La plus grande perversité d’Amour, c’est qu’il n’y en a aucune. Aucune à laquelle faire endosser la violence du film. Ce n’est plus une personne qui en est la cause, comme dans La Pianiste, ni même la prétendue innocence, comme dans Le Ruban blanc : c’est la vie même, infiniment plus violente que la mort abstraite qu’on évoque pour ne pas voir cette même vie mourir peu à peu.
Haneke filme la décrépitude d’Anne sans concession mais avec pudeur : aucun misérabilisme auquel se raccrocher. Anne paralysée poursuit ses lectures, intellectuelles et exigeantes ; Georges, son mari, n’a aucune difficulté pour payer les soins ou les infirmières ; l’appartement cossu les garde a priori des rigueurs du monde extérieur. Rien à quoi se raccrocher, pas même une musique qui mènerait au mélodrame et à ses larmes faciles, facilement séchées. Georges éteint au bout de quelques mesures le CD que leur a offert l’ancien élève d’Anne devenu virtuose : l’attaque l’a privée de son identité de pianiste, et la visite du jeune prodige n’a pu raviver que la douleur de l’avoir perdue. La femme que Georges a aimée disparaît un peu plus à chaque instant sans qu’il cesse de l’aimer : sans romantisme, sans paroles, sans épanchements. De tout le film, une seule embrassade, passée en contrebande lorsqu’Anne donne à Georges les indications pour la soulever et qu’elle se retrouve suspendue dans une valse silencieuse, une main sur son épaule, le temps qu’il reprenne son souffle.
Pas de bruit, pas de fureur, sauf fausse note de la fille d’Anne, que ses sanglots éclatants et sa conversation déphasée font passer pour une gamine égoïste et révoltée. Son chagrin est sincère mais encombrant, Georges le lui fait bien sentir. Nouvelle gifle : je suis cette fille qui s’agite, incapable non seulement de regarder la souffrance en face mais même de la voir et de l’admettre. Le film ne nous épargnera rien, ni personne, aussi extérieur que l’on puisse être à cette histoire (jamais assez pour être préservé, car toujours humain). Jusqu’à la fin : on n’a pas dans la vie le luxe de mourir en coulisses. Seulement de détourner un instant le regard, croit-on, vers les peintures accrochées au mur, dont les paysages désolés, auxquels on n’aurait pas prêté la moindre attention en temps normal, accueillent notre émotion et achèvent de nous bouleverser.
Je ne dirais pas qu’Amour est un film qu’il faut voir mais un film qu’il faut être en état de voir. Car le film nous refuse même les larmes : on n’a pas le droit de pleurer lorsque ceux qui souffrent trouvent le courage de couper court à toute faiblesse. Devant les traces de mascara à la sortie, on se prend à douter : serait-on capable d’un tel amour ? aime-t-on vraiment, comme on aime à le penser ?
Secoué, aussi : Palpatine.