La Saint-Valentin interdite

L’Amour interdit un 14 février : on appréciera l’ironie. Il faut être un peu cynique ou très mélomane pour concocter un tel programme1, qui malmène l’amour par amour de la musique – amour de la musique dans lequel on devine déjà l’amour de l’amour, cette passion toute occidentale. Valse d’Eros-Thanatos à quatre temps.

L’amour est enfant de Bohême, doté d’un sacré esprit de contradiction. Preuve en est : on ne peut s’empêcher d’apprécier La Défense d’aimer de Wagner, aussi peu wagnérienne soit-elle. Les castagnettes à elles seules font surgir la dangereuse volupté de Carmen, évoquant une fougue aux antipodes de la précision et de la retenue avec laquelle le percussionniste les manie !
 

L’amour est romanesque. En tant qu’idée, idéal qui n’est pas de ce monde, l’amour est un parfait moteur narratif – une énergie au moins aussi renouvelable que celle des moulins de Don Quichotte, à la poursuite de sa Dulcinée. Le violoncelle solo prête ses cordes sensibles au héros de Cervantès, sans cesse détourné de ses nobles pensées par les embardées du saxophone (?), qu’on jurerait émaner de Sancho. Ces deux registres coexistants disent la difficulté de transposer l’humour romanesque, impliquant la distance, dans une œuvre musicale dont le lyrisme suppose par définition adhésion du sujet au monde qu’il embrasse.

La distance humoristique, Strauss ne la place pas entre les notes (l’alternance binaire entre la musique et le silence risquerait par trop de nous éloigner de la musique), mais entre les pupitres. Il n’use pas de dissonance ou de cacophonie ironiques, comme le ferait Chostakovitch ; des pupitres sous la menace incessante de sécessions, tenus ensemble in extremis, voilà sa traduction musicale de l’humour. Pas mal, non ?

 

L’amour est fascination enchanteresse. Et à ce titre, ne peut qu’être un air de flûte composé par Debussy. C’est du moins ce dont on jurerait en entendant Pelléas et Mélisande, pour toujours enveloppé dans une vision bleu Wilson (il existe un bleu Wilson comme il existe un bleu Klein).

 

L’amour est amour passionnel de la mort. Le cor retentit comme un immense soupir qui détend tout le corps : la mort d’Isolde est un soulagement. C’est la destination ultime de son amour pour Tristan-Thanatos, de cet amour vécu comme passion.

Des souvenirs de Bill Viola, mon imagination a récupéré la lumière du feu et l’abandon du corps dans l’élément aqueux (le corps d’une Ophélie noyée, dos cambré, poitrine offerte, visage tourné depuis les profondeurs vers la surface lointaine) pour forger l’image du corps flottant d’Isolde et de son thorax qui s’ouvre soudain sur un être de lumière – une lumière aussi puissante que la déflagration sonore qui l’a transpercée. La mort lui a été donnée et Wagner nous l’offre dans un final lumineux.

 

Ce sera dit : j’aime l’Orchestre de Paris !

1 Programme parfait pour Palpatine et moi qui prenons soin de ne pas la fêter ensemble.

Concert pour flûte et souris

L’ouvreur n’a plus de programme et seul Ravel m’est resté en mémoire après le rapide coup d’œil jeté au billet mais les premières notes de la flûte font apparaître Nicolas Leriche sur son rocher : L’Après-midi d’un faune, de Debussy. Pourtant, quelques mesures plus tard, l’imaginaire de Nijinsky a reflué devant la chaleur méditerranéenne et les décors marins d’Afternoon of a faun. Les gréements des archers rendent la vision de Robbins évidente : moi aussi, je vois bleu.

La station balnéaire laisse la place au sanatorium lorsqu’on attaque le Concerto pour piano et orchestre n° 3 de Bartók. Je me demande comment fait Paavo Järvi pour ne pas se retourner et hurler par-dessus le couvercle du piano : « ÇA VA, LES TUBERCULEUX ? » Il n’en fait évidemment rien et la caméra de mon imagination continue à arpenter les couloirs blancs de l’hôpital, s’arrêtant dos à la vitre d’une nurserie : je suis sûre qu’on a planqué un bébé dans le piano, Piotr Anderszewski n’arrête pas de faire des mimiques pleines de pédagogie, d’attendrissement et de voyelles. À ce rythme-là, on apprendrait le solfège avant d’avoir commencé à parler. Langue maternelle : piano. Un peu moins piano quand trois poussées sonores très cuivrées provoquent trois zooms out successifs – l’orchestre dans son ensemble, l’espace scénique, la salle qui l’entoure de ses balcons. Certaines musiques ont cette qualité de vous faire soudain prendre conscience de l’espace qui vous entoure, des volumes vides qui structurent les bâtiments aussi bien que votre vie, pleine d’inattentions – et de faire surgir le silence au sein de la musique, pour Bach ou Ysaÿe. Serendipity soupçonne le bis d’être de celui-là et je n’ai pas grand mal à le croire, tant la musique nous fait voyager à travers les âges de la vie. Je suis sûre que les cahiers de partitions, fermés sur les pupitres, sont des albums remplis de vieilles photographies, marquées d’un halo lumineux semblable à celui qui entoure le pianiste pour ce bis intimiste.

Il ne manquait que la main de Palpatine sur mon genou – appliquée paume conquérante comme un coup de cymbale alors que je l’ai rejoins au balcon et que la Symphonie en trois mouvements de Stravinsky s’ouvre devant nous. Au sens propre : traversée par une contraction tellurique tirée du Sacre du printemps, elle ouvre une brèche – un gouffre –, devant nous, dessiné par le cercle des musiciens qui ne cesseront de danser au bord du précipice, se tordant, se contorsionnant pour ne pas tomber, sans jamais cesser de danser, jusqu’à devenir de petites silhouettes noires de dessin animé, ces mêmes petites silhouettes qui hantent la caverne de Platon l’apprenti sorcier, peintures rupestres déformées par le feu. Fin du morceau : une éruption de lave filmée comme un dessin des siècles passés par Arte, travelling sur la lance dressée d’un Amérindien ou le cou d’un animal fantastique au croisement du diable et du lama. 

Le Boléro de Ravel mérite d’être vu d’en haut, pour repérer les instruments qui, un à un, entrent dans la danse, à commencer par le tambour et son bruissement imperceptible. Je mets plusieurs mesures à le repérer : le musicien est immobile à force de concentration et rien ne bouge que ses poignets. J’imagine déjà les crampes comme le jour, l’un des premiers en conduite accompagnée, où j’ai emprunté le périph’ bouché et ma cheville s’est crispée de devoir sans arrêt lever le pied pour n’avancer qu’avec l’embrayage (flex n’est pas la position naturelle du pied chez la danseuse, même amateur). Deux poignets pour tenir le même rythme d’un bout à l’autre et soutenir l’ensemble de l’orchestre, c’est un peu le défi du danseur sur sa table ronde, voué à aller au-delà de l’épuisement. Un à un, les instruments à vent s’approchent du cercle, solennel, de ceux qui jouent déjà et attendent, approchant leurs lèvres de l’embouchure, de sauter le pas, le premier souffle comme un soupir résolu où puiser l’énergie pour aller jusqu’au bout. Petit à petit, le son lève et Paavo Järvi, presque impassible au début, fait des gestes de plus en plus puissants pour soulever cette pâte sonore, toujours plus lourde des sonorités incorporées, jusqu’à ce que l’on arrive au point limite où l’on ne sait plus qui, de la musique ou du chef, dirige l’autre. Juste au moment où il semble sur le point de perdre la main, où elle menace de devenir incontrôlable, il s’arrache à sa fascination et finit enroulé dans un coup de baguette, face au public.