Alvin Ailey et compagnie

Spectacle du 27 juillet

Alvin Ailey American dance theater est une troupe formidable qui mériterait d’être mieux mise en valeur par ses chorégraphes. Bien sûr, il y a le fondateur qui a donné son nom à la compagnie : son Pas de Duke, pas de deux sur la musique de Duke Ellington, était sûrement la pièce la plus polie de la soirée. Mais il utilise une base classique qui ne semble pas toujours maîtrisée de ses interprètes : curieusement, alors que la grande technique « pyrotechnique » passe sans problème, le mieux que l’on puisse obtenir en termes de pieds tendus s’apparente à Karl Paquette lors de son dixième Don Quichotte (j’aime beaucoup Karl Paquette, mais faut pas le pousser dans les orties). Si l’on faisait un graphe araignée1 des différents styles de danse au croisement desquels se trouve la compagnie, le classique, vaguement tiré vers le haut par le contemporain (Polish pieces, de Hans van Manen), rabougrirait la toile, par ailleurs bien équilibrée entre modern’jazz, danse africaine (les ondulations de bassin couplées à l’éloignement et au rapprochements des pieds en-dedans en-dehors en-dedans en-dehors dans Four corners, de Ronald K. Brown) et street dance/hip-hop (les danseurs sont manifestement chez eux dans Home, pièce survitaminée de Rennie Harris).

D’une manière générale, comme l’ont souligné les Balletonautes à propos d’une autre soirée, cela manque d’interactions entre les danseurs : autant limiter les portés et les pas d’adage dans Pas de Duke casse un peu le côté couple et dynamise le duo, autant juxtaposer les danseurs dans Four corners et plus encore dans Home donne l’impression d’avoir voulu montrer sur scène ce qui aurait davantage sa place dans une battle ou un cours de danse de haut niveau. Par contraste, les passes de Polish Pieces font figure de véritables portés, alors que les danseuses en grand plié seconde sont déplacées par leurs partenaires dans la même position, donnant l’impression assez amusante de convergences et divergences trop vives dans le réglage d’une image.

Les danseurs sont en permanence branchés sur du 200 volts (y compris dans Home lorsque la musique se fait planante – le contraste, dear Harris, le contraste !), mais il n’y a guère que Strange Humors pour en tirer véritablement partie : Robert Battle (qui est aussi le directeur de la compagnie) crée un duo-duel qui vous fait serrer les abdos sur votre siège dans une vaine tentative empathique d’amortir les chutes. Pour moi qui n’y connaît rien, l’affrontement des deux hommes dans une diagonale de lumière fait penser à un combat hyper sexy de capoeira2 – un régal de tablettes de chocolat.3 Le reste du temps, on savoure individu par individu la souplesse féline des épaules, les dos reptiliens et la vivacité explosive des pieds sur charbon ardent. On savoure ou on essaye, s’il est vrai que ce spectacle est comme un bon plat trop bien servi : alors que les premières bouchées sont appréciées – un délice –, on s’aperçoit à la dernière que toutes les bouchées intermédiaires ont été englouties mécaniquement, et on regrette le plaisir qu’on s’était promis.


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 Mais si, vous savez, ces graphiques que fait la FNAC dans ses comparatifs d’appareils photos (et autres), dans lesquels on cherche la toile d’araignée la plus grande et la plus parfaitement orthogonale possible, pour ne pas avoir un respect des couleurs top au détriment du stabilisateur automatique.
2 Audrey, si tu passes par là…
3 Chocolat noir… et blanc ! Michael Francis McBride et Kanji Segawa ont-ils intégré la compagnie black sur le négatif d’une discrimination positive ?

Le San Francisco Ballet, un ballet américain à Paris

Une soirée de gala, quatre programmes et un cours public, il n’en fallait pas moins pour découvrir le San Francisco Ballet, ses 75 danseurs, son style et son répertoire largement inédit en France. Plutôt que de programmer les grands classiques connus du public parisien, Helgi Tomasson a concocté des triple bills (voire quadruples) qui mettent en valeur les personnalités contrastées de la troupe et donnent une idée du bouillonnement chorégraphique outre-Atlantique. Tous les ballets présentés ne sont pas des chef-d’œuvres, loin de là, mais témoignent d’une croyance vivace dans la danse classique : au pays de la modern dance, on chorégraphie pointes aux pieds et l’on chérit ses maîtres.

 

Oui, maître

Balanchine et Robbins, que l’on pourrait du vieux continent prendre pour l’équivalent américain d’un Béjart ou d’un Roland Petit, représentent là-bas bien davantage en tant que fondateurs d’une tradition – tradition classique du point de vue du pays, moderne du point de vue de l’histoire du ballet. Je dois avouer ne pas être une inconditionnelle de Balanchine, passé les Joyaux ; pour moi, c’est surtout un passage nécessaire (en raccourci : sans Balanchine, pas d’In the middle somewhat elevated), qui distille un ennui distingué. Le pas de deux d’Agon, que j’avais vu dansé par le NYCB, a surtout eu le mérite de me faire découvrir Sofiane Sylve, parfaite danseuse balanchinienne, élégante, solide, une paire de boucles d’oreille pour souligner son port de tête. Le finale de Symphony in C, un mois après le médiocre Palais de cristal donné à Bastille, faisait quant à lui figure de pied de nez à l’Opéra – il en émane une telle joie qu’on en oublie les tutus cheap et les approximations du corps de ballet. Figurait également au gala le 2mouvement de Brahms-Schoenberg Quartet, d’un gnan-gnan achevé, qui m’a convaincue de sélectionner des soirées Balanchine-free. Dans la mesure du possible. C’est ainsi que, pour voir In the Night, j’ai découvert Les Quatre Tempéraments, que j’imaginais similaires à Agon à cause des costumes mais qui m’ont davantage plu. Une étrangeté toonesque transforme l’aridité qui émane ailleurs des justaucorps sommaires et des lignes arrêtées en crudité : si on ne le savoure pas, du moins croque-t-on ce ballet avec entrain.

Robbins me semble tout à la moins moins central que Balanchine dans l’évolution de la danse classique et beaucoup plus attirant. Après West side story, The Concert ou Dances at a gathering, je découvre une autre facette de sa production protéiforme grâce au San Francisco Ballet qui a présenté Glass pieces. Les costumes, dont les couleurs ne sont pas franches, sont le seul élément à avoir mal vieilli (les fameuses chaussettes blanches…). Pour le reste, c’est un plaisir de jouer à un deux trois soleil au milieu de la foule urbaine des danseurs, qui se croisent en tous sens comme au Grand Central Terminal. La colonie de fourmis (le contre-jour dessine des têtes en formes d’olive, de vraies Fourmiz) qui se lance dans une traversée très rythmique de l’arrière-scène semble surgir d’une bouche de métro et reléguerait presque à l’arrière-plan le couple de danseur en plein adage à l’avant-scène. Pour la critique du New York times, à la création, c’était « a human traffic jam that looks only too programmed » ; et c’est vrai que, dans le mouvement des danseuses qui repartent cycliquement deux places en arrière, on croirait voir les feux qui passent à l’orange, au rouge puis à nouveau au vert. Ça avance sans qu’on y prenne garde, comme on noircirait du bout du crayon les carreaux du papier quadrillé qui sert de décor, construisant des buildings en un rien de temps, un carreau vide devenant une fenêtre éclairée.

Plus classique ou plutôt plus romantique, In the Night est un plaisir assuré, ne serait-ce que par le ciel étoilé en toile de fond. Le style correspond naturellement bien à Mathilde Froustey, accompagné de Rubén Martín Cintas dans le costume avec un jabot qui me fait penser à La Belle et la Bête. S’il fallait un Disney pour le couple suivant, en costumes ocres, ce serait évidemment Le Roi Lion : can’t you feel the love tonight ? Tiit Helimets est royal auprès de Sofiane Sylve, qui oblitère le souvenir que j’avais d’Agnès Lestustu dans ce rôle. Les trois pas du début, qui marquent l’arrêt, sont sublimes, de l’Aurélie Dupont de la grande époque, tout en présence et retenue. Difficile de passer ensuite pour le couple final, Lorena Feijoo prenant des allures de marquise de vaudeville aux emportements mi-touchants mi-ridicules (je n’ai pas trouvé le Disney correspondant ; vous voyez, vous ?).

 

 

Du néoclassique : vous m’en mettrez trois deux de pas et une douzaine de portés

Après le maître vient l’élève et tout une série de copies, que cela soit explicite (la Chaconne pour piano et deux danseurs d’Helgi Tomasson est donnée « en mémoire de Jerome Robbins ») ou non (les tutus de Classical symphony sont un décalque de ceux de The Vertiginous Thrill of Exactitude). Les Balletonautes vous aideront à distinguer les bonnes des mauvaises copies. J’ai pour ma part du mal à distinguer ces chorégraphes : non seulement les noms d’Edwaard Liang, Mark Morris ou Yuri Possokhov m’étaient totalement inconnus, mais, en voyant leurs chorégraphies, je les identifie moins comme du Liang, du Morris ou du Tomasson que du néoclassique.

La construction est la même d’un ballet à l’autre : le corps de ballet est de passage entre les deux ou trois couples de solistes ; des pas de deux se succèdent sans variation ni coda, pleins de portés ; les costumes sont similaires dans leur coupe, les couleurs se chargeant d’évoquer l’hiver (The Fifth Season), l’automne (Symphonic dances, avec un curieux plastron brillant un peu reptilien) ou l’été grec (Caprice, avec le renfort de colonnes doriques lumineuses qui ne déplairaient pas à Wilson – c’est-à-dire si le modèle était disponible en bleu) ; et l’on tourne sur le même vocabulaire chorégraphique : tours, détournés, pas de valse, déboulés, tout ce qui est bon pour tourbillonner, entrecoupé de jambes à la seconde en battement ou développé et encore de portés. Cela se regarde très bien et se mange sans faim, l’indigestion arrivant sans prévenir au bout de la quatrième soirée. Soudain, on n’en peut plus de ces ballerines traînées-glissées à travers la scène comme des aspirateurs. La Classical symphony s’en trouve brillante comme un sous-neuf, ce qui est parfait pour un peu de patinage artistique (Yuri Possokhov, au San Francisco depuis plus de dix ans, serait-il nostalgique de sa jeunesse russe ?) mais laisse de glace.

 

Doubleplusbon

On en viendrait presque à se demander si l’on n’aurait pas épuisé le potentiel créatif de la technique classique : que peut-on faire d’autre après Balanchine ? Forsythe. Mais lorsqu’on voit où aboutit sa logique déconstructionniste, on en revient. Et on revient du côté de Robbins, piochant dans l’aspect populaire de son œuvre pour faire de l’entertainment de grande qualité. De grande qualité, je souligne : malgré l’aspect standardisé, les ballets présentées sont riches techniquement et mettent en valeur les danseurs (surtout les danseuses, ok). Où est le problème, alors ? Y en a-t-il même un ?

Dans l’article du New York Times sur la création de Glass pieces, la critique souligne un élément clé qui distingue Philipp Glass des autres compositeurs minimalistes et que partage le chorégraphe : « Mr. Robbins is careful to give us a human echo. » C’est cet écho que l’on n’entend pas dans plusieurs des créations néoclassiques présentées par le San Francisco Ballet, comme si on avait jeté l’émotion avec la narration et, à vider les ballets de tout élément narratif, on avait fini par les vider de leur sens. Quelque part, on l’a bien cherché. Quand un néophyte s’inquiète de ce qu’il ne comprend rien au ballet, je lui rétorque qu’il n’y a rien à comprendre. Je pense : il faut simplement accepter de se laisser toucher, de ressentir des émotions qui, comme pour la musique, ne sont pas dicibles – pas parce qu’elles sont trop pauvres pour être exprimées mais au contraire parce qu’elles sont trop riches, trop complexes pour être analysées, et perdent de leur beauté quand on cherche à les enfermer dans un chapelet de synonymes. Il n’y a pas rien à comprendre : il faut comprendre que l’émotion ne passe par la raison, qu’apprendre le vocabulaire de la danse n’est pas ce qui permettra de l’apprécier mais seulement d’en parler et de saisir des nuances (qui, en retour, il est vrai, contribueront à sublimer l’émotion). La danse se comprend, oui, comme un tout qui nous arrive ; il faut « prendre avec », prendre la danse avec l’humain, ses émotions et son désir.

Les chorégraphes dont il est question n’ont pas cherché à comprendre : ils ont liquidé la question de la compréhension et substitué l’admiration à l’émotion. Leurs ballets sont, à proprement parler, admirables. Non pas pour la performance physique qu’ils impliquent mais pour leur esthétisme. On vient se ravir de l’esthétisme extrême du ballet, ravissement qui ne connaît qu’une émotion : la joie. La joie qui émane du San Francisco Ballet est si forte qu’il n’y a personne qui ne la remarque ; c’est indéniablement « une bouffée d’air frais ». De bouffée d’air frais en bouffée d’air frais, cependant, on finit par brasser du vent. D’être la seule émotion suscitée par ces ballets, la joie débouche sur un appauvrissement : c’est doubleplusbon.

 

 

Chorégraphes d’exception

Parmi les exceptions pour confirmer la règle : Mark Morris. Son Maëlstrom commençait mal quand soudain, un cœur s’est mis à battre sous ce parfait zombie néoclassique (qui porte mal son nom, les danseurs tourbillonnant bien moins que dans d’autres ballets programmés – un comble). Après ce qu’il faut avoir beaucoup d’imagination pour appeler une tempête, nous arrivons directement dans l’œil du cyclone. Dans une ambiance calme mais orageuse à la manière du Parc, les danseurs prennent des poses planantes, paumes de main plates et pieds flex – des inflexions qui me rappellent Un jour ou deux, la neutralité ennuyeuse de Cunningham en moins !

 

C’est à partir des exceptions qu’on trouve l’exceptionnel. Avec les ballets de Christopher Wheeldon et Liam Scarlett, le San Francisco Ballet est une publicité ambulante pour le Royal Ballet. Je suis toute acquise à Christopher Wheeldon depuis que j’ai vu le pas de deux d’After the rain, créé pour et dansé par Wendy Whelan lors de la venue du NYCB à Bastille. La gorge serrée en entendant résonner la musique d’Arvo Pärt, j’avais été absorbée et bouleversée par ces corps, l’un très nerveux, très fin, comme une liane ou une racine, l’autre noir et puissant, manipulant le premier avec d’infinies précautions. Sans être aussi poignants, Damian et Yuan Yuan Tan font revivre cette histoire muette d’amants intemporels mais non éternels, la beauté de l’éphémère toute entière contenue dans la fragilité du corps de Yuan Yuan Tan.

De cette aube immémoriale, le chorégraphe passe sans souci à un coucher de soleil chatoyant. Within the Golden Hour possède tout le charme de l’Orient sans aucune concession à l’orientalisme : si l’on voit des paillettes d’or, ce n’est pas dans le drapé très léger des costumes mais l’imagination d’une lumière déclinante, qui fait luire son objet de mille et une façons différentes. Loin de n’être que langueur, la sensualité se joue (Mathilde Froustey, dans une esquisse de danse latine sur pointes) autant qu’elle se respire (Sarah Van Patten, tout en retenue). L’urgence de vivre, qui se traduit par un rythme soutenu dans la plupart des pièces vues, est ici contenue toute entière dans la musique lancinante et sublime d’Ezio Bosso, laissant les danseurs suspendus dans un entre-deux de toute beauté.

Quand enfin tombe la nuit, Christopher Wheeldon la peuple de fantômes. Avec leurs yeux cernés et leurs cheveux élégamment relevés et décoiffées, ses Willis ont une allure toute victorienne. Plus que des demeures, on imagine des gens hantés par le souvenir de l’être aimé, les souvenirs qui tourbillonnent et s’effacent comme la mousseline des jupes transparentes. De tous les ballets, c’est celui que j’aimerais le plus revoir (peut-être aussi parce que Palpatine n’a pas arrêté de s’éventer avec son programme, malheureusement moins absorbé par Ghosts que par le Ratmansky qui a suivi).

 

Moins expérimenté mais tout aussi prometteur est Liam Scarlett. J’avais beaucoup aimé Asphodel Meadows, regrettant seulement l’absence de respiration qui ne permettait pas d’apprécier pleinement chaque trouvaille gestuelle. Devenu Artist in Residence, l’urgence de tout mettre dans un seul ballet s’est dissipée et Humming bird en devient planant. Ceux qui l’ont vu plusieurs fois soulignent les ficelles et la musique, qui fait beaucoup. Mais c’est aussi le talent du chorégraphe que de savoir sélectionner la musique : les balletomanes qui ont assisté à la triple bill du Nederlands Dans Theater ont ainsi eu le plaisir de réentendre Tirol Concerto pour piano et orchestre. La chorégraphie de Liam Scarlett n’a rien à voir avec celle de Sol León et Paul Lightfoot mais l’on retrouve la même lumière lunaire que dans Shoot the moon, avec un grand pan de papier blanc replié, qui se relève peu à peu à mesure que les danseurs arrivent en glissant depuis un terre-plein en arrière-scène. À ce sens aigu de la scénographie, Liam Scarlett joint une gestuelle fluide, précise et passionnée vraiment captivante. On observe comme au télescope les cratères et les lacs de la chorégraphie, tantôt rapide et teintée d’humeur (piétinements de colibri de Maria Kochetkova), tantôt suspendue et poétique (quasi-immobilité de Yuan Yuan Tan, qui semble la plus intense des danses), toujours proche du spectateur (présence de Frances Chung, curieusement familière avec sa frange et sa robe en jeans). La pièce vous suit comme un air que l’on chantonnerait. Humming bird, forcément.

 

Reste le cas épineux d’Alexei Ratmansky : sous le M. Hyde qui massacre le ballet à l’Opéra de Paris (Psyché est une catastrophe que n’ont pas su racheter Les Illusions perdues), se cacherait un Dr Jekyll qui, sans faire de découverte majeure, participe outre-Atlantique à la bonne santé de son art. Le Piano Concerto #1 m’a rappelée au bon souvenir de Seven Sonatas, seule preuve à ma connaissance qui démente l’hypothèse de la Ratmanskyness comme délire balletomaniaque. Je n’en garderai pas un souvenir impérissable mais, ma foi, avec ses outils rouges suspendus en l’air façon cérémonie d’ouverture des JO à Sotchi, ses académiques bi-face bleu-rouge et ses dominos d’hommes pour soutenir les équilibres de ces dames, Piano Concerto #1 est fort divertissant.

Le salad bowl du ballet

Le doubleplusbon a un double avantage : d’une, comme on a pu le voir, les chorégraphies plus étoffées n’en ressortent que mieux par contraste ; de deux, les danseurs sont à l’honneur, puisqu’on ne voit qu’eux. Et le San Francisco Ballet, c’est le melting pot fait ballet. Pardon, le salad bowl, soyons politiquement et morfalement correct. Non seulement les danseurs sont d’origine et de nationalités différentes, ayant apporté leur école dans leurs bagages (techniques), mais ils sont ont aussi des physiques et des personnalités très contrastées. Nulle part ailleurs vous ne verrez la liane lyrique Yuan Yuan Tan distribuée à côté du petit bolide bourrin qu’est Maria Kochetkova. Toutes les distributions ne marchent pas aussi bien (il faut bien avouer que le tandem Yuan Yuan Tan / Mathilde Froustey est plus harmonieux à l’œil) mais on a rarement un tel concentré de personnalités !

Hormis Mathilde Froustey, la seule que j’identifiais, c’était Maria Kochetkova. Entre ses looks délirants et ses vidéos vine bien troussées, difficile de louper cette pro de la comm’. Surprise sur scène : la petite souris bourrine et fantaisiste qui avait tout pour me plaire ne me fait pas du tout vibrer. De ses extensions de folie, qui viennent compenser la différence de taille avec ses compagnes (les solistes dansent rarement seuls au San Francisco Ballet, au final), on ne remarque que l’aspect brutal et pas toujours musical. Autant cela fait de Voice of spring un petit bijou d’humour, le lâché de pétales de roses s’accompagnant d’un lâché de rires, autant ce n’est pas franchement adapté à Humming bird ou Within the Golden Hour. Même dans la pyrotechnie de Classical Symphony, même quand elle dévore l’espace, il reste cette impression de danser petit (est-ce son cou, qui paraît toujours contracté ? sa cambrure de gymnaste, qui lui fait parfois un petit ventre d’enfant ?). Au final, c’est une personnalité que j’apprécie davantage sur la scène sociale que théâtrale.

La véritable star du San Francisco Ballet n’est donc pas Maria Kochetkova, comme on le croyait volontiers, mais Yuan Yuan Tan. Si elle passe bien les ballets entraînants, c’est dans tout ce qui est lyrique et poétique qu’elle brille particulièrement. Il y a en elle quelque chose de pur, de précieux et de raffiné qui confère qualité d’adage à tout ce qu’elle danse. À l’opposé de l’ardeur et de la joie débordante qui caractérise la compagnie, elle apporte un certain équilibre au ballet où elle s’épanouit depuis près de 20 ans, le visage inspiré mais rarement souriant.

L’autre principal tout à fait stunning, c’est Sofiane Sylve. On ne la remarque pas d’emblée car elle a une manière fort discrète et élégante de s’imposer, mais quelle femme ! Si on ne la distingue pas spécialement pendant la classe (Yuan Yuan Tan non plus, comme si la présence en scène était inversement proportionnelle à celle en cours – une loi qui ne plairait pas à Mathilde, qui a débarqué avec un grand pull Stars and Stripes), en scène, sa danse tout en retenue crie : Less is more. De l’Aurélie Dupont de la grande époque, je vous dis. Et comme la grande époque est finie, je propose qu’on rapatrie la frenchy. Parce que Sofiane est française et qu’elle vous rendrait nationaliste n’importe quel balletomane parisien.

On risquerait à ce rythme de faire le portrait de tous les solistes du ballet alors, aux noms de Frances Chung et Sarah Van Patten surtout, dont la danse est plus épidermique que musculaire, j’ajouterai seulement celui de Sasha De Sola. Longs cheveux blonds, brillants aux oreilles, pimpante, douce et rayonnante, c’est le glamour américain incarné1. Cela tient à pas grand chose, le maintien, peut-être : au San Francisco Ballet, les filles dansent très cambrées et, contrairement à pas mal, Sasha De Sola ne donne pas l’impression d’être toutes côtes dehors (comment aligne-t-on la colonne pour tourner dans ces conditions ? Mystère…). Quoiqu’il en soit, je la verrais bien principal, dès qu’elle aura un peu plus d’abattage dans les pattes.

J’avoue avoir moins remarqué les hommes que les femmes même si j’ai pu admirer le poignet gracile de David Karapetyan dans Chaconne pour piano et deux danseurs ou l’allant de Taras Domitro et Pascal Molat rivalisant, très Grease spirit, dans Alles Walzer. Rivalité également entre Esteban Hernandez et Gennadi Nedvigin, qui surenchérissent de prouesses pour conquérir la piquante Dores André et qui conquièrent surtout le public, la danseuse leur préférant le violoniste bedonnant. Ces Lutins, sautillants à souhaits (Johan Kobborg les auraient-ils chorégraphiés sur Alina Cojocaru ?), sont mon extrait préféré du gala et peut-être même de toute la tournée.

 

Last but not least

Comment ne pas finir par où tout a commencé ? Parce qu’il faut bien le dire, ce qui a créé l’événement, c’est de retrouver Mathilde Froustey, ex-sujet de l’Opéra, après un an comme principal au pays de l’american dream. Cette opportunité semble a posteriori ce qui pouvait lui arriver de mieux – largement mieux que d’être nommée étoile à l’Opéra. Non seulement l’effet retour de la fille prodigue joue à plein mais la danse très straightforward des Américains a endigué la prolifération des froufrousteries2. Encore quelques années là-bas et le risque du maniérisme aura été définitivement écarté au profit d’un raffinement certain. Le chic français made in USA.

 

 

1 Peut-être aussi parce que lors d’un stage en Alabama (oui, un stage de danse en Alabama, ne cherchez pas à comprendre, c’étaient les meilleures vacances de ma vie) il y avait une fille comme ça, blonde, pimpante et hyper douée.
2 J’ai bien observé : il y a les œillades mais surtout des bras envoyés toujours un peu plus haut et plus en arrière que les autres danseuses, dans le même temps, ce qui donne cette impression de versatilité.

Viennoise au Châtelet

C’est toujours l’effervescence quand on découvre une compagnie dans des chorégraphes que l’on ne connaît pas : on a envie de suivre un visage qui nous a happé mais on ne veut pas perdre de vue la chorégraphie d’ensemble, si bien que l’on a le regard qui sautille en tous sens sur la scène. Trouver des liens avec ce que l’on connaît permet de calmer le jeu. J’ai ainsi trouvé une Polina Semionova dans le corps de ballet et une Marie-Agnès Gillot qui ne jouerait pas à être MAG parmi les solistes. Je me demande aussi un court instant si mon amie V. n’a pas quitté le Capitole pour Vienne, tant la fille qui est devant moi a les mêmes lignes, la même mâchoire, la même façon de danser – bizarre.

La troupe est jeune dans l’ensemble et les filles, particulièrement belles, ont des lignes Opéra-de-Paris : je ne sais pas si c’est l’influence de Manuel Legris que l’on sent ou que l’on imagine, en bons balletomanes monomaniaques. La soirée est en tous cas composée de manière à présenter l’éventail des possibilités de la troupe : la première pièce, très rapide et truffée de levers de jambe, est là pour convaincre les techniciens qu’il y a du niveau (et les hommes qu’il y a de la belle gambette – aucune tromperie possible sur la marchandise avec des costumes réduits à un simple justaucorps) ; la deuxième introduit un peu de sensualité chez les solistes et après les lignes des danseuses, exhibe celles du corps de ballet ; la troisième, masculine, réjouit la balletomane, qui commençait à se demander où les danseurs étaient passés ; la quatrième et dernière pièce est la bonne : la compagnie sait visiblement s’approprier le style d’un chorégraphe et faire oublier le caractère hétéroclite et démonstratif d’une telle soirée.

 

La chorégraphie de David Dawson est du Forsythe-like dans les jambes, twisté à la McGregor au niveau du haut du corps et dansé avec une rapidité balanchinienne. En résumé : du néoclassique qui se regarde fort bien mais risque à tout instant de prendre les danseuses de vitesse, entraînées et presque devancées par le flux de la musique.

Bach est un peu à la danse ce que le noir est à la mode : cela va toujours mieux qu’autre chose mais on a besoin d’un créateur pour retrouver la merveilleuse simplicité de la petite robe noire. Tout en évitant le premier écueil, qui est de danser sur la musique – la surimpression sans rapport d’un geste à un mouvement musical qui n’en a que faire et échappe toujours au poids qu’on veut lui faire porter –, David Dawson flirte avec le second qui consiste à vouloir faire avec Bach comme Noureev avec Tchaïkovski : un pas, une note.

À ma connaissance, l’alchimie Bach-ballet n’a jamais vraiment opéré que par « synchronisme accidentel » dans Le Jeune Homme et la mort, qui n’a pas été chorégraphié dessus (les répétitions se sont faites sur de la musique jazz) mais fonctionne merveilleusement avec : danse et musique s’entendent sans que l’une ne soit assujettie à l’autre. Pourtant, dans la tendance de David Dawson à ne pas vouloir laisser filer la musique, il y a l’avidité d’un amant qui voudrait retenir le corps qu’il caresse, qui lui échappe et qu’il sent à chaque baiser – le frisson de A Million Kisses to my Skin.

Pas de photo, il faut voir en entier ce diaporama.

 

L’électricité laisse place à la sensualité dans Eventide, « la tombée du jour » où les événements refluent pour laisser place à une certaine quiétude. Je n’ai pas retenu grand-chose de ce ballet orientalisant, qui emprunte aussi bien à l’imaginaire des Mille et une nuits qu’à celui de la Chine et de l’Espagne. Mes souvenirs sont à l’image de cette géographie fantaisiste : des alignements de justaucorps blancs, deux lanternes, trois solistes très femmes très belles dans leur court costume bordeaux, un sourire espiègle ou simplement heureux de danser, un panneau lumineux marbré pour un pas de deux dont je ne sais plus s’il était langoureux ou espagnolisant, et des hommes dans le costume le plus laid que j’ai jamais vu, un cycliste en lycra gris-bleu remontant jusqu’aux côtes avec un plastron qui donnait vraiment l’impression d’être une tâche de sueur – une touche de laideur plus prégnante que la chorégraphie tranquille d’Helen Pickett : les souvenirs sont injustes.

 

Quoique Windspiele évoque la légèreté du vent, la chorégraphie de Patrick de Bana me fait plutôt penser aux effets massifs de Thierry Malandain – à moins que ce ne soient les costumes d’Agnès Letestu, d’amples jupes lourdes pour les hommes, torses nus, et de longs jupons vaporeux pour les deux filles, associés à des tuniques qui leur font de belles épaules athlétiques. Belles, oui, car il y a une beauté dans la puissance et la détente des muscles, comme il y a une beauté propre à tout ce qui est lourd, massif, imposant. Il semblerait que beaucoup n’aient pas goûté à cette chorégraphie en bloc, qui n’hésite pas à employer les effets grandioses du 1er mouvement du concerto pour violon de Tchaïkovski ; cette grandiloquence me plaît comme un rythme ternaire d’Hugo : c’est trop mais c’est assumé. Et puis, surtout, il y a cet immense danseur qui occupe la scène. Tout le monde se demande d’où sort ce dieu nordique. Ses sauts sont formidables – pas formidables comme le feu d’artifice d’Ivan Vassiliev : formidables comme les prouesses d’un guerrier. Le programme indique Kirill Kourlaev mais je ne suis pas dupe : c’est Thor, c’est évident ; il a lâché le marteau pour la danse et ne nous en assomme que mieux. Je l’ajoute donc illico à la liste des artistes à kidnapper.
 

Windspiele, Kirill-Kourlaev / Wienerstaatsballet, photo de Michael Poumlhn

Photo de Michael-Pöhn 


Vers un pays sage m’a donné envie de découvrir l’univers de Jean-Christophe Maillot, malheureusement peu programmé à Paris (ou alors, j’ai loupé un épisode). Tout en blanc, les danseurs (et la musique de John Adams) me font penser aux marins des comédies musicales, entres sauts survitaminés et passes de simili-rock enjouées. La pièce, très lumineuse, part de leur entrain pour se diriger vers le lyrisme des danseuses-proues – le pays sage, sûrement, dessiné sur une toile tombée de nulle part (mais héritée du père du chorégraphe) au terme d’un magnifique pas de deux.

 

Une bonne soirée, au final. Un programme mixte est l’occasion de picorer et l’on finit toujours par trouver quelque chose à son goût – typiquement le genre de spectacle où j’amènerais une personne qui veut découvrir la danse et ne sait pas par quoi commencer (je me suis d’ailleurs retrouvée juste à côté de l’une de mes camarades de master de l’an dernier).

Mit Palpatine.