Souvent, quand un danseur attire notre regard et le retient, on est tenté de parler d’âme, de supplément d’âme, alors qu’au fond, c’est très musculaire : un danseur a de la présence lorsque ses mouvements suggèrent une résistance dans l’air, dans l’espace où il se meut. La scène n’est plus un simple plateau ; le quatrième mur s’est dressé et c’est un parallélépipède plein comme un aquarium, l’air dense de lumière, de poussière et de souffle. Qu’il y prenne appui ou le fende, le mouvement en éprouve la résistance : c’est là qu’il y a danse ; c’est là que naît Résister, de Tarek Aït Meddour.
Lorsque la pièce commence, tous les danseurs de la Cie Colégram sont face contre terre, les cintres descendus pesant juste au-dessus d’eux. Une phrase musicale se fait entendre une fois, puis diminue jusqu’au silence. Pas un geste, rien, personne ne bouge. La phrase musicale revient. Repart. Toujours rien. Enfin rien sur scène, parce que quelque chose a changé pour le spectateur : on se met à scruter. Dans un film, ce serait le moment où l’on se demanderait du corps inerte tout juste découvert s’il respire : est-il mort ? endormi ? Mais nous sommes sur scène et la phrase musicale revient une troisième fois. A ce chiffre magique, les danseurs commencent à se lever. Les corps sont là. Les regards aussi.
Le mouvement surgit peu à peu, de manière désordonnée dans le groupe et dans le corps, les têtes picorent dans le vide comme des poules, des pigeons. C’est aussi étrange et aussi normal que les deux hommes qui portent la même robe que leurs cinq homologues féminines – curieux mais pas cocasse, étrangement naturel. (Les tabliers des jardiniers du Parc de Preljocaj me reviennent comme un flashback ; forcément, ça dispose bien.)
Les danseurs s’excitent parfois, et se donnent de grands coups sur les cuisses en grand plié, le buste qui se tourne d’un côté et de l’autre, tchac, tchac, tchac, tchac… On bat, du linge, un métal, un matériau – le geste d’un métier manuel qui s’emporterait jusqu’à la colère, ou un geste mécanique qui reprendrait vie organique.
À force de désynchronisation, l’éparpillement des danseurs finit par se rassembler en canon, puis un unisson, sans plus de musique autre que celle des pas martelés. J’ai un peu peur (souris échaudée par Alban Richard craint l’eau froide) mais je me rassure en retrouvant dans les lignes qui se croisent l’énergie de celles d’In the middle, par exemple. (À ce point du spectacle, il n’est pas totalement impossible que je panique un brin en me demandant ce que je vais bien pouvoir écrire à son sujet – d’où l’accès de pédanterie désordonnée).
Mon souvenir se fragmente, et je ne suis déjà plus certaine de l’ordre des fragments.
À un moment, c’est un solo, entièrement de dos, et c’est une autre définition de la présence : le dos aussi expressif qu’un visage. Des bras qui se déplient, se rétractent : esclave se réfugiant dans un instinct de survie animale ; oisillon-albatros qui se déploie. Des demi-pointes pas du tout classiques, sur le fil, émouvantes. That fellow’s got to swing, got to live.
À un moment, les danseurs partent en cambré, genoux qui lâchent, comme s’ils avaient reçu une balle et tombaient au ralenti. Ils se redressent et ça repart, tous, les uns après, pendant les autres, une vague qui se fracasse sur le même rocher tandis que la suivante, la même mer, repart déjà à l’assaut. Puis les cambrés ne détournent plus seulement, ils font ployer jusqu’au sol, en avant, front et genoux au sol, pieds levés, arrêtés dans une prière qui se met à résonner dans la musique.
On retrouve ces cambrés bien plus tard, sur la fin, plus faibles d’amplitude, les lignes des danseurs déferlant face à nous. C’est à ce moment-là que j’ai pris conscience que ces vagues, c’étaient probablement les reprises de Max Richter – le nom a émergé à la conscience. La chorégraphie de Tarek Aït Meddour traduit la même émotion, la répétition qui (se) transforme, l’ascension droit devant, pieds nus sur la scène plate, le regret qui se dérobe et se représente comme élan.
Mais je m’avance.
Avant, je crois, il y a ces couples qui se créent par les mains, par là où ils s’attrapent. Ca danse, pendant qu’à l’avant-scène, un couple ne bouge presque pas, et ce peu de mouvement est plus hypnotique que le reste – nouvelle définition de la présence. Je n’hésite pas à manquer le reste pour revoir ce qui se joue là, sa main à elle qui se pose sur son épaule à lui, et descend le long du bras jusqu’à chercher par un détour la main, qui l’accueille et qu’elle fuit. Aucun des deux danseurs ne regarde l’autre, ni ne regarde leurs mains ; c’est de là que vient toute la force de la séquence. Le geste se répète comme un désir insistant, qui les aimante à l’insu de leur plein gré et auquel ils résistent, jusqu’à quand – jusqu’au cou seulement.
Il y a aussi ces mouvements de guerriers, grands pliés avec des changements de poids du corps ultra rapides d’un pied sur l’autre, des boxeurs qui préparent et parent l’attaque, un doigt accusateur pointant devant eux, l’autre main levée derrière eux comme si elle tenait quelque chose (pose spirituelle ? grenade dégoupillée ?). J’ai l’impression d’avoir déjà vu cette posture et ce tressautement quelque part ; on pourrait être chez Akram Khan. C’est déjà assez saisissant en soi, mais ça l’est presque plus lorsque le mouvement se défait, que le tressautement et le plié perdent en amplitude, jusqu’à ce que les danseurs ne sachent plus sur quel pied danser, et que la parade guerrière se défasse dans l’hésitation fragile de la vieillesse.
Il y a cette séquence aussi de quasi-immobilité. Tous les danseurs tiennent leur pose sauf un, qui s’agenouille au ralenti – si lentement que les corps immobiles paraissent davantage bouger. On se met à promener son regard d’un danseur de cire à l’autre, et ce qu’on croyait de l’immobilité se met à fourmiller (comme si, s’attendant à une vidéo, on prenait un cinémagraphe pour une photo figée qui, magie, se met à s’animer d’une manière plus magique encore) : un pan de robe qui s’ajuste, un sourire qui fléchit et se retrouve, les poitrines qui se soulèvent et s’abaissent… C’est immobile et ça frémit. Quand enfin, on reporte son regard sur le mouvement du danseur qui s’agenouille, on est surpris de le trouver plus avancé dans sa descente au sol qu’on ne l’avait anticipé – un effet quasi magique que j’ai découvert avec Amagatsu.
Puis le tableau reprend vie de manière plus ostensible, avec des mouvements secs et répétitifs, comme ceux qui animent les automates de vitrines de Noël. Cela ne produit pourtant pas l’effet comique de la mécanique plaquée sur le vivant ; onau contraire, on croirait voir le vivant surgir et dépasser la mécanique dans laquelle il s’était rigidifié.
Pour la fin, le chorégraphe nous installe en quelques pépiement dans un jardin. Les danseurs se tournent autour, en tenant leurs jupes en arrière pour une parade amoureuse toutes plumes dehors. Cette mini-battle marivaudesque finit en une mêlée de rugby sensuelle : les corps s’agrègent sans qu’on puisse plus deviner quel main caresse quelle tête, une masse d’argile encore fraîche, que Tarek Aït Meddour sait décidément bellement sculpter.
Un gigantesque merci à celles qui m’ont permis d’assister à la captation de Résister au théâtre des Champs-Elysées dans le cadre du Festival numérique danse & musique de la Caisse des dépôts. Le spectacle devrait être en ligne lundi prochain sur la chaîne Youtube du théâtre. (Hâte de voir quel regard le montage aura promené sur les corps.) Pour un aperçu en photo, rendez-vous sur l’Instagram de VuThéara Kham.