas le souvenir de l'avoir déjà entendue en concert — pas comme cela, en tout cas, avec ses niveaux de gravité qui lui donnent une profondeur palpable.