São Paulo Dance Company

Mes plus fortes émotions esthétiques provoquées par la danse l’ont été par des pièces contemporaines, mais je ne cesse de revenir au classique comme à une fascination primaire. J’ai longtemps cru que c’était lié à ma pratique : j’aime les sensations du ballet, la logique musculaire à trouver, la structure qui contraint autant qu’elle stimule et dont la répétition, bien loin de mener à l’ennui, favorise la ferveur ; tandis que je peux compter sur les doigts d’une main les cours de contemporain qui m’ont plu, et qu’il n’y aurait pas assez des deux pour compter les fois où j’ai tenté de regarder l’heure entre deux arch – tête au ciel ou tête en bas, je n’aime pas sortir de mon axe. Comme j’aime à le résumer : le contemporain, j’aime le regarder mais pas le danser.

Je me suis demandée ces dernières années s’il n’y aurait pas un corollaire que je n’aurais jamais osé m’avouer : que j’aime davantage danser le classique que le regarder – ou que je le regarde parce que je le danse. C’est faux – et il y a là quelques chose de juste : c’est bien quelque chose en rapport avec la pratique de cet art qui me touche en tant que spectatrice. Contrairement au contemporain, un ballet me touche rarement dans son ensemble, dans son intention chorégraphique ; c’est souvent quelque chose d’ajouté ou de prélevé, un port de bras, un regard, un danseur qui se mesure à une tradition, une variation… quelque chose qui n’a de sens que parce qu’on y revient.

Il est rare de se prendre l’humain de plein fouet comme en contemporain – mais il transparaît et, soit que la rareté en fasse le prix, soit que je le vois davantage avec l’âge, j’ai l’impression de n’en l’apprécier que davantage. Il y a quelque chose de fort émouvant à voir ces corps se confronter à des canons impossibles, et offrir leur vitalité à des œuvres qui sans eux n’existent pas – des corps jeunes, comme je commence à le voir en vieillissant doucement. Je n’ai que trente ans, trente ans déjà : la majorité des danseurs que je vois sont désormais plus jeunes (ou à peine plus vieux) que moi. Cela apaise mes regrets fantasmés de danseuse ratée, m’affole comme être soumis au temps, et nimbe le ballet de la beauté qui accompagne toute disparition. Je vois toujours la chorégraphie, mais je vois aussi cette écriture du corps comme résistance au temps. Une manière de le traverser plutôt que de le laisser passer.

Tout ça est un peu grandiloquent, mais cela fait partie de ce que j’ai perçu sur scène en allant voir la Sao Paulo Dance Company à Chaillot. J’ai été surprise en voyant un porté d’une danseuse joliment cambrée sur le programme : j’avais gardé Marco Goecke en tête et ne me souvenais plus qu’Uwe Scholz était de la soirée, qu’il y aurait des pointes sur scène. Cela m’a inexplicablement fait plaisir, alors que le peu que j’ai vu du chorégraphe ne m’a pas marquée. Je n’attendais guère plus qu’une chorégraphie néo-classique enjouée, du genre athlétique-hygiénique comme savent les danser les (Nord-)Américains. Cela a laissé le champ libre à la contemplation pure des corps, de leur vigueur et leur jeunesse – toutes pensées préalablement filées -, ainsi qu’à la surprise de l’humour et de la poésie, dans un mini-carambolage organisé ou dans un bras, une main, qui délicatement se lève et se déploie depuis une pose que je pensais finale, et qui se prolonge ainsi, s’épanouit le long du poignet, de la main, des doigts effilés, animés dans leur délicatesse même.

Chaque passage de la Suite pour deux pianos (de Rachmaninov) est accompagnée d’une toile de Kandinsky en noir en blanc, entre calligraphie, art abstrait et taches pour une énigme du journal de Mickey. L’association du ballet avec l’art abstrait fonctionne décidément bien ; cela me le rend accessible, vivant soudain : les traits comme les corps dansent – eux aussi habillés de noir et blanc, dans une polarité inversée entre hommes et femmes. Les physiques sont compacts, mais la danse les délient : les deux danseuses, Luciana Davi et Ana Roberta Teixeira, sont merveilleuses de vitalité et de synchronisation ; les trois danseurs dépotent,Yoshi Suzuki avec la virtuosité propre à certains petits bolides.

Ce sont encore deux danseurs formidables qui interprètent L’Oiseau de feu, pas de deux, de Marco Goecke. La pièce n’a beau faire que huit minutes, elle me marque autant sinon plus que la précédente, avec le motif obsédant de la main agitée comme une plume, comme je pensais que seule la compagnie de Sankai Juku savait le faire. Ça vibre et ça tremble, se répercute et s’absorbe dans des corps solidement sculptés, ancrés dans le sol – torse nu pour Nielson de Souza ; avec une moitié de corset pour Ana Paula Camargo, dont le dos puissant se révèle entre les bandes élastiques tenant son armure : les ailes commencent aux omoplates.

Je ne parviens pas à savoir pourquoi, mais la danseuse me rappelle Géraldine, la fille de quelques années mon aînée à cause de qui grâce à qui j’ai commencé la danse, pour faire pareil et moi aussi un jour danser dans l’obscurité sur un échafaudage avec une tenue bardée de bandes phosphorescentes (je n’ai jamais dansé sur un échafaudage et la seule fois où j’ai porté un costume phosphorescent, c’était dans un tableau marin pour faire la pieuvre ; mais les bandes phosphorescentes m’ont donné l’amour de la choré-graphie – et probablement des œuvres abstraites projetées derrière – alors merci de faire le bruit de la carpe).

J’ai eu peur pour la troisième et dernière pièce du programme : une chorégraphe contemporaine française, dont je n’avais de surcroît jamais entendu parler, n’était pas pour me rassurant. Soit j’ai vraiment des préjugés à la con, soit nul n’est prophète en son pays : c’est une très belle Odisseia qu’a chorégraphié Joëlle Bouvier. La pièce ira rejoindre et se confondre dans ma mémoire d’autres représentations de la migration, présentées sur cette même scène : Mass b, de Béatrice Massin, et surtout Small Boats, de Russell Maliphant (impossible de retrouver la moindre chroniquette !). La scénographie est moins poussée que dans cette dernière pièce, mais une simple trouvaille suffit : de gigantesques bâches de plastique transparentes, tenues comme des drapeaux, sont agitées à travers la scène, et c’est Loïe Füller qui surgit à la proue d’un navire, sur un océan de déchets et de poésie. On y entend la mer mieux que dans un coquillage, et dans une tonalité contemporaine. Pas de misérabilisme, mais des corps vigoureux, fatigués, sans pitié, fraternels. Je ne suis pas certaine de m’en souvenir : l’heure de la crêpe se profilait, il est vrai, mais surtout, j’étais trop occupée à suivre et perdre du regard l’individualité de tous ces magnifiques danseurs.

Merveilleusement vivant

Les petits sauts et dégoulinades tarabiscotées ponctuent drôlement bien Monteverdi, la danse contemporaine vivifiant la musique baroque, laquelle lui prête en retour sa caisse de résonance spatio-temporelle.

Je me suis fait une réflexion dans le genre, mais le début de la pièce d’Abou Lagraa m’a quelque peu échappé : ma voisine mâchait un chewing-gum avec une puissance masticatoire jamais vue – pénible à entendre lors des passages calmes ou silencieux, mais aussi visuellement lorsque, les danseurs passant de l’autre côté de la scène, les mandibules grouillantes entraient dans mon champ de vision. Il a fallu que je lui demande deux fois d’arrêter ; je n’ai compris qu’à l’agitation qui a suivie que cette mastication acharnée était probablement un moyen de calmer une angoisse pressante. Nous sommes décidément tous l’enfer de quelqu’un d’autre.

Je craignais aussi que les convulsions scéniques ne plaisent pas à Mum, qui avait récupéré la place de Palpatine. Inquiétude vaine : sitôt la lumière éteinte sur la première partie, elle me dit trouver fascinant le mélange de violence et de tendresse entre les deux danseurs. Cette analyse sur le vif me surprend maintenant que je suis habituée au silence ou coq-à-l’âne de Palpatine ; il n’est pas rare que je découvre ce qu’il a réellement pensé d’un film ou d’un spectacle sur son blog (la discussion repartant parfois à partir de là, en différé). Je suis pourtant bien la fille de ma mère, sur ce point-ci comme sur d’autres, et cela a le mérite de me libérer de toute appréhension quant à un non-partage d’une joie qui, ça y est, peut naître.

La musique devient moins policée, plus percussive. J’aime la puissance qui émane des deux danseuses, d’une surtout, qui me plaît instantanément probablement parce que, je m’en rends compte plus tard, elle a le même nez qu’Audrey, et les similitudes physiques commandent chez moi une sympathie a priori, inconsciente. Je n’ai pas un type d’homme, mais peut-être bien de femmes, dans un jeu de réflexions amicales. Des deux danseuses, j’aime aussi la jeunesse qui commence à refluer, au même âge que le mien probablement, les couches temporelles qui ont commencé à se sédimenter et qui font qu’il y a là matière, à. L’expression devient une extraction, et ça jaillit, plus âpre que lisse, bien que la peau le soit encore.

Au plaisir intellectuel de la première partie, où j’apprécie le travail chorégraphique comme une mécanique artisanale, succède un plaisir plus viscéral, moins médié, les corps des danseurs se reflétant dans le mien par ce que mon ancienne professeure de danse avait appelé l’empathie musculaire. Et c’est ça, vraiment, les corps en mouvements qui résonnent dans le mien, ému immobile, sans analyse, sans mots, ces mots fatigants dont j’use à tout-va, auxquels je reviens toujours, parce que quoi sinon, mais dont j’éprouve un véritable soulagement à me défausser pour un temps. Pour un temps, recevoir l’ambivalence pure des corps, tantôt gestes tantôt mouvement, le sens qui cristallise ou s’éparpille dans sa profusion, au lieu des mots clôturés qu’il faut faire pulluler pour parvenir à un résultat approchant. Cela faisait trop longtemps vraiment que je n’avais pas vu des corps danser sur scène. Là seulement le mouvement circule, me déclôture et, mes limites levées, je suis soulagée de moi-même ; ça respire, ça circule – l’Un merveilleux. Me voilà aérée, refaite à neuf – un coup de savon comme Ponge sait les faire. Et Abou Lagraa, donc.

La danse peut bien être reprise en terme de genre, féminin, masculin dans le programme, peu importe que cela soit réducteur par rapport à ce qui se passe sur scène, peu m’importe du moment que je me sens Wonderful One, merveilleusement vivante, oui.

 

 

Frenchy Robbins

Avoir l’occasion de voir des ballets de chorégraphes américains dansés par des compagnies américaines est à double tranchant : au plaisir de découvrir un nouveau style pour ainsi dire in situ répond la légère déception de ne pas le retrouver lorsqu’on revoit les mêmes pièces dansées par des troupes exogènes. L’avantage du désavantage, c’est qu’il devient plus facile pour le balletomane parisien de cerner ce qui fait la spécificité de ce qui lui semble n’en avoir aucune, aka le style Opéra de Paris. Je comprends peu à peu ce que les étrangers entendent par élégance, et comment celle-ci peut se retourner (toutes proportions gardées) en fadeur.

Laura Cappelle, journaliste pour la presse anglo-saxonne bien que Française, s’est ainsi amusée de ce que l’entrée de Fancy Free au répertoire de l’Opéra de Paris a tout d’un pari entre programmateurs, qui aurait été perdu par Aurélie Dupont. Difficile de faire entrer Broadway à Garnier. Même si j’ai grand plaisir à revoir Karl Paquette avant son départ à la retraite, il faut avouer que l’étoile qui s’est fait une réputation de partenaire attentif n’est pas franchement à l’aise dans le rôle de coureur de jupons un peu balourd. À ses côtés, Stéphane Bullion paraît encore plus en retrait. Cela manque de gouaille – ce que l’on aurait pu avoir d’équivalent, en titi parisien, à l’attaque et la désinvolture américaines, et que nous aurait sans doute bien servi Allister Madin par exemple. Il n’y a dans cette distribution que François Alu pour tirer son épingle du jeu ; sa gestuelle un peu brusque, qui a tendance à me déranger, fait ici merveille : on voit le marine en permission, qui fait le mariolle avec ses potes. Les étoiles féminines campent sans souci les pin-ups qu’ils tentent de séduire : Eleonorra Abbagnatto, qui ne cesse de rajeunir à mesure qu’elle se rapproche de la retraite, joue le sex-appeal avec une classe d’enfer, tandis qu’Alice Renavand fait montre à la fois d’une extrême choupitude et d’un tempérament bien trempé. Comme les marines, je défaille à l’amorce d’un rond de jambe dessiné par un pied dont la cambrure est encore amplifiée par les talons.

A Suite of Dances, dansé par Joaquin de Luz lors de la venue du Pacific Northwest Ballet à la Seine musicale, était une pochade poétique. Dansé par Paul Marque, c’est très beau, mais tout autre chose, comme si le danseur en brun de Dances at a gathering poursuivait la soirée en solitaire. L’humour se fait si discret qu’il cesse de fonctionner comme un contre-poids aux aspirations lyriques. On part en rêverie et l’on s’y perd. (Tout de même très agréablement surprise, surtout en tenant compte de la déception de ne pas voir Mathias Heymann.)

Afternoon of a Faun m’a toujours plus séduite par sa dramaturgie que par sa chorégraphie. Cela ne risque pas de changer avec le faune tout en plastique de Germain Louvet ; luisant sous les projecteurs, il ne sue pas, ne transpire pas l’animalité qui seule peut injecter la tension érotique nécessaire à troubler cet instant de narcissisme partagé. Léonore Baulac y est manifestement à l’étroit, et repart sur la pointe sonore des pieds sans qu’il se soit passé grand-chose.

La soirée se clôturait par Glass Pieces, un plaisir dont je ne me lasse pas, tant pour la troupe d’hommes menée pieds flex et tambours battants que pour le fourmillement des danseurs qui se croisent en tous sens avant de former une colonie de fourmiz à l’arrière-scène. Cette traversée a tout d’une descente des ombres moderne, répétitive et hypnotique ; le genre de passage qui doit donner envie aux solistes de faire du corps de ballet juste pour y participer. Hyper synchronisé, le corps de ballet de l’Opéra se montre encore plus puissant que ses homologues outre-Atlantique dans le passage masculin des tambours, mais estompe un peu l’effet de fourmillement dans les passages où tout le monde se croise. En voyant Héloïse Bourdon rayonnante en scène, je comprends soudain que c’est peut-être ceci qui me donne cette impression de demi-teinte : dans l’ensemble, les danseurs sourient peu. On devine qu’ils prennent du plaisir à danser ce programme, quand on s’attendrait à se faire contaminer par la bonne humeur. Cet amusement somme toute très policé se répercute sur mon impression de la soirée : j’y ai pris plaisir sans pour autant m’éclater. Question de style et non de talent, faut-il le préciser.

Jamais 3 sans 21

Sadeh21 représente mon quatrième et dernier spectacle d’Ohad Naharin en ce mois d’octobre ; j’ai fait le tour de ma fascination pour le chorégraphe. Le documentaire à travers lequel je l’ai découvert le montrait exigeant sur la qualité du mouvement, attentif à donner du poids aux gestes ; j’imaginais : du sens. J’ai compris ce mois-ci que cela ne présageait pas de la capacité à structurer la danse à plus grande échelle. Ohad Naharin a inventé une technique d’une expressivité folle, mais n’exprime finalement pas grand-chose avec. Ces quatre spectacles me donnent l’impression qu’en avoir vu un, c’est les avoir tous vous (sans même parler de l’auto-recyclage ; on retrouve dans Sadeh21 la marche « fourmiz » de Decadanse, mais la pièce se présentant comme un best-of, c’est de bonne guerre). Le rapport à la musique surtout me gêne ; dans Sadeh21, encore une fois, le mouvement entretient peu voire pas de lien avec la musique, pur fond sonore.

Ce qui renouvelait l’intérêt, c’est le changement des danseurs : la pièce est présentée par le Young Ensemble, la compagnie junior adossée à la Batsheva. Surprise : les danseurs ne sont pas beaucoup plus jeunes que ceux de la compagnie principale (à moins que ce ne soient ceux de la compagnie principale qui ne soient pas beaucoup plus vieux que les juniors), et ils n’ont rien à leur envier. Je m’attendais à moins d’aplomb ou quelque maladresse ; il n’en est rien. Les caractères sont là aussi bien trempés. S’il fallait vraiment chercher une différence d’une compagnie à l’autre, ce serait dans la densité de présence dans les moments où ils dansent a minima ou pas du tout (ce qui ne dure jamais)… et encore ! En cherchant à élucider le titre de la pièce (j’imaginais sadeh comme verset), j’ai découvert qu’il s’agit d’une fête pour fêter l’apparition du feu – et les danseurs l’ont, ce feu !

On est un peu triste de les quitter à la fin, d’autant que le tableau final est l’un de ces éclairs de génie qui traversent les pièces sans les structurer mais en les illuminant tout de même. Un danseur apparaît sur le mur en fond de scène et, sans qu’on s’y attende, se laisse tomber en arrière, provoquant la même fascination qu’Aurélien Bory. À ceci près qu’il n’y a pas de trampoline et que les danseurs semblent soudain légion : ils ne cessent de monter à l’assaut du mur, et de tomber. Ils tombent de toutes les manières possibles entre vivre et mourir : en arrière sans bouger, comme un astronaute se laissant glisser dans l’espace ; en avant sans se débattre, dans un suicide impassible ; membres épars, comme des adolescents qui plongeraient en bande depuis une falaise, ou jambes et bras repliés, pour une bombe dans une piscine ; et plus angoissant, les épaules et les genoux qui cèdent en rafale, comme si le danseur venait de se prendre une balle dans le dos. Ils ne viennent pas saluer. Des noms défilent, vidéoprojetés, comme le générique à la fin d’un film, bientôt trop nombreux pour ne désigner que les danseurs ou même l’ensemble de l’équipe technique. J’ai dû louper les lignes initiales signalant de quel hommage, quelles victimes il s’agit là.

Gaga au Venezuela

Je mets un certain temps à comprendre pourquoi ce Venezuela d’Ohad Naharin ne résonne pas en moi : à quelques trop rares mesures près, la danse entretient un lien pour le moins désinvolte avec la musique ; ça passe derrière (la bande-son), ça passe devant (les mouvements)… Il me faut faire des efforts d’attention pour que ça ne me passe pas par-dessus, et me boucher les oreilles à certaines occasions (le spectacle devrait être sponsorisé par les écouteurs Bose).

Mais une fois encore, les danseurs de la Batsheva Dance Company sont dingues à observer, avec cette inversion inhabituelle : les filles sont d’abord puissantes, les garçons d’abord sensuels. Billy Barry en particulier est fascinant en danseur de salsa désarticulé, jambes maigres qui tricotent sévères, torse ondulant au mépris de toute colonne vertébrale. Mais chacun a son mode d’être, de fascination, par exemple Matan Cohen à l’aplomb rock, version brune du chanteur Sting ;  Hugo Marmelada, une douceur à la Gaspard Ulliel. La puissance dégagée par les filles est phénoménale ; leur présence est un festin anthropophage, je m’en gave lorsqu’elles se laissent conduire à dos d’homme, de l’avant à l’arrière scène, de l’arrière-scène à l’avant scène, pendant une éternité qui s’abolit dans la fascination, comme un moment d’absence devant un feu d cheminée (alors qu’on ne se dit jamais qu’on va mater un feu de cheminée).

Dans l’instant, les filles à califourchon sur les garçons à quatre pattes, c’est un peu facile, un peu ridicule ; puis ça traîne, le temps et les jambes, de part et d’autres, et de ces femmes à dos d’homme, on voit surgir des images étranges, l’insecte à deux têtes se superposant aux reines égyptiennes ou indiennes, à dos de chameau ou d’éléphant, la démarche féline des montures se répercutant sur les corps souples. Mon regard passe de l’une à l’autre, sans que je me décide sur qui fixer : l’amazone à la robe asymétrique et la présence brute (Maayan Sheinfeld) ? la garçonne sans décolleté, robe droite, cheveux ras, qui a la force de ses bottes (Hani Sirkis) ? l’aventurière à natte, simple et franche (Yael Ben Ezer) ? Toujours autant de modes de puissance que d’interprètes. On a l’occasion de le vérifier lorsque le spectacle reboote, les mêmes mouvements repris par les mêmes danseurs dans une distribution différente.

Incrédule, je me demande quand cela la chorégraphie va être interrompue ou diverger : après les grandes enjambées qui donnent l’impression qu’un sac de balles rebondissantes a été versé sur scène ? après le duo de rap au micro ! après les allées et venues orientalisantes à dos d’homme ? Et cela continue, implacablement, le spectacle entier est bissé. J’assiste à la reprise des séquences dans un mélange d’incrédulité dubitative (le chorégraphe s’offre du sens à peu de frais, usant de ce que, repris, un pas totalement gratuit prend des airs de nécessité) et de stupeur admirative : il faut oser – donner tout à revoir et d’une certaine manière à voir, puisque sachant à quoi s’attendre, on sait où placer le regard, quel interprète suivre, quel détail rattraper (j’arrive enfin à anticiper le sursaut arythmique des montures dans le passage à dos d’homme). La seule différence vient de ce que les morceaux de tissu blancs, qui étaient battus sur le sol puis jetés en linceul sur le corps d’un homme allongé à la première occurrence, sont remplacés par des drapeaux à la seconde. Je n’ai pas repéré celui du Venezuela, mais j’imagine que le titre de la pièce vient de là.