Un an après, je me rends compte que je n’en ai rien montré : quelques souvenirs de mon voyage d’un mois en Asie. Les trois premières photos ont été prises à Singapour, les deux dernières à Hong Kong, toutes celles du milieu à Hanoï.
Étiquette : hong kong
Sourires en amande
Ho Chi Minh
Sur le trottoir d’un carrefour, une famille est là avec ses marmites et ses tabourets en plastique, partageant ou vendant de la nourriture dans un mélange caractéristique de commerce et vie familiale. Sans que je l’ai vue venir, une petite fille rigole et saute devant moi, le bras en l’air pour atteindre un high five que je n’anticipe pas. Quand je comprends, je baisse le bras pour qu’elle puisse atteindre ma main, mais manifestement ce n’est pas du jeu, pas ce qu’elle veut, et elle m’attrape le bras pour le replacer plus haut, là où elle doit sauter, mais je suis toujours trop grande, alors elle m’attrape l’autre main, les deux, je ne comprends rien, c’est drôlement grand mais lent à la comprenette, les étrangers, elle me place les mains en bas, paume vers le ciel et je dois résister pour qu’elle y prenne appui et puisse se propulser. Tout ça en deux temps trois mouvements, puis la famille la rappelle ou le feu passe au vert, et je repars surprise par les souvenirs d’enfance qui me reviennent, quand il me fallait deux bras adultes pour m’élancer et jouer à un, deux, trois, youh – c’est précisément comme ça que ça s’appelait : un, deux, trois, youh.
À ce même carrefour, quelques jours plus tard, une petite fille qui ne rit pas du tout nous suit de sa complainte tandis que nous traversons. Un typhon a lessivé la ville la veille, et je n’aperçois pas la famille à laquelle elle remettra les quelques milliers de dong qu’un automobiliste lui glisse à travers la vitre baissée.
Ho Chi Minh, Hong Kong
À Ho Chi Minh et à Hong Kong, nous sommes tombés sur une patinoire en plein centre commercial et les deux fois, nous sommes restés un long moment accoudés à notre balustrade éloignée, à observer les mouvements répétés de jeunes gens fort doués et souvent fort jeunes. Quelques-unes d’encore plus jeunes s’accrochaient à leur pingouin à skis, plongeant Palpatine dans un abîme d’attendrissement et d’envie ; lui aussi, il aurait bien fait du pingouin. N’étaient son poignet et mon dos, je l’aurais volontiers entraîné sur la glace. Mais son poignet et mon dos étant ce qu’ils sont, nous sommes restés accoudés, à regarder : deux mascottes de Noël dans un programme libre de nous faire rire ; des jambes encore droites ou déjà galbées, collants passés sous les chaussures ; un gamin au pantalon et aux gestes fluides ; des habitués équipés, entraînés, qui soufflent mains sur les reins. Ce sont des tours qui tournicotent bien, des tentatives d’axel, quelques impressionnantes glissades en développé devant ou en arabesque plongée, une main qui ne trouve pas de prise avec la cuisse mais, comme je le dis à Palpatine et la coach à son poulain, faut attraper le genou et hop la jambe monte, et ça glisse et ça tourne, ça patine au pingouin, parfois remplacé par une otarie, mais ce n’est pas un problème parce que Palpatine fait l’otarie comme personne et que, pingouin ou otarie, nous avons du mal à nous arracher à notre fascination.
Sapa
Nous avons dormi dans le car couchette et passé la matinée à randonner dans les montagnes de rizières. Nous nous arrêtons dans un village pour déjeuner ; sitôt assis sur les bancs en bois, une flopée de petites filles et quelques grand-mères débarquent pour nous vendre des pochettes brodées à la main made in China, des bracelets, des écharpes, et celle-ci, non ? celle-là, alors ? On a beau refuser la camelote, elles ne reculent pas et proposent d’autres modèles, d’autres couleurs, recourent à toutes les techniques de vente et de mendicité imaginables, marchandage, suppliques, intimidation, air excédé ou suppliant. Elles se succèdent sans discontinuer, buy from me, buy from me. Une fille du groupe achète une pochette pour ranger son iPhone ; et un gars, une étole pour se faire pardonner auprès de sa copine d’être quand même parti alors qu’elle avait un empêchement. Cela ne calme pas le flot : you buy from her, now buy from me ; cheaper, cheaper. L’arrivée des plats les disperse, et l’on est soulagé de voir disparaître ces gamines envahissantes envoyées là au lieu de jouer, de ne plus voir leurs mines crève-cœur. Ce ne sont pas des enfants mignonnes ; la beauté de montagnes millénaires portée sur des visages qui n’approchent pas la décennie, elles sont d’une beauté à fendre les pierres, et bientôt d’une dureté ad hoc.
Ninh Binh
En presque dix ans, je n’ai jamais réussi à convaincre Palpatine de monter sur un vélo, pas même à Asterdam ou à Kyoto, où cela aurait facilité l’exploration de la ville. Autant vous dire que j’ai souri lorsque j’ai vu que notre excursion à Ninh Binh comprenait une promenade à vélo, entre la balade en barque sur le fleuve Tam Coc et l’ascension d’un promontoire panoramique. Les choses se sont enchaînées rapidement et Palpatine n’a pas eu le temps de tergiverser ; après vingt ans sans poser ses fesses sur une selle, il s’est lui aussi retrouvé sur un vieux biclou, en queue de peloton et pas bien à son aise. J’étais partagée entre le rire et la fierté, et je n’ai pas choisi l’un ou l’autre : je l’ai charrié et encouragé. Plusieurs fois, j’ai voulu me retourner pour vérifier qu’on ne l’avait pas semé, mais le guidon était vissé si lâche qu’en lâchant ne serait-ce qu’une main, sans même parler de tourner le buste, le vélo se mettait à zigzaguer dangereusement ; j’ai filé droit. Quand nous sommes passés à leur hauteur, des gamins du coin se sont mis à courir vers nous pour qu’on leur tape dans la main au passage, comme dans une course de relai. En équilibre précaire, nous nous sommes contentés de leur éviter. On a rejoint le groupe à l’arrêt un peu plus loin, et déjà, cela marquait le moment de faire demi-tour ; en vingt minutes, on ne va pas bien loin. Alors on a pris des photos, le vélo maintenu de guingois entre les jambes, tombé, relevé, et on a fait demi-tour. Les gamins ont couru vers nous à nouveau – trois ou quatre, un petit garçon avec un maillot de sport orange et une petite fille à queue de cheval ou à couette, ou peut-être bien avec le maillot orange, je ne sais plus, mais tope-là, c’était bien avec elle, je me souviens de son rire, à courir et sauter pour taper dans la main d’étrangers.
Hong Kong
En allant randonner à dos de dragon, je fais la rencontre d’une étudiante allemande en Erasmus. Alors que l’on parle de nourriture locale et que j’en viens à la soupe de sésame noir, elle me rapporte ce genre d’anecdote qu’on ne peut connaître qu’en ayant côtoyé de près par exemple des camarades d’université : on encourage les enfants à manger leur soupe de sésame noir en leur disant que ça leur fera les cheveux bien noirs. Un Popeye de jais.
Hong Kong : journal télé- et photo-graphique
Jour 1
12 heures de vol / Happiness Therapy : les engueulades, c’est toujours difficile à suivre en V.O., mais la danse, aucun problème, même lorsqu’elle est de salon, même par des adaptes du jogging (et du sac poubelle comme sudette) – vague réminiscence de Take the lead / Magic in the Moonlight : troisième Woody Allen que je ne déteste pas et le premier qui m’enchante vraiment ; irrationalité de l’humain, de l’amour, de la beauté ; joliesse des chapeaux cloche
Magic in the moonlight, collée contre Palpatine alors qu’il commence à faire sommeil / Essayer de dormir l’un sur l’autre, en yin et yang ; point noir, point blanc : on n’a plus de sang dans la jambe au bout de quelques minutes / Nuit en pointillés, dactyles et spondées / Recopier son numéro de passeport dans les cases / Un métro sans dodo ni boulot / 49 boutons dans l’ascenseur de l’hôtel
Jour 2
Un groupe de taï-chi sur l’immense dalle de béton en bas de la tour de l’hôtel, puis dans un parc qu’on dirait abandonné en pleine ville ; force est de constater qu’ici, les personnes âgées ont un meilleur équilibre que bien des jeunes chez nous / Causeway Bay, Admiral, Central / Première impression de la ville, au hasard de la ligne droite qui traverse les principaux quartiers / Bruit, agitation, fatigue, insomnie / Une moitié de moitié de somnifère au premier tiers de la nuit
Jour 3
Réveil à 9h… heure française : il est 16h / Se rabattre sur Kowloon, quartier animé de nuit / Vue de la skyline depuis la promenade, avenue of the stars (elles ont laissé leur empreinte au sol mais restent invisibles dans le ciel) / Luxury brand street / Improbable partenariat Godiva – Hello Kitty / Parc pour amoureux pas trop frileux : une fontaine silencieuse et même un petit labyrinthe / Activités nocturnes : cours de sport dans le parc, prière à la mosquée / Couleurs des néons, densité de la foule, odeurs de grillade et de graillon / Des gaufres avec des protubérances d’algues rondes – un Belge incompris, sûrement / La rue de la Huchette locale, où mangent tous les Occidentaux (on ne dit pas Européens, à cause des Américains, ni Blancs, parce que tout le monde l’est) / Un marché avec des diseuses de bonne aventure, un autre avec de fruits et légumes, enfin de cartons, surtout, pour le moment
Jour 4
Départ pour l’île de Lantau et son Bouddha géant de 26 mètres / Dans le ferry, un habitué du trajet ne regarde plus la baie mais son journal (son RER, en somme) / Dans le car, des vieux sièges en cuir et une bande d’étudiants français : on apprend que la libraire en cardigan de la librairie française de Hong Kong vaut le détour (en école de commerce, je soupçonne qu’on demande Sénèque pour sa place sur les rayons plutôt que pour ses enseignements moraux) / Montée du car à travers des maisons et de petits immeubles (un, deux étages) en plein abandon insulaire – du linge qui sèche, des carcasses de bidons dans des potagers-décharges et des terrasses plus cosy / Tiens, voilà du Bouddha / Au Stabilo corail, sur une feuille collée sur un parpaing de travaux : Buddha >> / Les marches, grouillantes de touristes / À travers la brume, montagnarde, cette fois, le temple / Des bouddhas en veux-tu en voilà : cinq grosses statues dorées et du carrelage niche à statuette du sol au plafond – en voilà pour qui la représentation du prophète ne pose pas de problème / Retour en téléphérique, long de 8 mètres ; on évite les cabines avec un sol transparents
On file la thématique verte en finissant la journée dans les parcs de Hong Kong / Et toujours ces étranges banyans qui poussent sur des murs quasi-verticaux, les racines entremêlées dans les pierres (Et le banyan tire, il tire)
Jour 5
Journée en solo, avec comme idée fixe : se promener dans les collines vertes / S’éloigner du centre en longeant l’hippodrome, géant / Voir l’étonnement d’un habitant du quartier lorsque je photographie le portail d’une école primaire : il ne voit pas ce qu’il y a à photographier ; il n’y a probablement rien qu’une architecture qui fait local et qui n’est le signe de rien sinon de ce qu’il y a ici quelque chose qui doit être photographié
Le chauffeur de taxi ne parle pas anglais et l’anglais de la personne qu’il me passe au téléphone est pour moi du chinois ; je monte finalement, après avoir épelé lettre à lettre ma destination. / Une aire de jeu et de pique-nique, au soleil / Avant de pénétrer le parc, balisé mais en-dehors de mon plan, je m’arrête au kiosque ; après avoir choisi un paquet d’Oreo-like, j’hésite et me lance, lisant sur le petit panneau : Mu Wai / Mu Wai : les deux syllabes de l’inconnu, que je prends grand plaisir à prononcer / Même si je ne sais pas trop ce que je mange du bout de ma pique, c’est bon de se lancer / Arbres, torrents taris, graffiti local
Retour au bruit et au béton / Tramway touristique pour monter au Peak, où il se met à faire froid, froid, froid / Palpatine passe une demi-heure à me frotter le dos, ça vaut bien toutes les vues du monde
Jour 6
Mieux que le Peak, le Victoria Park qu’on pourrait dire juste à côté s’il ne fallait méchamment grimper / Il manque des dames à ombrelle. J’imagine très bien les colons anglais dans ce jardin à la française, avec son kiosque miniature / Les lions, comme les dragons, sont à bigoudis / Compléter les choses-à-voir-à-faire à côté desquelles on est passé : de l’encens, de l’encens, de l’encens au temple de Man Mo, et la traversée en ferry de la baie à la tombée du jour.
Jour 7
Derniers dim-sums, je commençais à y prendre vraiment plaisir / Dépose des valises, l’occasion de découvrir encore un nouveau centre commercial – avec patinoire, celle-là, s’il vous plaît, et une petite fille trop chou qui s’appuie sur un pingouin à skis / Un quartier entier en chantiers, comme si on construisait d’un coup BNF / Après-midi bonus (avec le décalage horaire, on croyait qu’on serait déjà dans l’avion), visite d’un temple et, tiens, à une station de métro, il y a un monastère, dit le guide / Trois lignes, hasard, mais sûrement le plus bel endroit du séjour : toits en bois, plans d’eau, bonzaïs, j’aurais aimé m’y attarder et pas seulement le visiter
Et puis à nouveau l’avion / Du thé noir imbuvable et un steward avec la gouaille d’un garçon de café : Air France, on est déjà revenu avant même d’avoir décollé / Mari Heurtin, que j’étais fort marrie d’avoir loupé ; une histoire à la Helen Keller, avec le bonus bonnes sœurs – les bonnes sœurs me fascinent ; celle-ci parle trop vite, l’actrice parle trop vite, exagère la ferveur, mais en fait non, la bonne sœur, condamnée à court terme, parle trop vite de peur d’être morte avant d’avoir dit ce qu’elle avait à dire et fait ce qu’elle avait à faire. Pour la jeune fille sourde et aveugle, tout se découvre avec les mains. Ode à la sensualité poursuivie par un court-métrage choisi au hasard (il reste peu de temps avant l’atterrissage), une aveugle, là aussi, qui de surcroît sculpte la terre glaise (et le corps de ses modèles, jamais deux fois le même) / RER du matin, chagrin / Comment peut-on trouver la force de sa maquiller dans le RER B à 6h du matin ? / Tenir éveillée, tenir (jusqu’à repartir)
Hong Kong : les dim-sums et les noodles
On ne goûte jamais aussi bien un pays étranger qu’en goûtant sa cuisine, qu’elle soit gastronomique, populaire ou même industrielle. Rien que l’adaptation des franchises internationales à la population locale est amusante à observer : Haägen-Dasz propose ainsi une glace au thé matcha, tandis que le cône à la mangue figure parmi les classiques Nestlé à côté du trio vanille-fraise-chocolat. Starbucks confirme la chesnut-mania déjà soupçonnée à l’abord des rares pâtisseries occidentales qui proposent toutes un Mont-Blanc : la crème de marron a investi le cheesecake et fourre ce qui ne serait autrement qu’un muffin au chocolat. M’interrogeant sur cette marotte, j’ai obtenu une explication plausible de la part de ma collègue : la texture de la crème de marron est assez proche de la pâte de haricots rouge, ingrédient d’une bonne partie des desserts locaux. Préférant le marron au haricot, j’ai essayé une boisson lait-marron, tout aussi délicieuse que le jus de pomme à la cannelle de la même marque (qui explique les vertus de ses boissons par ses effets sur le Qi – ça ne s’invente pas), ainsi qu’une brioche fourrée à la crème de marron, achetée dans l’une de ces nombreuses bakery qui me faisaient de l’oeil à cause de leurs casiers transparents en leur libre service façon boutique de bonbecs. Cet unique dégustation tendrait à confirmer le soupçon que tout, petits pains divers comme viennoiseries, a le même goût, celui de la brioche. Si vous n’avez pas de pain…
En parlant de ce qu’il n’y a pas : les laitages. Tout aussi vrai que les Asiatiques ne digèrent pas bien le lait, les souris ne peuvent pas se passer de fromages une semaine entière. C’est donc avec un grognement de soulagement que j’ai mordu dans une barre de cheddar (oui, une barre de fromage, comme on aurait une barre de céréales) (oui, du cheddar, on fait ce qu’on peut) achetée chez Mark & Spencer. Et pour fêter ça : de l’eau minérale. De même qu’en Australie, l’eau est déminéralisée. Distillée, même, indiquent les bouteilles offertes par l’hôtel. Merci bien, je ne suis pas un fer à repasser.
Avec une bouteille d’Evian et de la carbolevure, je suis prête à tenter l’aventure culinaire. Sachant tout de même que mon intrépidité s’arrête là où commencent les pattes de poulet. Chez Tim Ho Wan, the Dim-Sum Specialists, une fille assise à côté de nous en grignote tranquillement comme on rousiguerait une côte d’agneau, recrachant seulement les petits os de temps à autres. Je préfère m’attaquer au riz gluant cuit à la vapeur dans une grande feuille de bambou et autres dim-sums. Les udon ont été écartés après le premier jour ; c’était la deuxième et probablement seconde fois que j’en mangeais. Il faut se rendre à l’évidence : je ne possède manifestement pas les enzymes qui permettent de détruire ces grosses nouilles qui me donnent l’impression de remonter dans mon gosier comme des vers de terre dans un film d’horreur (après le western spaghetti, je vais inventer l’horreur udon).
Je préfère me concentrer sur la découverte du séjour : les dim-sums. Cela correspond en gros à ce que j’avais toujours appelé, avec l’aide de Picard, des bouchées vapeur. En gros, parce que, d’une part, les dim-sums désignent aussi d’autres mets qui se partagent à plusieurs et, d’autre part, la bouchée vapeur Picard est au dim-sum ce que le pain étranger est à la baguette parisienne. Ou, pour être plus précis, peut l’être car il y a dim-sum et dim-sum. Au début, j’avoue que je ne suis pas emballée outre mesure par ces petites bouchées de pâtes fourrées au porc, aux crevettes ou aux légumes. Peu à peu, pourtant, j’apprends à faire la différence entre le dim-sum de base et le dim-sum étoilé : le premier, un peu masse, un peu collant, est bon, bien bourratif ; le second… ah, le second ! Quelle brillante idée a eu le Michelin de consacrer un guide à Hong Kong et Macau ! La farce est fine, la pâte aussi, que l’on sent fraîche, fraîche, légère. Tellement fraîche qu’à Din Tai Fung, on voit les cuistots travailler en cuisine, étaler des petits carrés de pâte avec un mini rouleau à pâtisserie qui dépasse à peine de la main, déposer une cuillerée de farce à l’intérieur, puis rouler le dim-sum avec le geste habitué du fumeur qui se roule sa clope – coup de main indispensable pour que les bouchées au porc aient bien leurs petits plis caractéristiques, bien dessinées, rassemblés en pointe. On dirait de petites figues dans les grosses paluches des cuisiniers qui travaillent en cercle, comme des employés de bureau qui discuteraient à la pause café – un ou deux, assis, assurent l’étalage de la pâte.
À Xia Mian Guan, le dernier soir, on assistera au spectacle encore plus impressionnant de la préparation des noodles : après avoir été étirée et rassemblée en hélice comme les cordes d’une balançoire apprêtée pour un tour de toupie infernale, la pâte est roulée en boudin, lequel, sans cesse étiré et replié comme une housse de couette devient un écheveau de nouilles, roulées dans la farine pour ne pas se recoller les une aux autres, dans l’indivision dont elles sont nées, puis jetées telles quelles dans la marmite. Les gestes sont amples, bras écartés ; même si cuisinier a la dextérité d’un enfant qui créé des formes avec un élastique entre ses doigts, le travail doit finir par être assez épuisant. Il n’en demeure pas moins fascinant, Palpatine et moi regardant cela comme des enfants hypnotisés par le feu.
C’est à cette occasion que nous nous réconcilions totalement avec les noodles, après quelques tentatives pauvrettes tenant davantage de la nouille instantanée. C’est doux, fondant… et accompagné d’une délicieuse viande de bœuf dans une sauce brune, sorte de pot-au-feu sauce barbecue (Hong Kong vous déclenche une fringale de légumes, mais vous rappelle aussi pourquoi vous n’êtes pas végétarien). Le précédent plat de noodles à valoir le détour, dégusté chez Din Tai Fung, ne m’avait pas permis d’apprécier pleinement la douceur de la pâte, laquelle amortissait surtout la sauce au sésame pimentée. La dernière fois que j’ai mangé un plat aussi pimenté, c’était sur un marché, en Italie : il y avait deux sauces au choix pour accompagner le sandwich au bœuf et, lorsque le charcutier a demandé « Piquante ? », j’ai pensé piquant au lieu de piment et j’ai répondu si. Non pas si à la libertad, mais si à la bouche en feu, et pas seulement à la bouche, mais aux lèvres : il est un degré de piquant où l’on se sent très Angelina Jolie de l’intérieur. Hot, yeah. Mais entre le sésame et les cacahuètes qui parsemaient le plat, j’ai été obligée de manger jusqu’à la dernière nouille ; encore après, j’ai touillé la sauce du bout des baguettes à la recherche de morceaux de cacahuètes. Ma seule erreur a été de garder un dim-sum aux crevettes pour la fin.
Car il y a tout un art du dim-sum, et à l’art de la préparation répond l’art de la dégustation. On apprend sur le tas, en observant nos voisins. La découverte majeure consiste à placer le dim-sum dans la cuillère, ce qui, en constituant un sas de refroidissement, évite de se brûler et d’en mettre partout. La surprise du dim-sum, qui est fait toute la saveur, c’est en effet le petit bouillon qui baigne la viande dans son jus et gicle en bouche quand on perce la pâte d’un coup de dents, en faisant un véritable délice. Au bouillon se mêle normalement la sauce vinaigre-soja, nous apprend… le mode d’emploi. Le dernier jour, arrivés avec nos valises criant touristes !, on nous a apporté, avec la carte, un mode d’emploi, en français dans le texte ! Je ne résiste pas au plaisir de vous le transcrire ici.
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Vérifiez que le gingembre soit dans la soucoupe. Ajoutez le vinaigre et la sauce de soja (Quantité conseillée : 1 dose de soja pour 3 doses de vinaigre) ou selon votre préférence.
- Il est conseillé de goûter le XiaoLongBao d’abord nature, pour apprécier sa saveur. Pour les suivants, prenez-les à l’aide de vos baguettes et trempez-les dans la sauce.
- Mettez le XiaoLongBao dans la cuillère et percez-le pour lui permettre de refroidir un peu.
- Mettez un peu de gingembre sur le XiaoLongBao. Puis dégustez-le tout à l’aide de votre cuillère pour ne pas perdre le délicieux bouillon. Attention, le bouillon à l’intérieur est brûlant !
D’abord nature puis avec la sauce : c’est ce que j’avais fait spontanément. Je fais toujours ça : goûter les éléments un par un puis ensemble, deux par deux, puis trois si le plat s’y prête, puis quatre, cinq, etc. C’est la première fois que je trouve ce plaisir analytique et combinatoire officiellement érigé en mode de dégustation. Avec la sauce soja, avec le vinaigre, avec la sauce soja et le vinaigre, avec la sauce soja et le gingembre, avec le vinaigre et le gingembre, avec la sauce soja-vinaigre et le gingembre… la même frénésie s’empare de moi qu’avec les makis : je n’en ai jamais assez de six pour épuiser un seul repas les combinatoires offertes par le gingembre, le wasabi, la sauce sucrée et la sauce salée (qui ne sont pas exclusives, non !). C’est peut-être cet aspect ludique qui m’a rendu accro aux makis que, comme les dim-sums, je n’avais pourtant pas trouvé extraordinaires la première fois. Les dim-sums pourraient donc devenir une nouvelle marotte, d’autant qu’au plaisir combinatoire propre à chaque bouchée vapeur s’ajoute celui d’agencer les différents types de bouchées les unes par rapport aux autres.
Dim-sum, que j’emploie commodément pour bouchée vapeur, est en réalité un terme plus vague, qui désigne la petite portion d’un plat que l’on sert normalement avec le thé lors d’un repas qui se rapprocherait du brunch, si j’ai bien compris. Il y a des dim-sums vapeur, mais aussi des frits, des raviolis, des buns, du riz gluant, des légumes marinés… dans le restaurant, c’est la valse des paniers vapeur et des serveurs ; les plats qui encombrent les tables alentours sont à chaque fois bien plus variés et nombreux que les nôtres, et il n’est pas rare qu’ils soient encore bien garnis lorsque les personnes se lèvent pour partir. Il faut manifestement beaucoup de plats pour partager. Cette tendance à la profusion explique peut-être pourquoi, par contraste, nous n’en ayons pas eu pour cher à chaque fois, vils racleurs d’assiette que nous sommes, élevés dans la hantise du gaspillage. Palpatine et moi, qui sommes du genre à compter les pommes noisettes, entendons le partage en un sens beaucoup plus mathématique (équitable, dirons-nous) : trois pour toi, trois pour moi ; c’est ton combientième ? celui-là, tu me le laisses, c’est le mien.
Pour ce genre d’observation, les restaurants plus populaires se sont avérés les meilleurs – même si leur thé, lui, était loin de l’être. Le thé vert au jasmin tient en effet lieu de carafe d’eau. J’ai souvent repensé au vendeur de Mariages Frères qui, face à mon étonnement devant la différence de prix entre deux thés au jasmin, m’avait expliqué les différences de qualité. À Hong Kong, on peut déduire la qualité de ce que l’on va manger du thé que l’on nous sert en arrivant : les étoilés servent un thé très fin, dont on descend plusieurs théières ; les chaînes, un verre de ce qui ressemble à du thé glacé réchauffé – à vous faire douter que la colonisation ait jamais eu lieue. Passant outre ce breuvage légèrement injuriant à l’égard d’une double tradition, j’ai pu goûter un autre plat, semble-t-il plus populaire : le congee, délicieuse bouillie de riz.
J’ai en revanche passé mon tour sur la cuisine de rue et ses brochettes plus ou moins identifiables (on a soupçonné l’hippocampe grillé dans un secteur de notable puanteur). Les petites boules jaunes restent un mystère : pomme de terre ? agglomérat de porc ? de poisson ? On reste aussi perplexe que devant les nombreuses boutiques pleines d’organismes séchés, que l’on a du mal à identifier comme végétal ou animal, même si l’on finit par distinguer des moules. Aucune idée de ce que l’on en fait : est-ce que cela se mange tel quel ? se réduit en poudre pour des décoctions médicinales ? Auquel cas, j’espère, elles guérissent de tout ce qu’on peut attraper en mangeant les plats cuisinés sur le trottoir, au ras des gaz d’échappement, que proposent d’innombrables bouibouis. The salmonellose experience, comme l’a surnommée Palpatine !
Moins traditionnels, peut-être, mais beaucoup plus appétissants étaient les desserts d’Honeymoon Dessert, une chaîne de restaurants proposant uniquement du sucré. Parmi les innombrables déclinaisons à base de mangue, coco, haricot et thé matcha, toujours plus ou moins en gelée ou avec du tapioca, j’ai goûté des pancakes très légers à la mangue et crème fouettée, une soupe mangue-coco où flottait un pudding de tofu, soyeux, que je n’aurais jamais imaginé dans une préparation sucrée, ainsi qu’une soupe chaude de sésame noir avec des jar-jar beans (!). Le tapioca qui accompagnait cette dernière n’était pas très digeste mais le sésame noir, quel goût addictif ! Je vous laisserai donc imaginer l’acmé gustatif que sont les buns au sésame noir, petites brioches à la pâte moelleuse et ferme sans être élastique, qui se tiennent parfaitement entre les baguettes noires avec lesquelles on les approche de notre bouche pour les croquer et révéler un fourrage noir et brillant comme du goudron frais, qui répand chaleur et saveur dès qu’on l’a enfourné. Un délice !
Le top 3 du séjour :
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Din Tai Fung (68 Yee Wo Street, Causeway Bay) pour les dim-sums au porc et les buns au sésame noir ;
- New Shanghai (dans le centre des expositions) pour les dim-sums aux légumes, les seuls à être fins sans être fades ;
- Xia Mian Guan (dans le centre commercial Elements de Kowloon) pour les nouilles.
Et vous, dans tout ça, vous goûteriez quoi ?
Hong Kong : topographie des interstices de la ville
Il y a des villes pour lesquelles on aimerait avoir un plan en trois dimensions. À Édimbourg, par exemple, on apprend vite que le plus court chemin d’un point à un autre n’est pas nécessairement la ligne droite et que le dénivelé est une donnée au moins aussi importante que la distance. Bien que l’île de Hong Kong soit vallonnée, le relief n’est pas un réel problème : le centre de la ville, construit sur un terre-plein gagné sur la mer, est tout à fait plat, et les quartiers qui montent, derrière, sont desservis par les escalators des Mid-Levels (oui, des escalators en pleine rue !), les plus longs du monde. Non, la raison pour laquelle on aimerait avoir un plan en trois dimensions à Hong Kong, ce sont les passerelles qui permettent de traverser des rues, voire des quartiers, hostiles aux piétons. Elles sont, elles vont, elles passent partout : dans les centres commerciaux, les immeubles de bureaux, les banques, les stations de métro, jusqu’aux débarcadères pour les ferrys qui traversent la baie.
Il n’y avait pas un jeu de construction / de société avec des tuyaux transparents, un peu comme ça ?
Le touriste qui souhaite prendre un peu de hauteur sur la rue trouve d’abord amusantes ces passerelles, ludiques échangeurs humains qui dominent, pour une fois, les automobiles. Pour un peu, on se prendrait pour une voiture volante de film futuriste, à flotter au-dessus des voies rapides. On voit du paysage (urbain), parfois des fresques (mais pas de graffiti) et, le week-end, des hordes de Philippines qui pique-niquent, discutent et se font les ongles de pied assises sur (parfois dans) des cartons, dans le froid, le bruit et la pollution – une conception des loisirs qui tient beaucoup du camp de réfugiés. On s’amuse comme on peut : la Philippine avec ses cartons, le touriste avec ses passerelles. Mais le touriste déchante lorsqu’il comprend que la passerelle qu’il cherche à emprunter, et dont l’accès reste introuvable, est l’unique moyen de traverser la route. Commence l’errance dans les couloirs, les boutiques qui s’enchaînent, niveau, podium, allée, les boutiques de luxe, les échoppes, d’autres couloirs encore, certains fermés, d’autres en extérieur, des places intérieures, des cours, des halls, des tours, des détours ; ils nous rendront chèvre et nous finirons comme décoration de Nouvel An, aimables biquettes de centre commercial.
Et si cette mignonne chèvre-pelote était en réalité un bouc-Minautore de centre commercial qui tricote-traficote le fil d’Ariane ?
Car si tous n’en sortent pas, tous les chemins mènent à Rome au mall. La plupart des passerelles, comme des grandes stations de métro, débouchent sur un centre commercial – l’illustration parfaite de Métrologie, petit essai de littérature expérimentale dans lequel Michel Fieux décrit la logique de désappropriation de soi qu’entraîne le métro, labyrinthe souterrain qui brouille nos repères, nous pousse à agir comme des robots (on bipe) et nous prépare tout naturellement à devenir un consommateur répondant passivement aux stimuli publicitaires. Le sentiment d’être pris au piège est total au Peak : l’attraction touristique qu’est le funiculaire débouche sur un centre commercial vertigineux (le but est d’avoir une terrasse avec vue imprenable et payante), dont il est difficile de s’extraire – non pas à cause de l’attrait de la marchandise, mais de la sortie, qui n’est nulle part indiquée. Après avoir tourné pendant un quart d’heures comme des souris en cage, mutualisant nos relevés topographiques avec d’autres compagnons d’infortunes, nous finissons par nous retrouver dans des cuisines à l’air libre. La sortie n’était pas au rez-de-chaussée ni au premier étage (grand classique) mais au deuxième étage (on avait sous-estimé le dénivelé en misant sur le premier). Remotivation de la catachrèse : un attrape-touristes.
Le centre commercial du Peak. Enfermement vertigineux.
Il n’en va pas de même pour la population locale et, au cours du séjour, le malaise diffus qui accompagne le passage obligé par le centre commercial s’estompe. Habitude ? Conditionnement, déjà ? M’y perdre m’exaspère toujours, mais il n’y a plus ce sentiment d’écoeurement. Pour les Hongkongais, le centre commercial est mainstream ; c’est un centre, on y vit, on y passe (il y a très peu de bancs et beaucoup de panneaux indiquant qu’il est interdit de s’asseoir sur les rebords), sans s’attarder ni trop réfléchir. C’est un chemin comme un autre, qui a le mérite d’être à l’intérieur (j’imagine que c’est plus qu’appréciable pendant la mousson), avec des restaurants à portée d’estomac (on trouve de bons restaurants dans les centres commerciaux à Hong Kong ; les chaînes n’y sont pas forcément synonymes de qualité moyenne).
Les sols et les vitres sont si brillants qu’on repère souvent une boutique par son reflet… Ici, la sortie.
Je ne sais pas où j’ai lu ça, dans le magazine Air France de l’avion, je crois : un homme mi-Européen mi-Américain qui expliquait que les centres commerciaux sont une véritable culture aux États-Unis, que cela a quelque chose d’authentique, contrairement à ce que l’on perçoit sur le vieux continent. Malgré l’import culturel que cela représente, il y a de cela aussi à Hong Kong. Il suffit de remarquer le peu de monde dans les boutiques pour comprendre que le centre commercial ne pousse pas plus que cela à la consommation.
Le matraquage publicitaire est à l’extérieur, dans les rues saturées d’enseignes lumineuses ; les centres commerciaux, eux, sont reposants avec leurs couloirs presque vides, calmes et climatisés. Les boutiques sont presque vides, elles aussi, et pour cause : ce sont très souvent des boutiques de luxe. Palpatine a failli faire une syncope en découvrant que Berluti et Dunhill pouvaient se trouver dans un centre commercial et qu’Hermès jouxtait H&M dans la liste des marques sur la borne d’information. Trouver les Tiffany’s et les Cartier est presque devenu un jeu. Mystère sur la rentabilité de boutiques aussi nombreuses (même si on a constaté au Peak qu’on pouvait effectivement avoir une envie pressante de sac Furla). On énumère, à n’en plus finir : Armani, Bulgari, Chanel, Chaumet, Dior, Givenchy, Gucchi, Hugo Boss, Lalique, Lanvin, Loro Piana, Mui Mui, Ralph Lauren, Roberto Cavalli, Valentino, Vuitton1… On dirait une liste de divinités. Peut-être qu’en les ajoutant à celles, tout aussi peu identifiables, du taoïsme, on atteindrait les 99.
N’était l’impossibilité de brûler l’encens, le centre commercial serait un temple comme les autres, avec ses idoles dorées et ses rites rassurants. Il suffit de voir des temples et des rites étrangers pour observer la continuité de la religion et de la superstition. Là où l’on ne voit dans un geste de croix qu’un signe d’appartenance à la religion catholique, on s’étonne de ces bâtonnets secoués jusqu’à tomber, des numéros desdits bâtonnets soigneusement recopiés sur des papiers qui ressemblent aux grilles à cocher des commandes de dim-sum et sont apportés au devin pour qu’il interprète les signes (cependant qu’un Sisyphe d’entretien ne cesse d’éteindre et jeter les bâtons d’encens, toujours rallumés par de nouveaux fidèles). Même dans le temple de Man Mo, qui porte le nom des dieux de la littérature et de la guerre, on ne sait pas trop qui on adore ; la statue est surtout une présence : tiens, voilà du Bouddha (élue blague pourrie du séjour).
Ci-dessus : temple de Man Mo.
Ci-dessous : monastère et jardins de Chin Li.
Pour trouver une certaine spiritualité, il faut aller au monastère de Chi Lin : est-ce l’esthétique du temple, avec ses toits en bois ; celle des jardins, emplis de bonsaïs et de plans d’eau ? Il n’y a pas cet aspect toc que donnent les couleurs criardes du temple de Sik Sik Yuen Wong. Pas d’encens ni d’agitation. Sensation de détente l’espace d’un instant. L’ambiance est au recueillement. Aussi calme que… dans un de ces centres commerciaux de luxe. La spiritualité est un luxe, que ne peut s’offrir le peuple laborieux. Il passe devant et s’incline. Il a des bâtons d’encens à brûler et la marmite à faire bouillir. Quand on a goûté aux noodles qui y cuisent, on ne peut que se féliciter de tant de sagesse. Va porter la bonne nouvelle Hermès, on passe bientôt à table !
1 La France est encore plus représentée dans les produits de beauté : Estée Lauder et Clarins font office de Marionnaud / Sephora local, tandis que l’Occitane joue sur ses origines pour se taper l’incruste.