Cela fait un an que les seuls cours de pédagogie que nous avons sont destinés aux éveils-initiation, c’est-à-dire aux enfants de 4 à 6 ans qui ne sont pas là pour apprendre une technique de danse (classique, contemporaine, jazz…), mais pour développer leur motricité. Il a fallu attendre la deuxième moitié de la deuxième année de formation pour avoir notre premier cours de « progression technique », c’est-à-dire de pédagogie pour apprendre à donner des cours de danse — le cœur de notre futur métier, quoi.
Ma camarade N. était impatiente : le vif du sujet, enfin ! Nous avons été un peu désarçonnées quand le thème de la séance a été annoncé : la structure d’un cours de danse classique. Grands pliés, dégagés, battements tendus, ronds de jambe… doit-on vraiment tout repasser alors que cela fait 20 ans qu’on en prend ? Eh bien oui, et pas seulement pour noter le type de musique qui sied à chaque exercice (menuet, valse, habanera, etc.) ou identifier les principales difficultés qui guettent (le genou pas au-dessus du pied dans les pliés, la jambe de terre et le bassin qui fait la lambada dans les ronds de jambe…) : les grands pliés se sont trouvés faire débat.
Si vous êtes étranger à la danse classique, il faut savoir que la classe commence toujours par des pliés où que vous soyez dans le monde, débutant ou professionnel. Ils peuvent être précédés par un réveil corporel pour mobiliser les chevilles ou la colonne vertébrale, mais le premier exercice en tant que tel est invariable : ce sont les pliés, avec des demi-pliés (la jambe plie au maximum qu’il est possible sans décoller les talons) et des grands pliés (on va jusqu’en bas en décollant les talons). Dans toutes les positions ou presque : en première (les deux pieds réunis au niveau du talon, quelque part entre le V et la ligne à 180°), en seconde (idem en écartant les jambes), en quatrième (jambes écartées mais un pied devant l’autre) et en cinquième (les deux jambes et pieds collés tête-bêche, orteils contre talons) ou en troisième pour les plus jeune (comme une cinquième, mais moins croisée).
Dans notre formation, les grands pliés en quatrième position sont bannis ; ça on a eu le temps de le comprendre. Ils sont mauvais pour les articulations et, contrairement aux demi-pliés en quatrième (position de départ des pirouettes), ne préparent à rien dans la technique. Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais ça fait sens, et la sensation de tiraillement dans les genoux ne me manque pas le moins du monde. En revanche, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les grand pliés étaient régulièrement retardés, arrivant après les dégagés voire les battements tendus — parfois pas même comme exercice à part entière, saupoudrés en guise de ponctuation finale à d’autres exercices. Je prenais ça pour une coquetterie de professeur, entre oubli maquillé et désir d’originalité. Ce ne serait pas la seule marotte rencontrée dans cette formation.
J’ai enfin eu la réponse à la question que j’avais omis de me poser. Les grands pliés sont relégués au rang de deuxième voire troisième exercice pour respecter une progression anatomique. Vous trouvez ça normal, vous, de soumettre vos articulations à cette amplitude, de faire travailler ainsi vos hanches, pour ensuite reprendre ensuite à la cheville avec des dégagés pépères ? Une fois comme ça, d’accord, mais tous les jours, tout une vie, vous imaginez ? Eh bien, maintenant que vous le dites… Prise de conscience en accéléré de la force de l’habitude, élevée au rang de rituel dans cette discipline académique qu’est le ballet. On le fait parce qu’on l’a toujours fait, non ?… oubliant au passage l’invention de la tradition et l’évolution des sciences anatomiques appliquées au mouvement.
J’ai mentalement repassé les cours des différents professeurs que j’ai pu avoir au prisme des grands pliés, les mettant en relation avec mes sensations. Du conservatoire, j’ai le souvenir des grands pliés comme d’un concert de craquements ; ça nous faisait marrer, les genoux craquotte en cascade, mais effectivement, nos professeurs étaient de la génération des hanches en plastique. Est-ce mieux dans la formation actuelle, où les grands pliés sont retardés dans le cours ? Pour être honnête, il me manque quelque chose dans les jambes. Seule exception : le professeur qui inclut dans son réveil corporel des sortes de grands pliés seconde en transférant le poids du corps d’une jambe sur l’autre, à mi-chemin entre le squat et l’étirement informel que l’on ferait plus tard et plus bas, jambe étirée. Là, j’ai le sens du repoussé. Et de revenir, entre autrefois et aujourd’hui, presque hier, aux cours que j’ai pris avec Frédéric Lazzarelli au centre de danse du Marais, un des rares cours open où je me sentais bien chauffée. J’attribuais cela aux nombreux demi-pliés qui émaillent sa barre, avec pas mal de dégagés brossés, mais en y repensant : ses cours commencent avec des pliés, en seconde et en première position uniquement ; les grands pliés en quatrième et cinquième position concluaient les ronds de jambe ou autres exercices ultérieurs.
D’où je pencherais actuellement pour la synthèse suivante : grands pliés en seconde et première en début de barre, puis plus tard en cinquième position, en zappant la quatrième. Et ma camarade plus aguerrie car passée par une formation professionnelle en Angleterre, qu’en pense-t-telle ? Elle a eu l’air exaspérée par ces dérogations fantaisistes à l’ordre de la tradition. J’ai été surprise : sachant ses problèmes passés aux genoux, je l’aurais imaginée particulièrement réceptive à cette sensibilisation émanant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba qui, à 66 ans, pourrait encore montrer tout le cours, n’était un bête accident… de circulation. Puis je me suis souvenue, et j’ai ravalé ma surprise : après un an et demie à voir sa discipline systématiquement oubliée ou minorée dans une filière qui lui est pourtant dédiée, ce backlash conservateur est-il si surprenant ? Mais cela mériterait un autre billet.
Je n’ai pas du tout documenté mon apprentissage de futur professeur de danse au fur et à mesure comme je le pensais. Si jamais il y a des aspects qui vous intéressent, des questions que vous vous posez, des sujets que vous aimeriez voir abordés, n’hésitez pas à me les indiquer en commentaire – ça me fera plaisir d’avoir du grain à moudre en bonne compagnie.